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BAC PHILO 2012 : « Toute croyance est-elle contraire à la raison ? » (1)

Ian Mansour de Grange  


    Chaque année, les copies du bac de philo offrent de singuliers moments de lecture, pour les correcteurs. Un mien ami, professeur émérite à Paris, s’est beaucoup réjoui, cette année, en parcourant les lignes qui suivent… « Enfin ! », a-t-il commenté, « Quelqu’un pour qui l’humour est le sel de la philosophie ! Socrate n’est donc pas tout-à-fait mort… » Et le texte nous a paru, à nous musulmans, faire preuve d’un assez bon sens, en ces temps d’islamophobie ignare, pour être proposé à la sagacité de nos lecteurs… L’amour de la sagesse (philosophie), soluble dans l’humour, ne serait donc pas forcément contraire à l’amour de Dieu (philothéie) ? Jugez-en par vous-mêmes…
    Un ami instituteur me narrait, dernièrement, une étrange anecdote. A la question, on ne peut plus fondamentale, « un et un égalent ? », un de ses élèves, réputé simple d’esprit, lui répondit : « Trois ». L’enfant semblait pleinement convaincu de son opinion. A quelle vision adhérait-il ? Par quel processus était-il arrivé à cette étrange formulation ? Une pulsion émotive ? Un raisonnement hors norme ? Il me sembla qu’on touchait, ici, aux frontières, plus fluctuantes qu’on ne l’affirme généralement, entre la croyance et la raison. Des concepts toujours et irréductiblement antinomiques ? Je me proposai donc de fouiller un peu la question.
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    «     Allo ? Jacky Chan ? Que fais-tu à cette heure chaude ? – Hé ! Mais c’est la nuit ! – Comment cela ? Le soleil est juste devant moi, au pas même de ma porte ! » Si je tiens à entretenir une relation avec mon lointain ami chinois, je dois admettre que nous avons égale raison de croire en la réalité de nos points de vue, manifestement contradictoires. Nous bâtissons, l’un et l’autre, nos convictions sur nos sensations. Enfant, j’ai longtemps cru que les feuilles, en dansant sur leur branche, faisaient naître le vent. Ainsi me suis-je construit toute une féerie poétique, un langage merveilleux où la profusion des coïncidences offrait, à ma raison, le concours de la générosité. J’étais, sans le savoir, Roi du Monde et, dépourvu de tout orgueil, j’inventais, imaginais, découvrais, reliais. J’ai admis, depuis, le point de vue selon lequel le mouvement des feuilles était l’effet et non la cause. Cela m’a ouvert des perspectives. Mais j’ai gardé, secret en moi, le trésor du contraire, clé de paix inouïes.
        Mon ami Jacky est un as du kung-fu. Il a, de surcroît, beaucoup d’humour. Il me répond : « Oui, c’est vrai. Il est midi. Je dois régler mon ciel. » Et de m’expliquer : « Dans notre ancien temps, notre empereur avait pour tâche de régler, chaque année, le calendrier, en ajustant les cycles lunaire et solaire. Pour cela, il disposait, entre l’été et l’automne, d’une cinquième saison, très brève, de quelques jours. Dans ce court laps de temps, il s’enfermait dans la chambre, centrale et sans fenêtre, de la Maison du Temps, et entrait en la plus profonde méditation, reliant l'apparemment inconciliable. Aucune sensation, ni croyance, ni raison ; sans même plus de nom, au centre immobile de tout mouvement. Ainsi l’ordre pouvait-il renaître. »
        Ça secoue nos esprits cartésiens, ce genre de chinoiseries. Mais tout de même : il s’agit d’une civilisation qui a plus du triple d’âge de la nôtre. Cela mérite un minimum de considérations. Chez nous, ce n’est qu’en 1931 que Karl Gödel mettait en évidence l’incomplétude des mathématiques, longtemps sommet de notre raison occidentale, je ne sais combien de siècles après les aphorismes de Lao-Tseu. Sciences des sciences, en ce qu’elles paraissaient, jusque-là, exemptes des incertitudes inhérentes à l’observation des phénomènes – ne travaillaient-elles pas dans l’ordre du noumène, de la pure abstraction ? – les mathématiques, d’une manière plus générale, la logique, devaient reconnaître leur propre finitude : une proposition démontrable n’est pas, nécessairement, vraie et une proposition vraie n’est pas, toujours, démontrable. Avec un corollaire, redoutable, pour les thuriféraires de la pensée hégélienne : une proposition non démontrable n’est pas forcément fausse.
