Européennes, 2018 et
de « Le développement de l’Afrique à la lumière de Nyerere : un droit
d’inventaire pour quelles perspectives ? »
Thinking Africa, NDR n° 32, juin 2018.
celestin_simon@yahoo.fr
SUJET : QU’EST-CE QUE L’AFROPRAGMATISME ?
RÉSUMÉ
Le développement commence par la pensée et se termine par l’action. Or,
l’Afrique, disposant suffisamment de la pensée, tarde à passer à l’action. D’où
le sous-développement. L’afropragmatisme que construit cette réflexion est une
doctrine de transformation qui manque à l’Afrique. Il se fonde sur les
philosophies de la liberté pour se positionner comme instigateur de la
concrétisation.
« Qu’est-ce que l’afropragmatisme ? »,
pose inéluctablement le problème de sa nature. En quoi consiste-t-il ? Autrement
dit, sur quoi se fonde-t-il ? De qui tient-il son inspiration ? Quels sont ses
objectifs ? Quelle est sa démarche ? Quelle est sa nécessité ? Telles sont les
questions qui méritent d’être posées.
IDÉES MAJEURES
Ce ne sont pas les idées qui manquent à l’Afrique pour son développement ; c’est
le pragmatisme ; un pragmatisme autocentré et existentialiste, c’est-à-dire
l’afropragmatisme. Celui-ci est une science de transformation africaine. Il ne
combat pas les idéologies de libération nées pendant la domination occidentale.
Il les rectifie et incite à leur concrétisation, à travers une méthodologie
activiste. L’afropragmatisme veut transformer qualitativement et
quantitativement l’Afrique.
RECOMMANDATIONS
Ce travail est destiné à inciter chez les politiques l’obsession du
développement. Il leur recommande donc d’expérimenter l’afropragmatisme en
concevant des projets de société qui n’aliènent pas et à les réaliser.
L’afropragmatisme passe par les canons de l’éducation. Recommandation est ainsi
faite aux éducateurs de le promouvoir à travers les programmes scolaires, les
medias, dans les familles, les lieux de cultes, etc. ; de travailler pour
l’éducation à l’afropragmatisme.
L’afropragmatisme passe aussi par le citoyen ordinaire. Il lui est recommandé de
l’expérimenter, seul ou en groupe, en entreprenant des actions qui matérialisent
des réflexions produites en aval.
INTRODUCTION
Dans L’idéologie allemande, Karl Marx
écrit : « Les philosophes n’ont fait
qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe, c’est de le
transformer »
[[1]].
Une critique philosophique de cette nature peut être adressée à l’Afrique. L’on
pourrait ainsi dire : « Les Africains
n’ont pratiquement fait qu’interpréter l’Afrique de différentes manières, ce qui
importe, c’est de la transformer ». Au fait, le panafricanisme, la
négritude, la renaissance, etc. n’ont été jusqu’ici que des philosophies de la
revendication, de la liberté et de la spéculation ; des philosophies
d’interprétation sans encrage réellement suffisant dans le matérialisme. Les
plans de développement récents, ayant néanmoins engendrés quelques avancées,
sont insuffisants. Les prévisions quant à elles (Le Cameroun : vision 2035[[2]],
Union Africaine : Agenda 2063[[3]],
etc.), sont des conjectures entachées de propagande et d’irréalisme. Il est
temps de passer à la transformation véritable ; d’où l’afropragmatisme. Ce
concept peut être disséqué pour que l’on obtienne deux mots : « Afro »,
diminutif de l’« Afrique » et «
pragmatisme ». Jean-Jacques Potiron
et Gérard Chenuet définissent l’Afrique comme le « continent
le plus pauvre de la planète, » [
[4]]
où « l’espérance de vie est plus
faible du fait de la pauvreté, des maladies et des sècheresses » [[5]].
L’Afrique est enfin le continent dont l’histoire fut
marquée par la traite négrière, l’esclavage et la colonisation.
Le pragmatisme quant à lui est, dans le sens de cette réflexion, la
« conception selon laquelle
l’intelligence a principalement pour fonction de permettre la réussite de notre
action sur les choses » [[6]].
