BAC PHILO 2012 : « Toute croyance est-elle contraire à la raison ? » (1)
Ian Mansour de Grange
Chaque année, les copies du bac de philo offrent de
singuliers moments de lecture, pour les correcteurs. Un mien ami, professeur
émérite à Paris, s’est beaucoup réjoui, cette année, en parcourant les lignes
qui suivent… « Enfin ! », a-t-il commenté, « Quelqu’un pour qui l’humour est le
sel de la philosophie ! Socrate n’est donc pas tout-à-fait mort… » Et le texte
nous a paru, à nous musulmans, faire preuve d’un assez bon sens, en ces temps d’islamophobie
ignare, pour être proposé à la sagacité de nos lecteurs… L’amour de la sagesse
(philosophie), soluble dans l’humour, ne serait donc pas forcément contraire à
l’amour de Dieu (philothéie) ? Jugez-en par vous-mêmes…
Un ami instituteur me narrait, dernièrement, une étrange
anecdote. A la question, on ne peut plus fondamentale, « un et un égalent ? »,
un de ses élèves, réputé simple d’esprit, lui répondit : « Trois ». L’enfant
semblait pleinement convaincu de son opinion. A quelle vision adhérait-il ? Par
quel processus était-il arrivé à cette étrange formulation ? Une pulsion émotive
? Un raisonnement hors norme ? Il me sembla qu’on touchait, ici, aux frontières,
plus fluctuantes qu’on ne l’affirme généralement, entre la croyance et la
raison. Des concepts toujours et irréductiblement antinomiques ? Je me proposai
donc de fouiller un peu la question.
* * *
« Allo ? Jacky Chan ? Que fais-tu à
cette heure chaude ? – Hé ! Mais c’est la nuit ! – Comment cela ? Le soleil est
juste devant moi, au pas même de ma porte ! » Si je tiens à entretenir une
relation avec mon lointain ami chinois, je dois admettre que nous avons égale
raison de croire en la réalité de nos points de vue, manifestement
contradictoires. Nous bâtissons, l’un et l’autre, nos convictions sur nos
sensations. Enfant, j’ai longtemps cru que les feuilles, en dansant sur leur
branche, faisaient naître le vent. Ainsi me suis-je construit toute une féerie
poétique, un langage merveilleux où la profusion des coïncidences offrait, à ma
raison, le concours de la générosité. J’étais, sans le savoir, Roi du Monde et,
dépourvu de tout orgueil, j’inventais, imaginais, découvrais, reliais. J’ai
admis, depuis, le point de vue selon lequel le mouvement des feuilles était
l’effet et non la cause. Cela m’a ouvert des perspectives. Mais j’ai gardé,
secret en moi, le trésor du contraire, clé de paix inouïes.
Mon ami Jacky est un as du kung-fu.
Il a, de surcroît, beaucoup d’humour. Il me répond : « Oui, c’est vrai. Il est
midi. Je dois régler mon ciel. » Et de m’expliquer : « Dans notre ancien temps,
notre empereur avait pour tâche de régler, chaque année, le calendrier, en
ajustant les cycles lunaire et solaire. Pour cela, il disposait, entre l’été et
l’automne, d’une cinquième saison, très brève, de quelques jours. Dans ce court
laps de temps, il s’enfermait dans la chambre, centrale et sans fenêtre, de la
Maison du Temps, et entrait en la plus profonde méditation, reliant
l'apparemment inconciliable. Aucune sensation, ni croyance, ni raison ; sans
même plus de nom, au centre immobile de tout mouvement. Ainsi l’ordre pouvait-il
renaître. »
Ça secoue nos esprits cartésiens, ce
genre de chinoiseries. Mais tout de même : il s’agit d’une civilisation qui a
plus du triple d’âge de la nôtre. Cela mérite un minimum de considérations. Chez
nous, ce n’est qu’en 1931 que Karl Gödel mettait en évidence l’incomplétude des
mathématiques, longtemps sommet de notre raison occidentale, je ne sais combien
de siècles après les aphorismes de Lao-Tseu. Sciences des sciences, en ce
qu’elles paraissaient, jusque-là, exemptes des incertitudes inhérentes à
l’observation des phénomènes – ne travaillaient-elles pas dans l’ordre du
noumène, de la pure abstraction ? – les mathématiques, d’une manière plus
générale, la logique, devaient reconnaître leur propre finitude : une
proposition démontrable n’est pas, nécessairement, vraie et une proposition
vraie n’est pas, toujours, démontrable. Avec un corollaire, redoutable, pour les
thuriféraires de la pensée hégélienne : une proposition non démontrable n’est
pas forcément fausse.