Du coup, le petit garçon qui voyait danser les feuilles des arbres sourit, en moi. Avec lui, je reconnais qu’il m’a fallu, sur mes sensations directes, apposer une grille d’interprétation que mes observations ultérieures confirmaient ou infirmaient, la modifiant plus ou moins sensiblement. C’est d’ailleurs facile, quand on est jeune, on aime tant le mouvement ! Mais il se montait, dans le même temps, un autre code, beaucoup moins personnel, qui avait cet indéniable avantage de me situer dans mon environnement social. En l’acceptant, j’avais une chance d’être reconnu. « Un et un égalent ? – Deux. – Bravo, mon bébé ! Viens que je te bise. Tu deviens grand. Je t’aime. Tu es très intelligent ! » A la bonne heure ! On découvre, ainsi, un nouveau merveilleux. Même plusieurs, d’ailleurs. Car Mamie, une grenouille de chez bénitier, me papouille au moins autant que Tonton Lucien, laïcard militant, socialiste déçu, en pente glissante dans la marinade cocardière mais toujours au nom de la plus rigoureuse raison, affirme-t-il. On s’adapte, donc, croisant, comme on peut, les grilles. Pas très souples, celles-ci…
        Évidemment, ça a une autre gueule d’affirmer, avec 3,1416 trilliards de kilomètres de « preuves scientifiques » – ding, ding, ding, prosternez-vous, les raisonneurs ! – que l’homme descend du singe, le singe de la grenouille, et la grenouille, comme il se doit, du bénitier où bouillonne la primordiale soupe populaire, tout droit jaillie d’un Big-Bang jouissif à souhait mais toujours confronté au mystère de sa propre origine, plutôt que de se contenter d’un sirupeux « Dieu dit : « Que la lumière soit » et la lumière fut », suivi de six jours de création aussi prompte qu’orgiaque (ding, ding, ding, à vous autres, les croyants !). Dans cet embrouillamini de « stratagèmes exploratoires » – comme dit le biologiste sir Peter Medawar – on en vient à conclure que tout est relatif, que chacun voit midi à sa porte et que, bon, s’il convient d’accepter, dans l’espace public, un minimum de normes, au moins cohérentes entre elles, à défaut de l’être fondamentalement, on peut toujours s’inventer les croyances qu’on veut, dans la sphère privée. Cric, crac : chaque dieu chez soi… et la consommation pour tous !
Bingo ! Les marchands du Temple se frottent les mains. Car, même si ce n’est pas évident, peut-être parce que cela crève les yeux, ces fameuses normes de l’espace public, ce sont eux qui les concoctent, via tout un tas de doctes manuels de raisons, raisonnantes et trébuchantes, qui ont permis d’organiser, peu à peu, disons depuis la révolution anglaise de 1689, le marché (ding, ding, ding, allez, hop ! Tout le monde en chœur, maintenant, sans discussion !). Et l’on s’y prête avec d’autant plus de frénésie que, condamnés à nos solitudes privées, surtout privées de Tout, nous poursuivons, au dehors, nos frustrations, alléchées par mille étals croulants de « biens ». Comme le mot est significatif de nos maux !