Assemblé, l’Afropragmatisme s’entend comme une conception selon laquelle
l’Afrique, minée par le sous-développement, trainant un souvenir d’inhumanité,
doit pouvoir joindre à la pensée théorique l’action pratique. Il s’agit d’une
philosophie de transformation urgente de l’Afrique à partir d’elle-même. Y
réfléchir, c’est statuer sur le problème de sa
nature. C’est pourquoi il convient de se demander : en quoi consiste
l’afropragmatisme ? Quelle est sa nécessité ? Pour donner sens à de telles
interrogations, il nous semble opportun de procéder d’abord à une étude
gnoséologique de ladite philosophie, ensuite,
présenter ses précurseurs et enfin dévoiler sa consistance.
LE FONDEMENT DE L’AFROPRAGMATISME
Les philosophies ne sortent pas de la terre comme des champignons [[7]].
Elles se construisent soit en rupture, soit en continuité avec des systèmes de
pensée antérieurs. L’afropragmatisme ne déroge pas à la règle. Il se positionne
à l’aboutissement des philosophies de libération qui méritent d’être évoquées.
Il s’agit entre autres du panafricanisme, de la négritude, du nationalisme, du
socialisme africain, de l’ethnophilosophie et de la renaissance africaine.
Le panafricanisme et la négritude
Le panafricanisme et la négritude ont une origine extra africaine et une
finalité afro-émancipatrice. Si le premier naquît à Londres en 1900[[8]](à
l’initiative de « la diaspora noire des
Etats-Unis d’Amérique et des Antilles »
[[9]]
avant de s’implanter sur la terre africaine), le second vit le jour à Paris en
1939[[10]](à
l’initiative d’Aimé Césaire, de Léopold Sédar Senghor et de Léon Gontran Damas
[[11]]).
Leurs objectifs communs étaient non seulement de réhabiliter le Noir dans
l’humanité, mais aussi de combattre la colonisation. Ainsi, pour Du Bois,
ancêtre du panafricanisme, « la recherche
sociologique est étroitement liée à l’action politique contre la domination
raciale, que ce soit aux Etats-Unis ou dans les colonies africaines »
[[12]]
C’est aussi à juste titre que
Thomas Melone,
spécialiste de la Négritude écrit : « La
négritude se définit ainsi […], message d’une race. Et puisque ce message
s’accompagne d’une revendication politique, la négritude devient cri de
libération d’une race dominée par d’autres races »
[[13]].
Ces deux mouvements sont à l’origine du nationalisme philosophique.
Le nationalisme philosophique
Le nationalisme philosophique est l’ensemble des insurrections théoriques
critiques et réflexives qui a permis à l’Afrique, en particulier, de
s’affranchir de la domination occidentale et d’esquisser sa démarche du
développement. Il dégénère en nationalisme militant et entraine la
décolonisation. Dans son registre, on peut ranger la pensée révolutionnaire de
Frantz Fanon dans
Sociologie d’une révolution
et
Les
damnés de la terre
où il préconise la violence comme moyen de libération nationale[[14]];
de Jomo Kenyatta dans Au pied du mont
Kenya où il montre « le bien fondé
[sic] de la plupart des coutumes et des institutions que la colonisation était
en train de détruire »[[15]] ;
d’Amical Cabral dans Unité et lutte,
l’arme de la théorie où il fournit les clés de la dynamique de la lutte
anticoloniale, à savoir « la
participation croissante de la population à la gestion de leur vie,
l’alphabétisation, la création d’écoles et de services sanitaires, la formation
de cadres issues des milieux paysans et ouvriers »[[16]],
etc.
Le socialisme africain mérite aussi d’être catalogué comme philosophie du
nationalisme, compte tenue de la place première qu’il accorde aux valeurs
africaines [[17]].
Bien plus, il se veut anticolonialiste
[[18]].
La renaissance et l’ethnophilosophie en sont des corolaires.
