Article :                     Platon  et la réhabilitation du plaisir.

Ahmed MAROUANI      Enseignant universitaire de philosophie, Institut Supérieur des Etudes Littéraires et des sciences Humaine, Tunis


  

     Le plaisir est conçu par les hédonistes comme le bien suprême. C’est en fonction de lui seul que l’humain doit déterminer ce qu’il doit faire. Ce plaisir n’est le fruit d’aucune spécu­lation, mais d’une appréciation exquise qu’instaure le sentiment de plaisir qu’il faut rechercher à tout prix et celui de peine qu’il faut fuir de toutes les manières. Pour eux, il n’y a pas de juste milieu possible entre le plaisir et la douleur, puisque toute leur préférence et toute aversion sont désignées en référence au plaisir seul. Celui-ci ne comporte qu’une dimension de rafraîchissement au niveau du simple corps, et ne satisfait en fait qu’un seul impératif : la pure jouissance réelle.

Cette course infernale derrière le plaisir, essentiellement corporel, n’a pas retenu l’attention de Socrate, lui qui tient à ce que toute action ou réaction doit respecter la morale. Car avec lui le problème éthique est au centre des préoccupations. Cette idée est retenue par Platon, qui cherche à ce que la philosophie se découvre dans une vocation à l’universalité et rompt avec les courants assez particuliers des penseurs précédents. En effet, la question du plaisir ne peut être, pour Platon, une fin en soi, comme il était le cas chez les hédonistes, mais elle n’est qu’une réponse parmi d’autres. Mais ce qui bouleverse dans ce plaisir c’est qu’il a échappé, jusqu’ici, à la juridiction de la raison et à tout discours, voire à l’esprit des lois grecques. Question que Platon réglera dans deux de ses derniers dialogues. Rappelons toutefois que Platon a déjà débattu, dans le Banquet, d’une question proche du plaisir, nous voulons dire celle du désir. A la question qu’est-ce que le désir, Platon, avait répondu que le désir est manque : « celui qui désire désire une chose qui lui manque et ne désire pas ce qui ne lui manque pas. » Définition qui soulève certes des objections, car le riche aime l’argent, alors qu’il l’avait déjà. Mais Platon répond qu’il(le riche) veut alors « jouir de ses biens pour l’avenir aussi. » Autrement dit, on ne désire pas l’argent qu’on a, mais sa continuation, qu’on ne peut garantir. Tout désir est par conséquent absence : « Ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour. »[1] Le désir est ainsi source d’espoir et en même temps aiguisement de la volonté. Deux qualités, parmi d’autres, que le bon citoyen doit posséder pour persévérer dans son être. Parmi les désirs que Platon a mentionnés, nous trouvons ceux de la richesse, de la santé, et du plaisir. Mais si le statut de la santé ne pose aucunement problème, alors ceux de la richesse ou du plaisir posent plus d’une question. Toutefois, Platon a finalement résolu ces questions, sans ambiguïté, dans ses derniers dialogues. Penchons nous maintenant sur celle du plaisir, pour voir une autre fois, si l’occasion se présente, celle de la richesse.

Platon a réglé, dans le Philèbe et dans les Lois, la question du plaisir. Celui-ci commence à occuper une place décisive dans l’anthropologie platonicienne. Platon y engage d’abord un édifice moral pour justifier la recherche du plaisir : le situer, et le doser. Il se demande aussi bien sur la place à faire au plaisir dans la pratique, et sur les rapports qu’il entretient avec le souverain bien. Etant donné son importance aussi bien dans la vie de tout homme que dans la gestion du système civique, Platon légifère dans les Lois les normes du plaisir rationalisé et les doses du désir légitime. Et c’est avec des raffinements, parfois éthiques et d’autres fois dialectiques, que Platon le recommande. Car il faut qu’il y ait quelque chose de réel, de positif qui pousse l’homme à s’attacher à la vie. Ce quelque chose ne peut être que le plaisir qu’on peut goûter joyeusement dans une cité où tout un chacun peut jouir du même sort. Ce plaisir est le seul capable de nous faire oublier les souffrances du quotidien. Le plaisir est en fait l’antidote de la tristesse. Ainsi il prend sa place à côté de la raison. Nous pouvons même parler de la naissance de la raison désirante et d’un désir rationnel.

