Article : Dieu n'est pas la question mais la réponse

Laurence Hansen-Love


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(Textes cités :

Descartes Méditations métaphysiques

Pascal Pensées

 Kant La religion dans les limites de la simple raison

Revue Critique « Dieu », numéro 704-705 (Janvier-Février 2006)   )

 En règle générale,  en politique par exemple, mais aussi dans le domaine des sciences ou de la philosophie,  les questions précèdent les réponses, ce qui est logique, puisqu’une réponse est   censée apporter une solution à un problème ou bien lever un doute à propos  de telle ou telle interrogation (« Y aura-t-il de la neige à Noël ? »). La proposition « Dieu n’est pas la question mais la réponse » suggère qu’ici la réponse précède et même court-circuite la question. Cela est manifeste si l’on reformule cette  question de la manière suivante : « Dieu existe-t-il ? » On voit aussitôt que la réponse est dans la question puisque l’idée de Dieu prouve par elle-même Son existence, en tout cas  si l’on en croit  la « preuve » ontologique. Dieu (ou la religion) serait donc une réponse (un système de certitudes) qui précède la (ou les) question (s) : pouvons-nous nous passer de religion ? La vie peut-elle avoir un sens si elle est privée de tout horizon transcendant, de toute référence à un absolu,  de toute référence à  une fin, à un foyer de sens inaccessible mais indiscutable ?

 « La réponse précédant la question » pourrait définir une attitude religieuse (« ce que nos Pères ont cru, nous le croyons ») tandis que le questionnement suivi ou non d’une réponse cohérente et systématique définirait la philosophie.

 

I En quel sens  Dieu est une réponse qui précède une question

 Dans la plupart des cas, et en particulier  pour les personnes qui naissent dans des familles religieuses, « la » religion apporte en effet des réponses à des questions qu’ils ne se sont pas posées, ou bien qu’ils ont décidé de ne pas se poser, de ne plus se poser… Pourtant, au moins un certain temps,  les adultes furent  « philosophes » puisque les enfants le sont spontanément. Les enfants posent un regard inquiet sur le monde. Ils posent sans cesse des questions. Cependant, comme le fait observer A. Comte, leur attitude ne peut  pas exactement  être dite « philosophique » pour autant : (« les enfants sont de jeunes théologiens, les théologiens de vieux enfants », écrit-il). Les enfants posent la question « pourquoi ? » mais  ils attendent des  réponses « théologiques » à leurs interrogations ; ils cherchent à découvrir des intentions dans la nature (qui a fait cela et pourquoi ?) au lieu de s’orienter vers l’attitude rationnelle commune au philosophe et au savant : expliquer et tenter de  comprendre  comment les phénomènes de la nature s’agencent. Or les croyances religieuses répondent par définition à ce type d’interrogations métaphysiques ou « théologiques » (dans l’acception du positivisme). La croyance religieuse ne procède pas, en règle générale, d’une démarche rationnelle.

1)      La croyance religieuse se fonde sur un sentiment

Quel est le sentiment ? Existe-t-il une croyance religieuse naturelle et universelle comme l’affirme par exemple Tocqueville ?

Freud  désigne  ce sentiment (au début de Malaise dans la culture) : un  « sentiment océanique ». Il s’agit du sentiment d’être plongé dans une totalité immense qui nous déborde de tous côtés, comme si nous étions  une goutte d’eau dans l’océan. Sentiment donc de notre petitesse et de notre fragilité devant l’infini qui nous dépasse et nous écrase mais dont nous ressentons la présence de façon irrésistible :

«  Je ne vois que des infinités de toutes parts, qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour » Pascal (Fragments  B.194)

Et Descartes tient sur ce point un discours comparable. Le sentiment de ma finitude renvoie, dit-il,  à l’idée d’infini :  « Ensuite de quoi, faisant réflexion sur ce que je doutais, et que, par conséquent, mon être n’était pas tout parfait, car je voyais clairement que c’était une plus grande perfection de connaître que de douter, je m’avisai de chercher  d’où j’avais appris à penser à quelque chose de plus parfait que je n’étais ; et je connus évidemment que ce devait être de quelque nature qui fût en effet plus parfaite » Discours de la méthode, 4 ième partie.

On peut noter cependant qu’ il s’agit, dans le cas de Descartes, d’un raisonnement  (« faisant réflexion », « douter », « aviser », « raisonner »..). Oui, mais ce raisonnement se fonde sur une intuition, ou sur un sentiment, tout comme chez Pascal.

 « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas ; on le sait en mille choses (…). C’est le cœur qui sent Dieu, non la raison. Voilà ce qu’est la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison » (B.423-424)

2)      Cette « réponse » (à une non-question) peut être élucidée.

Elle peut être élucidée : tel fut  l’objet de la théologie rationnelle dans son ensemble.

Saint Anselme, dans Proslogion (II, IV) en 1078, en prétendant qu’il est absurde de dire « Dieu n’est pas » (« Nous croyons que tu es quelque chose de tel que rien ne peut se penser de plus grand »). Descartes tentera lui aussi de rationaliser sa conviction religieuse. Comme avant lui Averroès : « Réfléchissez donc, ô vous qui êtes doués de clairvoyance … la vérité ne peut être contraire à la vérité » (Discours décisif, fin 12 ième siècle)  et Saint Thomas, Somme contre les Gentils (1266-1274) «  c’est le propre de l’homme cultivé que de chercher à obtenir dans chaque domaine autant de certitude que la nature du sujet le permet ».

 Cependant, derrière toutes ces rationalisations subsiste la croyance religieuse (« credo quia absurdum » (« je crois parce que c’est absurde », non « sed but quia », non « bien que, mais parce que » )

 Comme le résume bien Descartes : « la foi, qui porte sur des choses obscures est un acte non de l’intelligence mais de la volonté »  (Régles pour la direction de l’esprit)

      3) La religion apporte des réponses  (à des non-questions)  d’ordres divers

 Réponses d’ordre cognitif (pourquoi l’univers, quel est le sens de la vie ?) et d’ordre pratique (que dois-je faire ? que puis-je espérer ? que dois-je craindre ?)

Ou encore d’ordre métaphysique et moral. Exemple de réponse à une question, précédant la question : « Dieu doit exister pour justifier le mal ».  Pourquoi le mal ?   (le mal existe ; il faut lui trouver une raison ; cette « raison est Dieu », cf  Pascal, Leibniz : nous sommes coupables mais c’est Dieu qui est l’auteur de ce monde qui inclut la culpabilité et la mal) : « Dieu ne pouvait pas créer un monde avec des créatures libres sans mal, et il était meilleur de faire un monde tel que de ne pas le faire » (Cyrille Michon, in Critique, p 102).

 Réponse politique : la « décision » de croire en Dieu précède et conditionne le jugement d’existence sur Dieu (la question « Dieu existe-t-il  ou non ? » est alors dénuée de pertinence). Pourquoi ? parce que quand je dis « je crois en Dieu », je parle de ma communauté « élargie au divin, au non-humain » : «  l’ énoncé « Dieu existe » signifie en fait qu’Il « est avec nous » donc nous aussi nous existons, donc, enfin, que « nous dabord, surtout existons contre les autres » . « Nous sommes le peuple élu de Dieu ». ou encore : « Dieu n’existe pas, mais nous sommes son peuple » (Jean-Luc Marion, p 83)

J.L. Marion décrit l’idolâtrie : l’idolâtre ne parle jamais de Dieu, dont il ne dit rien et ne pense rien, mais toujours et seulement de lui-même sous l’égide de son idole.

Tout au contraire, pour J.L. Marion, nous devons « mettre entre parenthèses le Dieu de toutes les réponses dogmatiques ». Il faut « réduire Dieu à l’irréductible », c’est-à-dire à ce qu’il reste de Dieu une fois retranché ce qui relève de l’ « idolâtrie » (l’idolâtrie est « le fait de m’adorer moi-même en train d’adorer Dieu »).

Conclusion de J.L. Marion : « il ne reste qu’une voie : réduire les réponses pour sauvegarder la question » (Critique,  p 81)

Conclusion de la première partie

Les réponses dogmatiques (qui cherchent à « déterminer Dieu » et les réponses idolâtriques (« Dieu nous a élus, nous sommes le peuple de Dieu ») seront écartées si l’on veut que Dieu soit une question.

II Dieu est une question

 Une question ? Ou bien une multitude de questions ?

Exemples de questions : Que désigne ce terme, « Dieu » ? Un Dieu, ou les Dieux ?

Dieu est-il l’autre nom du sacré ? ou l’autre nom du divin ? Auquel le monothéisme et le polythéisme ne s’excluent pas ?