La renaissance africaine et l’ethnophilosophie
Idéologie d’un autre type à cause de son nom, inauguré par Cheick Anta Diop dans
un article intitulé « Quand pourra-t-on
parler d’une renaissance africaine ? »,
(paru
dans la Revue Le Musée vivant, en son
numéro spécial 36-37 de novembre 1948
[[19]]),
le mouvement de la Renaissance africaine a fait beaucoup d’adeptes. Mouammar
Kadhafi, Joseph Ki-Zerbo et Thabo Mbeki en étaient quelques frénétiques.
Pour Diop par exemple,
la condition préalable d’une vraie renaissance africaine passe par le
développement des langues africaines
[[20]].
Par ailleurs, la musique nouvelle doit « exprimer
le chant de la forêt, la puissance des ténèbres et celle de la nature, la
noblesse de la souffrance, avec toute la dignité humaine. » [[21]].
En plus, « l’élite africaine a le devoir
impérieux, inéluctable, de doter farouchement tout le continent, […] des
politiques, d’une technique industrielle, seules garanties de la sécurité de
vivre dans un monde atomique »
[[22]].
Pour l’ex-Président sud-africain,
la renaissance est cette idéologie qui vise à construire un « nouveau
monde africain »
[[23]] ;
un monde de « démocratie, de paix et
stabilité, de développement durable et de vie meilleure pour le peuple,
d’absence de racisme et de sexisme » [[24]].
Qu’en est-il de l’ethnophilosophie ?
Quand on parle de l’ethnophilosophie, on pense inéluctablement à Marcien Towa.
Dans son Essai sur la problématique
philosophique dans l’Afrique actuelle, l’auteur, critiquant les défenseurs
d’une « philosophie bantoue, d’une
philosophie originale et « authentiquement africaine », différente de toute
philosophie européenne » [[25]],
écrit que « leur façon de procéder n’est
ni purement philosophique, ni purement ethnologique mais ethno-philosophique. »
[[26]].
En effet, l’ethnophilosophie prétend réintroduire le Noir dans l’univers
philosophique, lui dont la mentalité est qualifiée de prélogique et par
conséquent imperméable à la rationalité philosophique
[[27]].
Elle proclame ainsi l’existence d’une philosophie africaine qui n’a rien à
envier à celle occidentale. Ses principaux apôtres sont le Révérend père Placide
Tempels dont le chef d’œuvre est La
philosophie bantoue, publié en 1945 [[28]]
; Alexis Kagamé, auteur de
La philosophie bantoue-rwandaise de
l’être ; Alassane N’daw auteur de l’article « Peut-on parler d’une pensée
africaine ? » ; Basile Juléat Fouda auteur de la thèse de doctorat intitulé «
La philosophie négro-africaine de l’existence » soutenue en 1967 à Lille
[[29]].
L’ethnophilosophie est donc une philosophie de libération dans la mesure où elle
prétend rehausser l’image du Négro-africain dans le but de le délivrer de la
domination idéologique et de la bassesse anthropologique.
Globalement, force est de constater que toutes ces philosophies se préoccupent
plus de l’aspect revendication que de la transformation concrète des sociétés
africaines. Il s’agit toujours d’une antithèse de la thèse occidentale au sujet
de l’Afrique. Il est moins question d’acter que d’infirmer. Parlant
spécifiquement de l’ethnophilosophie, comme « aspect
(tardif) du mouvement de la négritude »
[[30]],
Towa écrit : « L’ethno-philosophie
s’inscrit avec la négritude, dans une perspective revendicative : « la
revendication d’une dignité anthropologique propre » […]. Il s’agit de déterrer
une philosophie africaine propre pour la brandir devant les négateurs de notre
« dignité anthropologique » comme un irrécusable certificat d’humanité. »
[[31]].