Le plaisir est réhabilité en tant que l’un des facteurs de l’action et de la réaction humaine absolument. Car le plaisir n’était pas aperçu seulement sous un angle métaphysique, comme pourraient le croire certains, mais surtout sous un angle socio-psychique. Autrement dit, il est conçu comme un facteur régulateur de l’équilibre de l’individu et par voie de conséquence de la cité. L’homme désirant est né avec le Philèbe et les Lois de Platon, avant qu’il ne le soit plus tard avec Freud ou Deleuze.

 

 Que le plaisir soit !

 

Tel précepte ne peut être catégoriquement platonicien, mais notre philosophe s’est converti, à la fin de sa vie, en défenseur du plaisir, certainement pas celui visé par ses prédécesseurs.

La recherche platonicienne du plaisir ne peut jamais se confondre avec les conceptions épicuriennes ou hédonistes. Même si Platon, à la fin de sa vie, s’est converti en défenseur du plaisir, le seul rapprochement possible avec ses prédécesseurs c’est que sa thèse demeure relativement hédoniste, parce qu’elle s’insère dans une métaphysique du plaisir. Celui-ci est recherché en tant qu’essence, pour prendre le statut de norme dans notre vie et pour nous permettre d’actualiser et de servir comme critère pour fonder une anthropologie et une éthique. Autrement dit, parmi les plaisirs de la métaphysique, Platon insère la métaphysique du plaisir. On retient alors que le plaisir ne peut être absolument négatif. C’est un état positif. Sa cohabitation avec la sagesse devient possible, voire nécessaire.

A l’encontre de l’hédonisme qui vise à radier la sagesse pour tailler une place au plaisir et seulement au plaisir, Platon instaure, dans les derniers dialogues, un détour essentiel. Il ne défend pas seulement la sagesse tout en radiant le plaisir, comme il le faisait dans les premiers dialogues, mais il conçoit la sagesse comme à la fois une recherche du bien et du vrai. Le plaisir est un bien. Il n’est plus considéré comme extérieur à l’être mais il est conçu comme coexistant au cœur de l’être avec la sagesse. L’examen de cette question a amené Platon[2] à concevoir la nature humaine comme un composé de plaisirs, de douleurs et de désirs auxquels fatalement, tout être est littéralement suspendu et comme accroché par ses préoccupations les plus profondes. Tel désir peut trouver soit satisfaction dans le plaisir, soit déception dans la douleur. Cette alternative définit en fait le genre de vie que chacun des humains choisira en préférant l’excellence de la vie modérée, la vie parfaitement humaine, comme le préconisait l’Etranger des Lois. Ajoutons que cette préférence déterminera par voie de conséquence la place de la politique qui éclaire à son tour toute l’anthropologie platonicienne. Car « l’étude du désir, ses diverses définitions, ses implications, les conséquences qu’il détermine, dessinent en effet une anthropologie, une conception de la nature humaine, qui permettent de comprendre quel type de politique Platon a constitué. »[3]

Depuis, Platon légitime la recherche du plaisir, c’est-à-dire l’aliment préféré du corps, certes dans des proportions raisonnables, mais il ne le dit pas d’une manière très ouverte et spécifique. Mais si Platon a taillé une place au plaisir et aux amusements dans la vie de tous les jours, il n’a pas confondu le vrai amusement avec le faux. Le premier a un caractère divin, alors que le second est ce que cherchent les Grecs de l’époque dans leur vie de tous les jours, et que Platon condamne.