(« divin » : qui témoigne d’une transcendance ? « sacré » : ce dont il faut prendre un soin scrupuleux)

1 ) « La » religion en question

On constate aujourd’hui un contraste entre l’évidence du soi-disant « fait religieux » et le doute croissant des spécialistes sur la pertinence du concept même de religion. Marcel Détienne (sociologue des religions) observait en 2004 que les ¾ des habitants de la planète sont polythéistes. De ce point de vue, le monothéisme serait une « erreur ».

« Les sociétés polythéistes se moquent des monothéistes, de leur prétentieuse insistance sur la nécessité de croire, et de leurs appels au prosélytisme » (Philippe Borgeaud, Critique, p 67). Les sociétés polythéistes ignorent les Eglises et les autorités épiscopales. Elles se caractérisent par d’innombrables pratiques rituelles décloisonnées, mélangées, fluctuantes et hésitantes, à l’écart de tout contrôle politique et sacerdotal. Evidemment, toutes ces pratiques sont condamnées par les religions institutionnalisées sous la rubrique « superstition ».
Pourtant, la distinction superstition/religion est problématique. Au sens antique, « religio » signifie « respecter sans exagération les règles rituelles ». La « superstition » ne se distingue pas de la « religio » par son contenu, mais par le contexte de l’action (la religion doit être le fait de la bonne personne, au bon endroit…). En vérité, dans le polythéisme, religion et superstition forment un couple inséparable. La superstition n’existe que dans le regard de l’autre. C’est la religion de l’autre.  A l’opposé, la « vraie » religion, la « bonne » religion, est celle qui s’oppose à la superstition et à l’idolâtrie. Dans l’idée de « superstition », il y a l’idée de résistance au progrès, d’attitude archaïque.

Que valent ces catégories et ces  distinctions ?  Réponses chez Saint Simon ou Comte. Saint Simon (Le nouveau christianisme, 1825). Tout commence par le fétichisme. L’homme est dominé par la crainte. Puis l’amour commence à s’affirmer dans le polythéisme, religion de la grâce, et culmine dans le monothéisme chrétien. Mais celui-ci reste une religion politique qui prétend structurer la communauté.

Auguste Comte : Trois étapes ; Le fétichisme : religion spontanée de l’humanité, libère une capacité universelle de fiction. Le polythéisme : multiplie encore les principes explicatifs.

 Le monothéisme : religion du pouvoir spirituel qui est d’abord un pouvoir d’organisation. Le monothéisme est la grande puissance modernisatrice  qui annonce ce qui va le dépasser, à savoir la religion dont le culte s’adresse à l’humanité ( Catéchisme positiviste, Comte)

Conclusion : Il n’y a pas UNE religion, ni même UN fait religieux. Moyennant quoi, il n’y  a pas lieu de déprécier  le paganisme par exemple (considéré comme une pseudo-religion du point de vue de LA religion achevée, la seule et la vraie !). Cependant, n’y a-t-il pas une spécificité du monothéisme ?

2 ) La spécificité du monothéisme

 Il y a effectivement une spécificité du monothéisme qui permet d’affirmer pour certains, que c’est la seule « vraie »  religion  (Pascal) et pour d’autres, et pour cette raison même, que c’est « la religion de la sortie de la religion » ( Marcel Gauchet).

Relever d’abord la spécificité du judaïsme : Orientation a) vers l’abstraction. Les religions païennes mettent l’accent sur la présence du divin au monde. Au contraire, le monothéisme admet un Dieu transcendant, caché, inaccessible. En ce sens, la religion juive est une « contre religion » qui répudie les Dieux charnels et tribaux b) vers la spiritualité : le judaïsme est une religion essentiellement éthique et spiritualisée. Moïse incarne une conception dématérialisée de la religion tandis que son frère Aaron encourage les hébreux à revenir au culte des images. (religions païennes). Le monothéisme est subversif et « violent » de ce point de vue (d’où la violence en retour anti-juifs) c) vers la « vraie » religion c’est-à-dire une religion morale et à vocation universelle reposant sur une expérience du sacré qui ne se construit pas contre la raison (Nicolas Weill, p 58) . Le monothéisme est une catégorie démocratique. La « vraie » religion est celle qui ouvre la voie à la laïcité en introduisant l’idée de « religion naturelle ».

Conclusion de la seconde partie : Si le monothéisme est la « vraie » religion, on peut dire, réciproquement, que la laïcité est fondamentalement issue du monothéisme.