Une telle philosophie se justifie légitimement, pourrait-on dire, par son
contexte de formulation. Toutefois, de nos jours, le plus important est moins la
revendication que la transformation. C’est la raison d’être de
l’afropragmatisme. Celui-ci se fonde donc sur les travaux de complainte,
d’humanisation et de légitimation, bref de libération, effectués par les
philosophies africaines antérieures. Rappelons que celles-ci ont, dans leurs
démarches, théorisé les voies et moyens pour le développement endogène de
l’Afrique. On peut citer à dessin les Etats-Unis d’Afrique, le retour aux
sources, etc. L’Afropragmatisme veut les concrétiser, les réaliser. Dans cette
perspective, il est une science de transformation africaine, substituant la
revendication devenue obsolète à la transformation. Il peut parfois repenser,
réviser, reformuler la base théorique existante, mais toujours est-il qu’il
s’inscrit en prolongement de celle-ci, avec des objectifs plutôt pragmatiques,
comme ce fut le cas avec le nationalisme au XXe siècle.
LES PRÉCURSEURS DE L’AFROPRAGMATISME
L’afropragmatisme est peut-être une néosémie, mais l’idée qui le sous-tend est
ancienne. Il tire donc ses sources, pour l’essentiel, chez les leaders
panafricanistes et les militants du nationalisme.
Henry Sylvester Williams, Du Bois…
La volonté afropragmatiste était déjà présente dans la philosophie
panafricaniste. La création par
Henry Sylvester Williams
en 1897 de l’African Association qui
deviendra plus tard Pan-African
Association dont le but était de combattre le paternalisme, le racisme et
l’impérialisme
[[32]]
était un acte qui s’apparente à l’afropragmatisme ;
il s’agissait d’une construction matérielle qui empirise une réflexion
philosophique relative à l’Afrique.
La création par
Du Bois, en 1908, de la « National
Association for the Advancement of Coloured People, luttant contre le
particularisme des Noirs américains, par la référence élargie au panafricanisme
»
[[33]]
était aussi un balbutiement de l’afropragmatisme.
Les actions des leaders nationalistes en étaient de même.
Kwamé Nkrumah,
Julius Nyerere…
Si l’afropragmatisme joint à la réflexion l’action, alors, le nationalisme
philosophique qui se transforma en nationalisme militant s’y apparente. A
travers des syndicats et des partis politiques, les leaders de ces derniers
luttèrent âprement pour la libération de l’Afrique du joug colonial. Ainsi, la
guerre d’Algérie fut par exemple
« la plus hallucinante qu’un peuple ait
menée pour briser l’oppression coloniale. »[
[34]].
Les actions entreprises par Nkwamé Nkrumah et Julius Nyerere sont aussi à forte
coloration afropragmatique.
Nkrumah est l’organisateur du congrès panafricain de 1953, qui eut lieu à Kumasi
au Ghana et de celui de 1958 qui se tint à Accra, toujours au Ghana, rassemblant
pour la première fois les chefs d’Etats d’Afrique indépendante
[[35]].
Partant du principe de « l’union fait la
force », son objectif était la formation d’une identité supra nationale ou
plus exactement, les Etats-Unis d’Afrique qui permettrait alors au continent de
devenir l’une des plus grandes forces du monde [[36]].
Même si cet objectif n’a pas été atteint, Nkrumah a quand même joint à la
théorie la pratique.
Julius Nyerere
Julius Nyerere est sans doute le précurseur par excellence de l’afropragmatisme.
Il a su joindre à la réflexion la matérialisation. Après avoir conçu une
philosophie du développement typiquement africaine baptisée
Ujama’a[[37]],
il passa à l’action pragmatique en constituant les villages
Ujama’a, c’est-à-dire
des
regroupements, […] de 300 familles en moyen par village. Leur mode de vie doit
être fondé sur le principe de fraternité et de solidarité. Leur mission est
d’améliorer leur condition de vie, de développer leur terroir et partant, leur
pays. Le moyen utilisé était l’agriculture, qui consistait précisément, à
cultiver des champs communautaires, pour le bien-être de tous et de chacun
[[38]].
C’est cela l’afropragmatisme.
Au total, quelques activistes de de la théorie anti-esclavagiste et
anticolonialiste ont exprimé l’afropragmatisme, globalement à faible fréquence.