Platon part de la fin qui a fait que Dieu a crée l’homme, il s’arrête sur le côté amusement dans cet acte. En fait Dieu n’a crée l’homme que pour s’amuser. La création de l’homme n’est finalement qu’un objet d’amusement pour la divinité[4]. Et comme l’acte qui se fait dans l’amusement est par définition un acte libre de toute contrainte, son produit sera évidemment aussi parfait que possible. Cet amusement divin « constitue réellement ce qu’il y a de meilleur » en Dieu et en l’homme. Dieu a crée l’homme sans contrainte mais délibérément. Il pouvait en fait ne rien créer ou ne pas créer l’homme. Mais en créant cet être en s’amusant, Dieu a crée le reste de l’univers pour le compte de cet être. La sollicitude divine pour sa créature chérie est sans scrupule. Toutefois il incombe à cet être d’imiter, autant qu’il le peut, le caractère du geste divin initial, c’est-à-dire l’amusement. Rappelons à cet égard, le rôle que jouent les fêtes dans l’ascèse et la rencontre des Dieux. Ainsi les cérémonies ne sauvent pas seulement Dieu, comme nous l’avons démontré auparavant, mais elles sauvent aussi l’homme. Autrement dit, l’homme doit honorer son créateur en vouant une partie de sa vie à l’amusement. Lequel amusement est libérateur, autant que possible, des contraintes de la vie de tous les jours. Car c’est lui qui permet à cet être de se consacrer à la recherche de la vérité, c’est-à-dire du bien qui reste, sans doute, l’objet de l’amusement le plus saint. Cet amusement rend la relation entre les deux composantes de l’homme aussi parfaite et équilibrée que possible. Et lorsque les deux parties de l’homme sont équilibrées chacune d’elles jouira convenablement du plaisir, alors que si cet équilibre est non réussi, aucune d’elles ne trouvera la quiétude. Ce déséquilibre aggrave aussi bien le plaisir que la douleur. « Il est clair que c’est dans une mauvaise condition de l’âme et du corps, mais non pas dans leur excellence, que se produisent les plus grands plaisirs, mais aussi les peines les plus grandes »[5], car rien ne vaut la modération. A ce titre, l’exemple du plaisir sexuel est défendu, par Platon, non absolument, à la manière animale, mais selon le régime le plus humain et le moins risqué : le mariage.

 

 De l’amour à l’érotisme.

 

La sexualité était considérée, selon la majorité des historiens des idées, comme une question tabou que les penseurs ont toujours esquivée, de différentes manières. Cependant ce jugement ne peut être appliqué aux derniers dialogues de Platon. Car dans ces écrits, notre philosophe a traité la question d’une manière directe, et même sans pudeur. Pour commencer, regardons rapidement, ce qu’il a déjà dit à propos de l’amour dans le Banquet.

L’expression d’amour platonique évoque, dans la mentalité commune et pas seulement celle des initiés à la philosophie, aussi bien la continence que la pudeur. Le commun des lecteurs du Banquet finira par admettre qu’avec l’amour platonique l’affection pouvait se passer de la sensualité, du moment que Platon autorise la relation sentimentale aux dépens de tout geste physique. Dans un langage plus adapté à notre ère, nous disons que le plaisir du cœur est conçu comme proportionnellement opposé à l’ascèse du corps. L’amour platonique, tel qu’il est exposé dans le Banquet, est un processus par lequel l’amant dépasse son individualité et sa corporéité espérant rejoindre l’absolu et l’intelligible. Autrement dit, il n’a pas à aimer un individu, mais un genre, il n’a pas à aimer un corps mais une âme. D’où l’érotique se présente comme une attitude sévère où tout attachement au corporel apparaît comme incompatible avec celui de l’âme, de telle sorte qu’il appelle un dépassement du sensible et de l’historique. Ainsi l’amour devient vraisemblablement synonyme d’élévation qui, de degré en degré, passe d’un beau corps à tous les beaux corps, des belles formes à la beauté de la conduite et des connaissances. Ce qui veut dire qu’au terme de la progression c’est le beau en soi qui se trouve atteint et aimé. C’est ce qui a permis à Platon de rapprocher entre l’acte d’aimer et celui de philosopher. Cette similitude permet à cet amour de rejoindre la dialectique. Ils sont analogues, puisqu’ils permettent en fin de compte de découvrir à l’âme que la beauté sensible est le reflet spéculaire de la beauté réelle. De cette façon l’amour n’est pas une question de sentiments détachés de toute raison, mais il est une sorte d’apprentissage intellectuel, incitant l’âme à revivre selon son état initial : un amour mystique. L’amour dénote, à ce niveau, un certain mépris du monde d’ici-bas, voire du corps tout court. Il n’est finalement qu’un moyen de fuir le tangible, et de cette façon il rejoint le philosophe. Deux voies différentes pour une fin unique : l’amour philosophique ou la sagesse aimée.