Le protestantisme libéral et le judaïsme réformé ouvrent la voie  à l’universel au sens kantien du terme. Religion d’amour, religion « dynamique » : Dieu est-il encore une réponse             (cf Bergson qui oppose religion statique et religion dynamique) ?

III  Le Dieu-question

 « Je crois, mon Dieu, viens en aide à mon incrédulité » Kant (La religion dans les limites de la simple raison)

Voici en quel sens on peut tenir Dieu pour une question :

1)      Dieu existe-t-il ? (première question)

Cette question contrairement à ce qu’on pourrait croire –notamment quand on ne croit pas ! – peut rester ouverte, c’est-à-dire sans réponse !  « Quand bien même Dieu n’existerait pas, la religion serait encore sainte et divine. Dieu est le seul être qui, pour régner, n’ait même pas besoin d’exister » (Philippe Borgeaud, Critique, p 59)

 Dieu s’il existe peut donc « exister » à titre de question : « Il faut présupposer que Dieu, sans être, reste Dieu » (« L’irréductible », JL Marion, p 86) Ou encore, pour être plus précis : « Si Dieu se révèle jamais dans notre monde, il y révèle  qu’il n’en est pas et qu’il n’y existe pas plus qu’il n’y est ».

 La question de l’existence de Dieu serait-elle donc impertinente ? A cet égard, Dieu est «  l’exception par excellence », et si Dieu reste « pensable » c’est en tant « qu’impossible à penser ». Mais cette impossibilité n’interdit pas l’idée de Dieu  « car s’il s’agit de Dieu, l’impossibilité elle-même devient possible, ou, ce qui revient au même, impossible »  JL Marion,  p 84). Donc, il nous faut bien un concept de Dieu, ne serait-ce que pour dire qu’il n’existe pas, ou pour l’insulter comme le comprit Sade  (« il faut bien que Dieu sorte de son inexistence au moins le temps qu’on  l’accuse, qu’il existe juste assez pour que je puisse souverainement décider  De son inexistence » Sade)

2)      Dieu catégorie subversive et démocratique ?

Selon Etienne Balibar (« Origine et usage du mot «monothéisme »), c’est le Dieu du monothéisme qui constitue une insurrection latente contre le polythéisme grec et latin : le monothéisme décompose le polythéisme de l’intérieur. Dieu commence à être saisi comme fiction rationnelle…

On s’oriente vers le culte du « Grand Etre » et vers une religion susceptible de s’adresser à l’humanité tout entière. Le monothéisme nous a permis d’accéder  à une représentation unifiée de l’humanité. La religion entretient avec cet être fictif un rapport affectif et pas seulement intellectuel.
 Tocqueville a raison de penser que la démocratie a besoin de la religion. Mais, dit Balibar, la religion ne peut être progressiste que si elle admet l’égalité des sexes. Cf à ce sujet

Saint Simon : préconise un culte à Dieu la Mère, et Auguste Comte : la religion de l’humanité doit avoir pour médiatrice la femme. Alors, un (une) Dieu pour la démocratie ?

3)      Une religion raisonnable ?

Une religion peut-elle être raisonnable ? Kant a expliqué ce que peut être une « religion dans les limites de la simple raison », une religion pour laquelle Dieu reste une question, car la dimension du doute n’est pas escamotée.

 Remi Brague ajoute une précision indispensable : le Dieu du monothéisme ne dicte ni code ni morale ni spiritualité !Michée 6, 8 : « On t’a fait savoir, homme, ce qui est bon, ce que Yahvé réclame de toi : rien d ‘autre que d’accomplir la justice, d’aimer avec tendresse, et de marcher humblement avec ton Dieu ». Commentaire de Remi Brague (« Dieu ne vous demande rien ») ces recommandations sont exprimées en termes vagues : « Il n’est pas dit comment accomplir la justice, comment aimer avec tendresse, comment marcher avec humiliation ».

Mais alors comment identifier le vrai Dieu et le distinguer de ses contrefaçons : « le vrai Dieu ne demande rien, un faux Dieu au contraire ne fait que demander ». Remi Brague, p 189

Conclusion

Dieu existe-t-il ? La question de l’existence de Dieu est-elle pertinente ?
Dieu est-il une question  pour le croyant?

La question n’est-elle pas plutôt : que signifie « croire en Dieu » ?

Croire en Dieu, croire en l’homme : est-ce une alternative ?

« Seul Dieu peut croire en l’homme » Remi Brague, p 188 


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