Il est donc indispensable que l’on le reconstruise ou le refabrique pour plus
d’efficacité.
OBJECTIFS ET MÉTHODES DE L’AFROPRAGMATISME
Comme toute philosophie, l’afropragmatisme se fixe un certain nombre d’objectifs
et se forge une méthodologie appropriée, suffisant pour expliquer sa nécessité
urgente.
Des objectifs théorico-idéologiques, économiques, culturels et sociaux
Sur le plan théorico-idéologique, il est question de transformer l’essence et
l’accident de l’Afrique en force de développement. Par essence, il convient
d’entendre dans le sens de ce travail «
ce qui est considéré comme formant le fond de l’Être, par opposition aux
modifications qui ne l’atteignent que superficiellement ou temporairement »
[[39]].
L’accident quant à lui est ce qui
« arrive d’une manière contingente ou fortuite […], ce qui arrive ainsi de
fâcheux » [
[40]].
Dans cette perspective, l’essence de l’Afrique c’est son originalité et son
authenticité. L’accident renvoie à ce qui lui est arrivé de « fâcheux ».
Il s’agit de toutes les formes d’inhumanité dont elle a fait l’objet, notamment
la traite négrière, l’esclavage et la colonisation.
Contrairement à la vision cosmétique du monde africain que préconise la
renaissance africaine par exemple, l’afropragmatisme reconnaît que l’essence de
l’Afrique est double : humaniste et belliqueuse. C’est ce qu’Emmanuel Wonyu
appelle « afro-réalisme »
[[41]].
L’Afrique ne fut pas pour autant un paradis comme le prétendent quelques
philosophes de l’identité au premier rang desquels Cheick Anta Diop. Bien
qu’ayant une axiologie propre qui n’a rien à envier à celle de quiconque, elle
ne méconnait guère la barbarie, l’esclavage, le capitalisme, etc. Par exemple,
l’Egypte pharaonique fut certes une civilisation remarquable. Mais elle connut
de « période d’anarchie, de chaos social
et de guerre civile » [
[42]].
Par ailleurs, la traite intra-africaine fut une réalité, le capitalisme aussi
[[43]].
Il s’agit donc pour l’afropragmatisme de recréer, à partir de cette essence
double, une existence nouvelle en effectuant un sceau méthodique dans le passé
lointain (traditions) et proche (philosophie de la libération) pour n’y prendre
que ce qui est potentiellement utile. Puis, le mettre en œuvre nécessairement.
S’agissant de l’accident, au lieu de s’en plaindre constamment, il convient
maintenant d’étudier minutieusement ses différentes formes, d’en déceler les
éléments pouvant servir pour le développement de l’Afrique, de s’en inspirer. La
traite négrière, l’esclavage et la colonisation par exemple, au-delà de
l’inhumanisme qu’ils étaient, avaient pour but ultime le développement de
l’Occident et des Occidentaux. Les Africains en étaient simplement des
instruments. De ce point de vue, le développement était pour les Occidentaux une
obsession. C’est parce qu’il en était à outrance qu’ils durent utiliser les
moyens inappropriés.
Ainsi, le pêché occidental ne se situe pas au niveau de la finalité
(développement) mais au niveau de la méthode employé (traite négrière,
esclavage, colonisation). L’afropragmatisme doit donc s’inspirer de la passion,
de l’obsession, de la détermination qui ont conduit les Occidentaux
impérialistes outre-mer, tout en trouvant des moyens autre que l’inhumanité ;
des moyens éthiques, le travail socialiste et l’afropragmatisme éthique par
exemple.
Tout compte fait, l’afropragmatisme jette un deuxième regard sur la domination,
non plus pour s’en plaindre mais pour en tirer des leçons. Loin de lui la
volonté de la blanchir. Il veut juste surmonter le ressentiment dépassé et
désavantageux pour s’investir à transformer avantageusement le négatif en
positif.
Sur le plan politique, l’afropragmatisme doit amener les politiques africains à
élaborer des projets de société réalistes, et surtout, à veiller à leur
réalisation effective.