Cependant, il ne faut pas être philosophe pour comprendre que si l’homme arrête d’avoir des rapports sexuels le genre humain devient menacé. Et c’est ce qui allait donner à l’érotique une connotation humaine, et non animale. En ce sens, l’amour platonique ne refuse pas l’érotisme comme tel, mais l’érotisme aliénant qui s’oppose à son dépassement. Et s’il incite, dans la République, les magistrats à intervenir dans la composition des couples à marier, il légitime dans les Lois, les plaisirs sexuels proprement dits, qui restent toutefois en vue d’une fin suprême : le désir d’éternité. Ainsi l’âme, qui est principe de vie, devient principe de toute reproduction selon la disposition érotique[6].

 

De la sexualité

 

 Nous avons vu, jusqu’ici, que, parmi les plaisirs du corps et même de l’âme, Platon légitime la question du sexe. Car notre philosophe est assez las de concevoir l’homme comme un être qui peut se passer de tout ce qui est plaisir, puisque l’homme ne peut être ni un Dieu ni même un Démon. Cette sexualité recherchée et préconisée par Platon ne prend pas le caractère d’un simple plaisir animal. Même si elle est prescrite dans la nature humaine, tout d’ailleurs comme elle l’est dans la nature animale, elle doit garder, à l’encontre de celle des animaux, des règles et des fins humaines. La première règle qui est en même temps une fin première, et qui la plus dite de la part de tous, est la procréation pour la prolifération de l’espèce. « Nous devons nous attacher à ce qui est l’éternel renouvellement de la Nature en laissant après nous des enfants de nos enfants, afin de donner toujours à la Divinité des servants qui nous remplacent. »[7] Cet amour de Dieu donne obligatoirement l’amour du prochain, dont le conjoint est le plus proche. D’où cette procréation ne peut se faire par des individus qui ne s’aiment pas. L’amour pour notre philosophe est proche, comme il est dit dans le Banquet, de la philosophie. Mais il ne débute pas en tant que tel. Ses premiers pas commencent par l’amitié, une fois celle-ci est confirmée, entre des sexes différents évidemment, elle se convertit en amour. Ainsi l’amitié est une propédeutique à l’amour tout comme la mathématique est une propédeutique à la philosophie.

 Le meilleur de celui-ci doit être fondé sur des similitudes entre les deux parties. Autrement dit, l’amoureux qui se respecte ne doit aucunement prendre comme partenaire une personne de si différente de lui. Un homme libre, par exemple, ne doit aimer une esclave. Car l’amour est un sentiment noble qui doit lier des âmes homogènes, seuls ceux qui se ressemblent s’assemblent. « Nous appelons ami, je pense, celui qui, sous le rapport de l’excellence, est semblable à son semblable et égal à son égal… Quand l’amitié est poussée à l’extrême, nous lui donnons… le nom d’amour. »[8] Cet amour ne peut lier deux personnes, en l’occurrence deux hommes, entre eux, parce que c’est contre nature. Notre philosophe croit qu’il n’est pas bien « d’avoir un commerce amoureux avec de jeunes garçons comme si c’était avec une femme… Chez les bêtes, on ne voit pas de mâle s’accoupler pour une telle fin à un autre mâle parce que cela n’est pas dans la nature. »[9] Car tel rapport, pour lui, n’est pas du tout productif, du moment qu’aucun homme ne peut tomber en grossesse, et c’est ce qui rend tel acte condamnable, il est même comparable à un geste consciemment absurde, puisque les rapports sexuels « ont pour fin naturelle la procréation d’enfants, en s’abstenant d’avoir de tels rapports avec des mâles, et de ne pas plus, de propos délibéré, porter à l’espèce humaine le coup fatal, que l’on va ensemencer dans des rochers et dans des pierres, où jamais le grain ne prendra racine et jamais n’aura son pouvoir reproducteur naturel. »[10] Mais si Platon n’encourage pas l’homme (le mâle) a avoir des rapports sexuels avec quelqu’un de son sexe, en comparant son acte à celui d’un animal, parce qu’aucun animal (mâle) n’approche jamais son semblable, il méprise aussi l’homme qui se donne aux hommes telle une femme. Ce genre d’homme est à « blâmer…( parce qu’i l) s’abaisse à jouer le personnage de la femme. »[11] Outre la condamnation, Platon méprise aussi bien l’homosexuel, qu’il soit actif ou passif, que l’hétérosexuel, parce qu’ils ne sont pas en bonne corrélation avec ce qui est naturel pour chacun d’eux. Et si aucun droit ne peut contrarier la nature des choses, celle-ci a assez, pour ne pas dire trop, changé de nos jours, où l’on parle des droits les plus épatants !