Du coup, le petit garçon qui voyait danser les feuilles des arbres sourit, en
moi. Avec lui, je reconnais qu’il m’a fallu, sur mes sensations directes,
apposer une grille d’interprétation que mes observations ultérieures
confirmaient ou infirmaient, la modifiant plus ou moins sensiblement. C’est
d’ailleurs facile, quand on est jeune, on aime tant le mouvement ! Mais il se
montait, dans le même temps, un autre code, beaucoup moins personnel, qui avait
cet indéniable avantage de me situer dans mon environnement social. En
l’acceptant, j’avais une chance d’être reconnu. « Un et un égalent ? – Deux. –
Bravo, mon bébé ! Viens que je te bise. Tu deviens grand. Je t’aime. Tu es très
intelligent ! » A la bonne heure ! On découvre, ainsi, un nouveau merveilleux.
Même plusieurs, d’ailleurs. Car Mamie, une grenouille de chez bénitier, me
papouille au moins autant que Tonton Lucien, laïcard militant, socialiste déçu,
en pente glissante dans la marinade cocardière mais toujours au nom de la plus
rigoureuse raison, affirme-t-il. On s’adapte, donc, croisant, comme on peut, les
grilles. Pas très souples, celles-ci…
Évidemment, ça a une autre gueule
d’affirmer, avec 3,1416 trilliards de kilomètres de « preuves scientifiques » –
ding, ding, ding, prosternez-vous, les raisonneurs ! – que l’homme descend du
singe, le singe de la grenouille, et la grenouille, comme il se doit, du
bénitier où bouillonne la primordiale soupe populaire, tout droit jaillie d’un
Big-Bang jouissif à souhait mais toujours confronté au mystère de sa propre
origine, plutôt que de se contenter d’un sirupeux « Dieu dit : « Que la lumière
soit » et la lumière fut », suivi de six jours de création aussi prompte
qu’orgiaque (ding, ding, ding, à vous autres, les croyants !). Dans cet
embrouillamini de « stratagèmes exploratoires » – comme dit le biologiste sir
Peter Medawar – on en vient à conclure que tout est relatif, que chacun voit
midi à sa porte et que, bon, s’il convient d’accepter, dans l’espace public, un
minimum de normes, au moins cohérentes entre elles, à défaut de l’être
fondamentalement, on peut toujours s’inventer les croyances qu’on veut, dans la
sphère privée. Cric, crac : chaque dieu chez soi… et la consommation pour tous !
Bingo ! Les marchands du Temple se frottent les mains. Car, même si ce n’est pas
évident, peut-être parce que cela crève les yeux, ces fameuses normes de
l’espace public, ce sont eux qui les concoctent, via tout un tas de doctes
manuels de raisons, raisonnantes et trébuchantes, qui ont permis d’organiser,
peu à peu, disons depuis la révolution anglaise de 1689, le marché (ding, ding,
ding, allez, hop ! Tout le monde en chœur, maintenant, sans discussion !). Et
l’on s’y prête avec d’autant plus de frénésie que, condamnés à nos solitudes
privées, surtout privées de Tout, nous poursuivons, au dehors, nos frustrations,
alléchées par mille étals croulants de « biens ». Comme le mot est significatif
de nos maux !