        « La richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense accumulation de marchandises », prophétisait Karl Marx, au milieu de l’infernal XIXème siècle. Mais on ne comprend bien le sens de la fracture « public-privé », « raison-croyance », qu’en complétant la proposition de Marx par celle de Guy Debord, énoncée un siècle plus tard : « Toute la vie des sociétés dans lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation ».
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        « Jacky ! Tu es là ? » C’est loin, la Chine, et faire tout ce voyage pour aboutir, au milieu de la maison de mon ami, à la porte, désespérément close, d’une chambre sans fenêtre, c’est râlant. Impossible de savoir si Jacky est ou non dedans. Pourtant, c’est bien de lui dont j’ai besoin, maintenant, surtout pour ses connaissances, expertes, en matière de spectacle et de spectaculaire. Un instant, j’envisage retourner à Paris et rendre, telle quelle, ma copie. Ce serait, me dis-je, pas vraiment convaincu, de bonne situation. Mais, bon, ce n’est pas tous les jours qu’on passe son bac, aussi me décidé-je à un petit effort supplémentaire. La ruse fait partie de la guerre.
                Ce sont les aliénés qu’on enferme et attache. Ça se comprend : ils sont a-liénés, ils n’ont, donc, plus de liens ? Du calme, messieurs Hegel et Marx, je plaisante ! Mais personne, en tout cas, n’a enfermé Jacky. La porte n’a, d’ailleurs, ni poignée ni serrure ; ni clé, par conséquent. Elle ne s’ouvre que de l’intérieur. Comment Jacky l’aurait-il franchie ? Elle était, peut-être, déjà ouverte… Ou bien, comme Socrate, s’est-il détourné du mur… Ah ! Pourquoi faut-il, toujours, un sphinx et une énigme, quelque part sur la route ? Ce serait trop facile de répondre : « Oui, toute croyance est contraire à la raison », « Non, c’est exagéré » ou « Ridicule ! L’une et l’autre ne sont que des signes, des ombres, des postiches ! ». Mille fois, Majnûn, le fol amoureux de Leyla – la nuit, en arabe, probablement la même que celle de Jean de La Croix – tambourina à la porte de son aimée : « Ouvremoi, Leyla ! C’est moi, Majnûn ! » En vain. La porte ne s’est ouverte qu’au jour où, tout ego fondu, il soupira, caressant le bois de l’huis : « Toi, Leyla, rien que toi ! »
            Si seulement 11 % de la population française, selon un récent sondage, disent accorder une place « importante ou très importante » à la religion, dans leur quotidien, cette proportion s’élève à plus de 90 % en Afrique, manifestement « Le » continent religieux de la planète Terre. Musulmans au Nord, chrétiens au Sud, variablement animistes un peu partout, les Africains éprouvent un sens élevé du lien, non pas tant en ce qu’il entrave mais, beaucoup plus, en ce qu’il relie. C’est en cette optique qu’ils entendent le mot religion. L’individu y est considéré comme la plus petite poupée gigogne de la personne dont l’intensité de présence se manifeste par la multiplicité de ses participations sociales : famille, clan, tribu, ethnie, nation, etc. ; en chair, en morale et en esprit Le bonheur et la richesse, pour un africain, c’est être nanti d’une multitude d’attaches. Un peu comme un cerveau et ses neurones...
            Peu d’Occidentaux ont conscience, aujourd’hui, de cette pluralité d’états de la personne. J’en veux pour preuve la mention de Sartre et l’oubli d’Emmanuel Mounier – sans parler des TchouangTseu, Shankara, voire René Guénon, totalement illisibles, eux, puisqu'il est question, en ces points de vue, de Non-Être et des états multiples de l'Être – dans la liste officielle des auteurs à étudier en Philo. C’est compréhensible, du point de vue du spectacle, de la fragmentation de l’indivis, de la conscience séparée, des nécessités de la marchandise. Mais c’est un crime contre l’Esprit ; autrement dit, contre la Raison Pure, au sens kantien du terme. Nous voilà au cœur de la question : on peut disserter, des pages et des pages, sur le caractère évidemment relatif de nos croyances, fussent-elles les plus raisonnées, sans jamais aboutir qu’à une soupe insipide, si l’on ne pose pas la nécessaire transcendance d’un Principe Supérieur, Unique, Absolu, Totalement Inaccessible à nos consciences séparées, mais dont l’Effluve – la Saveur, comme disent les Hindous – nous guide et nous rassemble, même si nous devons subir, parfois, les passions sectaires des points de vue sur Lui.