Sur le plan économique, l’afropragmatisme doit pouvoir conduire l’Afrique à
l’autonomie monétaire, car, peut-on se développer avec la monnaie des autres ?
Certainement pas ; en tout cas pas idéologiquement.
Sur le plan culturel, il doit pouvoir inciter au développement et à
l’opérationnalisation des langues africaines, c’est-à-dire en choisir les plus
méritantes, les déployer et les démocratiser, telle que voulut par les
afro-renaissants ; comme le fait la Chine avec la langue chinoise par exemple.
Celle-ci est enseignée au Cameroun plus que les langues camerounaises
elles-mêmes.
La création des académies nationales et internationales des langues africaines,
en plus de celle qui vit le jour sous la houlette de l’Union Africaine en 2001[[44]],
l’officialisation progressive et intelligente de celles-ci, la substitution des
langues occidentales par elles seraient d’un enjeu afropragmatiste.
Sur le plan social, l’afropragmatisme doit amener le peuple à entreprendre des
actions petites ou grandes dans le but de développer qualitativement ou
quantitativement les sociétés africaines. Mais comment y parvenir ?
La critique introvertie, le militantisme, le constructivisme et l’éducation
comme méthodes l’afropragmatisme
La critique introvertie, loin d’être sceptique, est objective. Son but est de
comprendre pourquoi, comment et pour quelle finalité l’Afrique a t’-elle été
dominée et vaincue ? A quoi cette domination a-t-elle servi ? Peut-on atteindre
les mêmes buts par des moyens plutôt éthiques ? En effet, comme le laisse
entendre Marcien Towa dans Identité et
transcendance, c’est la faiblesse (idéologique) de l’Afrique qui lui a valu
la domination
[[45]].
Il s’agit donc, par la critique introvertie, de se remettre en question pour
retrouver les germes de celle-ci pouvant permettre d’éviter d’être assujetti une
nouvelle fois. Il est aussi question de mieux construire l’avenir en
transformant efficacement le présent, à partir des erreurs du passé. Bref,
le développement endogène passe par une
critique endogène.
La méthode militantiste quant à elle a fait ses preuves lors des luttes pour les
indépendances. L’afropragmatisme la récupère pour en faire sienne. Ainsi, de la
même façon que les nationalistes ont combattu la colonisation, de la même façon
les afropragmatistes doivent combattre les facteurs externes et internes du
sous-développement. Aussi, l’acharnement, la détermination, l’opiniâtreté, la
frénésie, l’obsession doivent-ils les caractériser.
La méthode constructiviste ensuite, a trait à la pratique, le constructivisme
étant « la tentative de construire un
ordre social nouveau »
[[46]]
alliant l’Etre à l’avoir. La méthode constructiviste est donc destinée à
permettre aux afropragmatistes d’entreprendre des actions constructives, tant au
plan individuel que collectif.
En vérité, comme le dit ce proverbe africain, « beaucoup
de petits individus dans beaucoup d’endroits qui entreprennent des nombreuses
petites actions peuvent transformer le monde. »[[47]].
L’éducation est une autre méthode de l’afropragmatisme. Il doit commencer par
elle. Il s’agit d’expérimenter l’afropragmatisme dans le secteur de l’éducation
en reformant, taillant les programmes scolaires à la mesure des valeurs du
développement africain, aux fins de socialiser les apprenants à la nécessité et
à l’urgence du développement, de les inculquer l’état d’esprit du pragmatisme
africain.
La nécessité et l’urgence de l’afropragmatisme
L’Afrique est sous-développée. Elle est assujettie par la dette extérieure
depuis plus d’un demi-siècle
[[48]].
Elle est en partie monétairement aliénée [[49]].
Elle est « confinée dans un recoin de la
natte des autres » [[50]].
La corruption est son identité remarquable. Or, « Quand
la corruption domine la gouvernance d’un Etat, on est dans une sorte de
pandémonium où prospère l’utilitarisme […]. On a […] l’impression que la cité
est devenue la capitale des enfers, prise en otage par des larrons cyniques et
violents » [52][51].