« La richesse des sociétés dans
lesquelles règne le mode de production capitaliste s’annonce comme une immense
accumulation de marchandises », prophétisait Karl Marx, au milieu de l’infernal
XIXème siècle. Mais on ne comprend bien le sens de la fracture « public-privé »,
« raison-croyance », qu’en complétant la proposition de Marx par celle de Guy
Debord, énoncée un siècle plus tard : « Toute la vie des sociétés dans
lesquelles règnent les conditions modernes de production s’annonce comme une
immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement vécu s’est
éloigné dans une représentation ».
* * *
« Jacky ! Tu es là ? » C’est loin, la
Chine, et faire tout ce voyage pour aboutir, au milieu de la maison de mon ami,
à la porte, désespérément close, d’une chambre sans fenêtre, c’est râlant.
Impossible de savoir si Jacky est ou non dedans. Pourtant, c’est bien de lui
dont j’ai besoin, maintenant, surtout pour ses connaissances, expertes, en
matière de spectacle et de spectaculaire. Un instant, j’envisage retourner à
Paris et rendre, telle quelle, ma copie. Ce serait, me dis-je, pas vraiment
convaincu, de bonne situation. Mais, bon, ce n’est pas tous les jours qu’on
passe son bac, aussi me décidé-je à un petit effort supplémentaire. La ruse fait
partie de la guerre.
Ce sont les aliénés qu’on enferme et attache. Ça se comprend : ils sont a-liénés,
ils n’ont, donc, plus de liens ? Du calme, messieurs Hegel et Marx, je plaisante
! Mais personne, en tout cas, n’a enfermé Jacky. La porte n’a, d’ailleurs, ni
poignée ni serrure ; ni clé, par conséquent. Elle ne s’ouvre que de l’intérieur.
Comment Jacky l’aurait-il franchie ? Elle était, peut-être, déjà ouverte… Ou
bien, comme Socrate, s’est-il détourné du mur… Ah ! Pourquoi faut-il, toujours,
un sphinx et une énigme, quelque part sur la route ? Ce serait trop facile de
répondre : « Oui, toute croyance est contraire à la raison », « Non, c’est
exagéré » ou « Ridicule ! L’une et l’autre ne sont que des signes, des ombres,
des postiches ! ». Mille fois, Majnûn, le fol amoureux de Leyla – la nuit, en
arabe, probablement la même que celle de Jean de La Croix – tambourina à la
porte de son aimée : « Ouvremoi, Leyla ! C’est moi, Majnûn ! » En vain. La porte
ne s’est ouverte qu’au jour où, tout ego fondu, il soupira, caressant le bois de
l’huis : « Toi, Leyla, rien que toi ! »
Si seulement
11 % de la population française, selon un récent sondage, disent accorder une
place « importante ou très importante » à la religion, dans leur quotidien,
cette proportion s’élève à plus de 90 % en Afrique, manifestement « Le »
continent religieux de la planète Terre. Musulmans au Nord, chrétiens au Sud,
variablement animistes un peu partout, les Africains éprouvent un sens élevé du
lien, non pas tant en ce qu’il entrave mais, beaucoup plus, en ce qu’il relie.
C’est en cette optique qu’ils entendent le mot religion. L’individu y est
considéré comme la plus petite poupée gigogne de la personne dont l’intensité de
présence se manifeste par la multiplicité de ses participations sociales :
famille, clan, tribu, ethnie, nation, etc. ; en chair, en morale et en esprit Le
bonheur et la richesse, pour un africain, c’est être nanti d’une multitude
d’attaches. Un peu comme un cerveau et ses neurones...
Peu
d’Occidentaux ont conscience, aujourd’hui, de cette pluralité d’états de la
personne. J’en veux pour preuve la mention de Sartre et l’oubli d’Emmanuel
Mounier – sans parler des TchouangTseu, Shankara, voire René Guénon, totalement
illisibles, eux, puisqu'il est question, en ces points de vue, de Non-Être et
des états multiples de l'Être – dans la liste officielle des auteurs à étudier
en Philo. C’est compréhensible, du point de vue du spectacle, de la
fragmentation de l’indivis, de la conscience séparée, des nécessités de la
marchandise. Mais c’est un crime contre l’Esprit ; autrement dit, contre la
Raison Pure, au sens kantien du terme. Nous voilà au cœur de la question : on
peut disserter, des pages et des pages, sur le caractère évidemment relatif de
nos croyances, fussent-elles les plus raisonnées, sans jamais aboutir qu’à une
soupe insipide, si l’on ne pose pas la nécessaire transcendance d’un Principe
Supérieur, Unique, Absolu, Totalement Inaccessible à nos consciences séparées,
mais dont l’Effluve – la Saveur, comme disent les Hindous – nous guide et nous
rassemble, même si nous devons subir, parfois, les passions sectaires des points
de vue sur Lui.