Outre cette interdiction, Platon n’accepte pas de rapports sexuels normaux entre homme et femme non mariés. Il est catégoriquement contre l’adultère, du moment qu’un homme honnête n’a qu’à s’accoupler et non à coucher avec quiconque des femmes, du moment que son acte n’aura de valeur humaine que s’il cherche à procréer. C’est pourquoi tout homme doit s’abstenir « d’ensemencer n’importe quel sillon féminin où l’on ne voudrait pas voir lever le grain ! »[12] Et là Platon rapproche définitivement la poiêsis de l’érôs, et fait de ce couple le générateur de l’immortalité de l’espèce humaine. Cette proximité est dictée par la similitude entre les deux actes : la beauté et la création. De cette union naîtra la génésis qui implique une triple signification : reproduction, création et devenir[13]. Autrement dit, tout amour ne peut être légitimé que par le désir d’immortalité qui est satisfait par la procréation. Ainsi Platon condamne, tour à tour, l’homosexualité, l’adultère et l’inceste[14]. Si nous n’avons pas évoqué ce dernier, c’est parce que les arguments sont presque similaires à ceux de nos jours, et parce que, jusqu’ici du moins, nous n’avons pas connu ou entendu des opposants à tel interdit.

 

 Le véritable plaisir sexuel : le mariage.

 

Traiter la question de la sexualité, dans les derniers dialogues, n’est pas un tabou ou une question d’importance minime. C’est un débat qui s’éloigne nettement du niveau métaphysique, comme il l’est dans le Banquet, pour revêtir un caractère sociologique, psychologique et éthique.

A ce titre, la question de la sexualité s’est résolue clairement dans et par le mariage qui est prescrit comme juste milieu, plutôt comme une solution double : perpétuer l’espèce et satisfaire le désir[15]. Si la première fin du mariage est unanime, la seconde est relativement, à ce que croient certains, ne peut être platonicienne, alors qu’elle est solidement défendue par notre philosophe. Car c’est en parlant du mariage, en tant que première institution de laquelle doit s’occuper le législateur, que Platon a évoqué le désir et le plaisir du corps, loin d’une sexualité perverse. Nous pouvons soutenir que même si par le mariage, le couple participe par la génération à l’immortalité[16], cette relation ne fera pas des deux partenaires de simples machines à procréer, du moment qu’elle est basée sur l’amour qui ne peut que s’affermir de plus en plus par l’acte et le plaisir. Et c’est pour cette raison que le mariage n’est pas vu en tant qu’institution sociale uniquement, mais aussi en tant que source de plaisir légitime. En fait le désir de perpétuer l’espèce passe obligatoirement par le plaisir sexuel. Platon n’en y est pas opposé, nous pouvons dire même, qu’il demande à ce que celui qui atteint l’âge de trente-cinq ans sans se marier soit pénalisé[17], puisqu’il considère l’union entre un homme et une femme non une laideur, mais une relation d’une totale beauté. Elle est la jonction entre deux moitiés[18] qui se sont finalement retrouvées pour enfanter. « Or, enfanter, elle ne le peut dans la laideur, tandis qu’elle le peut dans la beauté. L’union de l’homme et de la femme est en fait un enfantement… L’objet de l’amour est la possession perpétuelle de ce qui est bon. »[19] Ainsi Platon ne légitime pas la recherche du plaisir par tous les moyens, comme chez certains adeptes de l’épicurisme[20], mais il est pour un plaisir qui respecte la morale et surtout les lois. Il est ouvertement « pour les plaisirs pleins de complaisance »[21] de l’amour dans le mariage et non la prostitution ou l’homosexualité[22]. Autrement dit, Platon est pour un plaisir légal et prescrit dans les bonnes mœurs.