            Je n’ai jamais entendu mon professeur – un esprit remarquable, au demeurant – nous signaler combien toute émancipation est, d’abord, une mutilation. Non pas que la section de l’ombilic ou la mort soit, nécessairement, un drame. Naturelle, une naissance laisse la respiration s’établir peu à peu, tandis que le sang se retire, simultanément, du lien placentaire. Sans violence, la vie « descend dans les poumons, avec de sourdes plaintes »... L’un vient, l’autre va. Et, dans l’espacetemps intermédiaire de cette systole, se construit tout un potentiel d’échanges : « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Ainsi vont nos convictions. Toutes ont de la valeur, à un moment et dans un environnement donné. Il nous appartient, pleinement, d’y être fidèles, intensément, le plus intensément possible, et de les approfondir, quitte à les modifier en notre for intérieur, sans oublier qu’à défaut de savoir où l’on va, il est bon de ne jamais oublier d’où l’on vient.
            Croyance raisonnable ? Ce n’est jamais une question de contenu mais de contenance. Je peux lire, dans la Genèse biblique, l’épopée de l'Evolution mais il m’importe peu d’en discutailler avec Ahmed, le grand fils de nos voisins sénégalais. Nous avons presque le même âge et partageons de bons moments ensemble. Lui dans « sa » religion, moi dans « ma » philosophie – en fait, ni l’une ni l’autre n’appartiennent à aucun de nous deux ni à personne, en particulier – nous cultivons des valeurs qui nous unissent, quotidiennement, dans des actes simples, fraternels, humains. Certes, nous ne sommes pas d’accord sur tout et nous en discutons, parfois. Certaines de mes remarques l’ont amené à approfondir sa croyance, en remettant en cause – pour lui-même, sans agresser les siens : il les respecte vraiment et admet le caractère conventionnel des relations sociales – telle ou telle de ses coutumes familiales, « pas vraiment musulmanes », m’a-t-il dit, une fois vérifiées ses sources. A son contact, je redécouvre, pour ma part, le sens de bien des réactions de ma grand-mère et, même, de Tonton Lucien. S’il savait, le pauvre ! Bref, quelque chose va et vient, entre nous. Nous avons raison commune et c’est, en soi, une foi, un lien bien vivant, à défaut d’une croyance bien définie.


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            Jacky vient de me téléphoner. Il était bien dans la chambre secrète. Il m’a seulement dit : « Maman plus Papa égalent Maman, Papa et moi ». Évidemment, vu sous cet angle, c’est simple, la simplicité d’esprit… Puis il a ajouté, avec un de ces tons d’humour que je lui reconnais entre mille : « Mais je te propose une alternative, plus universelle, me semble-t-il : un plus un égalent un, toujours, infiniment et à jamais. – Tope-là, camarade de la Chine réordonnée ! » et j’ai conclu mon travail par ces trois petites étoiles, comme trois feuilles dansant sur une branche. Je vous souhaite d’en percevoir le souffle, merci de m’avoir lu. Nous sommes, nous aussi, désormais liés. Entre cœur et neurones, avions-nous jamais cessés de l’être ?
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Ian Mansour de Grange
Note : (1) : Article libre de tous droits, paru, en Mauritanie, dans l’hebdomadaire « Le Calame » N°841 du 10 Juillet 2012.