La pauvreté matérielle y a longtemps élu domicile
[[52]].
La situation est endémique
[[53]].
Pourtant, le diagnostic de cette crise est déjà posé par les doctrinaires de
l’identité et autres penseurs du développement en Afrique. Les pathologies sont
déjà connues, la thérapie à administrer aussi ; le travail ardu et socialiste
par exemple. Mais il n’en demeure pas moins que l’Afrique soit toujours
sous-développée. Pourquoi ? Il lui manque certainement quelque chose :
l’afropragmatisme. D’où sa nécessité et son urgence.
CONCLUSION
Parvenu au terme de cette entreprise qui avait pour but de construire ou de
reconstruire une philosophie dénommée afropragmatisme, il convient de retenir,
après analyse, les fondements, les objectifs, la méthodologie et la raison
d’être de celle-ci. Ainsi, il plante ses racines dans les philosophies de
l’identité et de la libération telles qu’articulées par les leaders du
panafricanisme, les chantres de la négritude, les militants du nationalisme, les
penseurs de l’ethnophilosophie et les renaissants africains. Il les dépoussière,
les viabilise et les opérationnalise. Ses objectifs sont théorico-idéologiques,
politiques, économiques, culturels et sociaux et insiste sur la transformation.
Comme méthode, il opte pour la critique introvertie, la méthode militantiste, la
méthode constructiviste et l’éducation. Sa raison d’être est la situation du
sous-développement endémique de l’Afrique. Elle s’adresse donc aux politiques
décideurs du développement ; aux éducateurs des secteurs formels, informels et
non formels, acteurs de la socialisation et aux citoyens ordinaires,
entrepreneurs du développement, pour leur demander de penser et d’exécuter.
[[1]]Karl
Marx et Engels, Idéologie
allemande, Paris, Editions Sociales, Trad. H. Auger, 1989, p. 54.
[[2]]République
du Cameroun, Ministère de l’économie, de la planification et de
l’aménagement du territoire,
Cameroun vision 2035, Document de travail,
2009, p. V.
[[3]]Commission
de l’Union Africaine, Agenda 2063,
L’Afrique que nous voulons,
Document-cadre, [en ligne], URL :
http://www.un.org/fr/africa/osaa/pdf/au/agenda2063-frameworkf.pdf,
[consulté le 25.08.2018.].
[[4]]Jean-Jacques
Potiron et Gérard Chenuet,
Dictionnaire encyclopédique visuel, Paris, Larousse/Bordas, 1989, p.
10.
[[8]]Serge
Cordellier, Le dictionnaire
historique et géopolitique du 20e siècle, Paris, La
Découverte, 2000, p. 518.
[[9]]Ferdinand
Chindji Kouleu, Négritude,
Philosophie et Mondialisation, Yaoundé, CLE, 2001, p. 155.
[[11]]Lilyan
Kesteloot, Anthologie
négro-africaine, Panorama critique des prosateurs, poètes et dramaturges
noirs du XXe siècle, Verviers, Editions Gérard et c°, 1967, pp.
75-123.
[[12]]Delphine
Abadie, « Lines
of descent d’Anthony K. Appiah, un regard oblique sur le
panafricanisme », Thinking Africa,
NDL n° 6, Novembre 2016, p. 2, [en ligne], disponible à l’adresse :
http://www.thinkingafrica.org/V2/lines-of-descent-danthony-k-appiah/,
[consulté le11.06.2018.].
[[13]]Thomas
Melone, De la négritude dans la
littérature négro-africaine, Paris, Présence Africaine, 1962, p. 19.
[[14]]Frantz
Fanon, Sociologie d’une révolution (L’an V de la révolution
algérienne), Paris, Maspero, 1972, p. 8, [en ligne], disponible à
l’adresse :
http://classiques.uqac.ca/,
[consulté le 20.05.2018].
[[17]
]Louis-Vincent
Thomas, Le socialisme et
l’Afrique tome 1 : Essai sur le socialisme africain, Paris, Le livre
africain, 1966, p. 17.
