Introduction à la phénoménologie

de David Bascans

 

                Conformément à son étymologie, la philosophie n'est pas la sagesse, mais un amour ou un désir de sagesse. Qu'en est-il donc de la philosophie, de son objet propre, de son domaine d'étude ? Ou encore : qu'est-ce qu'elle a à nous dire que ne saurait nous apprendre le scientifique ou le religieux ? Car enfin, la philosophie ne saurait présenter un intérêt qu'en restant utile, c'est-à-dire en offrant un savoir irremplaçable, irréductible à celui que proposent notamment les sciences. La philosophie dispose-t-elle alors d'un domaine et d'opérations qui lui soient absolument propres, tels qu'aucune autre science ne puisse les lui confisquer ? Or pour assurer à la philosophie une fonction propre, il est d'usage de lui attribuer la tâche théorique de donner du sens, c'est-à-dire de rendre compréhensible des faits, des événements, et plus généralement de rendre intelligible le monde dans lequel nous vivons. Elle aurait également pour vocation éthique de nous apprendre à mieux vivre, en établissant rationnellement le but légitime de la vie humaine et les moyens efficaces d'y parvenir. Cette approche n'est pas tenable puisque nous n'avons pas, dans la vie quotidienne, de faits bruts, incompréhensibles ; nous savons toujours plus ou moins ce que sont les choses et ce que nous avons à faire. Nous n'évoluons pas dans un désert de sens qui justifierait un recours à la philosophie, à son aptitude prétendue à définir la nature des choses et le but de nos actes. Bien au contraire, le monde de tous les jours est saturé de sens : il est plein d'objets familiers que nous savons reconnaître et dont nous savons faire usage, plein d'affaires en cours dont nous comprenons plus ou moins les enjeux. La philosophie, pour nous, ne consiste pas tant à donner du sens qu'à défaire le sens, qu'à rompre avec le règne de l'opinion commune et de la moralité ambiante. A cet égard, elle ne promet aucun des gains de la science, aucun des secours de la religion, aucun des bénéfices de la morale. Défaire, rompre, prendre du recul, de la distance, remettre en question tout ce qui se donne comme évident, comme allant de soi : il s'agit là tout d'abord d'une attitude critique qui n'a pas de motifs ni d'enjeux préalablement définis. Et tel est donc l'énigme qui anime la philosophie : ironie (Socrate), suspension de l'opinion (Platon), étonnement (Aristote), chemin du doute (Descartes), autant d'expériences qui renvoient à l'épreuve d'une crise de sens par laquelle ce qui paraît "naturel", dans notre façon de voir et d'agir, se fait problématique ou scandaleux, et devient le foyer d'un débat commun.

                Mais à quoi bon, dira-t-on, puisque ce débat est interminable. Le philosophe pose des questions auxquelles il ne sait répondre. Cette impuissance trancherait notamment sur l'aptitude du scientifique à résoudre des problèmes théoriques. Car enfin, connaître signifie connaître avec certitude, apporter des réponses claires et définitives ; le reste ne serait à cet égard que «philosophie» ou «littérature», c'est-à-dire verbiage sans rigueur incapable d'offrir la moindre vérité. Il convient cependant de faire deux remarques :