Je n’ai
jamais entendu mon professeur – un esprit remarquable, au demeurant – nous
signaler combien toute émancipation est, d’abord, une mutilation. Non pas que la
section de l’ombilic ou la mort soit, nécessairement, un drame. Naturelle, une
naissance laisse la respiration s’établir peu à peu, tandis que le sang se
retire, simultanément, du lien placentaire. Sans violence, la vie « descend dans
les poumons, avec de sourdes plaintes »... L’un vient, l’autre va. Et, dans l’espacetemps
intermédiaire de cette systole, se construit tout un potentiel d’échanges : «
rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Ainsi vont nos
convictions. Toutes ont de la valeur, à un moment et dans un environnement
donné. Il nous appartient, pleinement, d’y être fidèles, intensément, le plus
intensément possible, et de les approfondir, quitte à les modifier en notre for
intérieur, sans oublier qu’à défaut de savoir où l’on va, il est bon de ne
jamais oublier d’où l’on vient.
Croyance
raisonnable ? Ce n’est jamais une question de contenu mais de contenance. Je
peux lire, dans la Genèse biblique, l’épopée de l'Evolution mais il m’importe
peu d’en discutailler avec Ahmed, le grand fils de nos voisins sénégalais. Nous
avons presque le même âge et partageons de bons moments ensemble. Lui dans « sa
» religion, moi dans « ma » philosophie – en fait, ni l’une ni l’autre
n’appartiennent à aucun de nous deux ni à personne, en particulier – nous
cultivons des valeurs qui nous unissent, quotidiennement, dans des actes
simples, fraternels, humains. Certes, nous ne sommes pas d’accord sur tout et
nous en discutons, parfois. Certaines de mes remarques l’ont amené à approfondir
sa croyance, en remettant en cause – pour lui-même, sans agresser les siens : il
les respecte vraiment et admet le caractère conventionnel des relations sociales
– telle ou telle de ses coutumes familiales, « pas vraiment musulmanes »,
m’a-t-il dit, une fois vérifiées ses sources. A son contact, je redécouvre, pour
ma part, le sens de bien des réactions de ma grand-mère et, même, de Tonton
Lucien. S’il savait, le pauvre ! Bref, quelque chose va et vient, entre nous.
Nous avons raison commune et c’est, en soi, une foi, un lien bien vivant, à
défaut d’une croyance bien définie.
* * *
Jacky vient
de me téléphoner. Il était bien dans la chambre secrète. Il m’a seulement dit :
« Maman plus Papa égalent Maman, Papa et moi ». Évidemment, vu sous cet angle,
c’est simple, la simplicité d’esprit… Puis il a ajouté, avec un de ces tons
d’humour que je lui reconnais entre mille : « Mais je te propose une
alternative, plus universelle, me semble-t-il : un plus un égalent un, toujours,
infiniment et à jamais. – Tope-là, camarade de la Chine réordonnée ! » et j’ai
conclu mon travail par ces trois petites étoiles, comme trois feuilles dansant
sur une branche. Je vous souhaite d’en percevoir le souffle, merci de m’avoir
lu. Nous sommes, nous aussi, désormais liés. Entre cœur et neurones, avions-nous
jamais cessés de l’être ?
* * *
Ian Mansour de Grange
Note : (1) : Article libre de tous droits, paru, en Mauritanie, dans
l’hebdomadaire « Le Calame » N°841 du 10 Juillet 2012.