[[19]]Boubacar
Diop, « La Renaissance
africaine selon Cheikh Anta Diop, Nasser et Nkrumah, jusqu’à Mbeki», Pambazuka
News, [en ligne], disponible à l’adresse :
http://www.africavenir.org/nc/news-details/article/la-renaissance-africaine-selon-cheikh-anta-diop-nasser-et-nkrumah-jusqua-mbeki.html,
[consulté le 23.05.2018.].
[[23]]Thabo
Mbeki cité par
Ivan Crouzel, in « La « renaissance africaine » : un discours
sud-africain ? »,
Politique africaine,
n° 77, mars 2000, [en ligne], disponible à l’adresse :
http://politique-africaine.com/numeros/pdf/077171.pdf ,
[consulté le 02.06.2018.].
[[25]
]Marcien
Towa, Essai sur la problématique
philosophique dans l’Afrique actuelle, Yaoundé, CLE, 1971, p. 24.
[[32]]Lazare
Ki-Zerbo, Le mouvement
panafricaniste au XXe siècle, Paris, Organisation
Internationale de la Francophonie, 2013, pp. 19-20, [en ligne],
disponible à l’adresse :
http://www.francophonie.org/IMG/pdf/oif-le-mouvement-panafricaniste-au-xxe-s.pdf,
[consulté le 24.05.2017.].
[[33]]Catherine
Coquery-Vidrovitch et Henri Moniot,
L’Afrique Noire, de 1800 à nos
jours, Paris, PUF, 1974, p. 408.
[[37]]Célestin
Delanga, « Le développement de l’Afrique à la lumière de Nyerere : un
droit d’inventaire pour quelle perspective »,
Thinking Africa, NDR n° 32,
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http://www.thinkingafrica.org/V2/le-developpement-de-lafrique-a-la-lumiere-de-nyerere/,
[consulté le 03.06.2018.].
[[38]]Id.,
Politique et développement en Afrique, Leçons axiologiques de Nyerere,
Beau Bassin, Editions Universitaires Européennes, 2018, p. 50.
[[39]
]André
Lalande, Vocabulaire technique et
critique de la philosophie, Paris, PUF, 1926, p. 301.
[[41]]Emmenuel
Wonyu, L’Afro-pessimisme, un
alibi français ? Essai bibliographique sur l’Afrique et son
développement depuis la fin des années 1950, Yaoundé, Iroko, 2018,
p. 95.
[[42]]A.
Abu Bakr, « L’Egypte pharaonique »,
Histoire Générale de l’Afrique
II. Afrique ancienne, Paris, Jeune Afrique/ Stock/Unesco, 1980, p.
88.
[[43]
]Antoine
Vitkine, « Esclavage : la
traite intra-africaine »,
Francetvéducation, documentaire, [en ligne], publié le
27.05.2014, mis à jour le 10-05-2016, disponible à l’adresse :
file://Esclavage%20%20%20la%20traite%20intra-africaine%20-%20Francetv%20%C3%89ducation.htm,
[consulté le 14.05.2017.].
[[44]]Académie
africaine des langues, Rapport
d'activités de l'Académie africaine des langues depuis son installation
le 08 septembre 2001, Koulouba, Avril 2004, [en ligne], URL :
http://archive.au.int/collect/auacalan/import/French/Rapport_Activites_ACALAN_F.pdf,
[consulté le 25.08.2018.].
[[46]]Jean-François
Dortier (dir.), Dictionnaire des
Sciences sociales, Paris, Sciences Humaines Editions, 2013, p. 407.
[[47]]Proverbe
africain cité par Pierre Pradervand,
Une Afrique en marche. La
révolution silencieuse des paysans africains, Paris, Plon, 1989, p.
111.
[[48]]Claudes
Freud, Quelle coopération ? Un
bilan de l’aide au développement, Paris, Karthala, 1988.
[[49]]Jean-Baptiste
N. Wago, Zone franc : outil de
développement ou de domination ?
Le cas des Etats africains, Paris, L’Harmattan, 1995.