Le Philèbe, tout comme les Lois, serait certainement classé dans les dialogues socratiques de jeunesse ou de maturité s’ils n’ont pas innové dans le traitement de la question des plaisirs. Platon s’y dépasse en reconnaissant que ni l’un, le plaisir, ni l’autre, la sagesse, ne peut l’emporter, mais qu’il est plus humain de les marier rationnellement et réellement. S’il le fait une première fois dans le Philèbe, en cherchant à contredire partiellement la thèse d’Eudoxe, une seconde fois, il assigne résidence au plaisir dans la nouvelle cité des Lois, en parlant, par exemple, de l’éducation mixte des enfants et des gardiens et des gardiennes de l’État, question que nous verrons bientôt.

Rappelons pour clore ce chapitre, qu’il est du devoir du philosophe, non pas seulement de traquer les sophismes, mais aussi et surtout d’éduquer les hommes, de dire aux autres, en particulier aux jeunes, ce qu’est, en réalité, l’homme : non pas d’après ses appétits naturels, mais dans son fond, dans son essence même. Le philosophe est en fait éducateur. Platon, après Socrate, a été l’éducateur de la Grèce, et duquel par suite nous avons à nous demander s’il peut être encore notre éducateur à nous, à l’homme absolument.

 

 


 

[1] Banquet, 200 a-e. Rappelons toutefois que cette idée ou du moins sa formulation est reprise, entre autres, par Spinoza et Schopenhauer. Ce dernier, par exemple, voit que L’homme est désir et que le désir est manque. Et c’est ce qui fait, pour lui, que toute vie est souffrance : « vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être ; c’est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur… », (Le Monde comme volonté et comme représentation, IV, 57). ( C’est à la traduction des Œuvres complètes de Platon en deux tommes par l. Robin et J. Moreau, la Pléiade, 1950, qu’on fait référence pour les œuvres de Platon cités dans cet article, sauf indication )

[2] Cf. Lois, 732 e.

[3] Janine Chanteur, Platon, le désir et la Cité, Paris, Editions Sirey, 1980, p. 1.

[4] Lois, 803 c.

[5] Philèbe, 45 e.

 

[6] Danielle Montet, Les traits de l’être : essai sur l’ontologie platonicienne, Grenoble, Millon, 1990, p. 63.

[7] Lois, 733 e.

[8] Ibid. 837 a.

[9] Ibid. 835 c.

[10] Ibid. 838 e.

[11] Ibid. 836 e.

[12] Ibid. 839 a.

[13] Danielle Montet, Les traits de l’être : essai sur l’ontologie platonicienne, Grenoble, op. cit. p. 62.

[14] Platon reparle de son point de vue sur la sexualité en 838e et 839a, où il reparle aussi de l’inceste qu’il a déjà évoqué en 837a-b-c-d.

[15] Lois, 720e-721a.

[16] Ibid. 721c.

[17] Ibid. 721 b et 721 d.

[18] Cette métaphore est assez présente dans la littérature arabe, chez Ibn El Moukafaâ par exemple, qui parle des deux moitiés d’un ballon qui s’assemblent grâce à l’amour.

[19] Banquet, 206 c, 207 a.

[20] Nous prenons ici l’épicurisme au sens courant (une certaine confusion depuis l’antiquité romaine) et non tel qu’il est professé par Lucrèce.

[21] Lois, 727c.

[22] Bien que l’homosexualité soit, à ce qu’on dit, pratique répandue à cette époque, Platon s’est opposé à cette pratique pour de multiples raisons qu’il évoque dans la République et, plus tard, dans les Lois.