                . D'une part, c'est parce que la science réduit par méthode le monde et la vie à un objet de science, c'est-à-dire à ce qui se mesure et se calcule, qu'elle peut en former un savoir exact. Bref, la certitude de son savoir, qui reste d'ailleurs provisoire et révisable, a une condition : celle de la réduction méthodique du réel à des données mathématiques (c'est là ce qui caractériserait la science moderne depuis Galilée). C'est la raison pour laquelle elle abandonne les questions de sens et de valeur : la science peut bien expliquer ce qui arrive dans la nature mais non pas dire s'il est bon ou juste que cela arrive. Il ne saurait y avoir de démonstration du bien ou du mal, du juste ou de l'injuste, du beau ou du laid, ni même de preuve expérimentale. Le domaine de l'éthique (de ce qu'il est préférable de faire ou non) ne relève, au regard d'une science qui ne jure que par l'exactitude mathématique, que d'une appréciation sans fondement objectif, que d'un jugement relatif sans rigueur rationnelle. Par ailleurs, il ne va pas de soi que le réel puisse se réduire, sans reste, à un objet de science méthodiquement constitué : que l'on soit amené, par exemple, à regarder l'organisme d'un animal comme un automate parce qu'un tel procédé favorise une maîtrise technique, ne nous autorise pas à réduire ce corps à une sorte de machine, et la vie qui l'anime à du mécanisme. C'est là confondre la chose elle-même - ici le corps vivant - avec la représentation que l'on s'en fait, avec le regard que l'on porte sur lui ; c'est confondre le réel avec son simulacre théorique. De la même façon, l'univers qui apparaît au physicien n'est pas le monde offert à nos yeux mais le monde reconduit, par un exercice d'abstraction à ce qui s'y laisse réduire à des significations mathématiques. Cet univers, c'est le monde sans doute, mais privé de son sens vécu, et regardé à travers des "lunettes théoriques". Or que l'on veuille lire le texte du monde d'une façon mathématique est une chose, mais que l'on s'autorise à faire de cette lecture la seule véritable et légitime en est une autre, qui relève de la naïveté. La science doit ainsi admettre les conditions et les limites que lui impose sa méthode ; son efficacité a un prix - celui d'un appauvrissement du monde : la beauté d'un paysage, l'ambiance d'une soirée, l'atmosphère d'un lieu, le goût des tomates, la nostalgie d'une chanson, la sincérité d'un regard, la sensualité d'un geste, mais aussi tout ce qui relève de la tradition, de la croyance, de l'espérance, etc. tout cela apparaît comme "insignifiant" aux yeux d'un scientifique qui exclut de sa représentation du monde tout élément subjectif. Autrement dit, le scientifique qui dénigre la perception quotidienne et naïve du monde, avec la sensibilité et les éléments de culture qui la déterminent, ne doit pas rester aveugle à ce que son propre regard peut avoir d'abstrait et ne doit pas oublier que le monde vécu précède toute théorisation scientifique et que c'est en lui que tout savoir doit pouvoir se légitimer et se fonder. Pour savoir ce qu'est un corps, par exemple, on peut bien en observer les contours, en reconstituer l'anatomie, en étudier le fonctionnement, mais un tel savoir, par ailleurs utile et efficace, ne saurait se prétendre suffisant. Considérons un étudiant en biologie occupé à lire un ouvrage de physiologie : ce n'est pas un tel savoir scientifique qui lui permet de mouvoir ses mains pour tourner les pages de son libre, ni même pour suivre le texte des yeux, etc. Ce n'est pas non plus en vertu d'un tel savoir qu'il peut se lever le matin, descendre les marches de son escalier, boire et manger : avant le corps vu, le corps étudié, il y a le corps vécu dans l'intimité de la chair, dans le plaisir et la souffrance, dans le sentiment de l'effort - on pourra bien dire qu'il ne s'agit là que d'une perception subjective, il n'en reste pas moins que c'est là, en cette expérience concrète, que ce corps se connaît et se révèle à lui-même. A négliger ce premier contact, notre biologiste risque de ne plus manipuler que des abstractions, de se déconnecter de l'être même du corps et de la vie, de se couper tout simplement de la réalité.

                . D'autre part, alors que la science ne reconnaît que la certitude positive  (il s'agit toujours pour elle de dire quelque chose de certain sur quelque chose), la philosophie ouvre une autre voie : celle de la certitude négative. Ne pas pouvoir répondre à une question de sens (la vie vaut-elle la peine d'être vécue ? Comment vivre en sachant que l'on va mourir ?) n'est pas, comme on le pense trop souvent, un aveu d'impuissance : encore faut-il comprendre en quoi et pourquoi une telle question ne peut pas, voire ne doit pas, en recevoir. Il y a certitude négative lorsqu'on comprend pourquoi une question ne peut que rester sans réponse. Il ne va pas de soi, après tout, que le réel puisse, sans reste, se conformer à l'exigence d'un savoir scientifique : la raison n'est jamais aussi sage que lorsqu'elle cherche à rendre raison d'elle-même et de ses propres limites. Sans cette lucidité, elle se réduirait à une raison instrumentale et calculatrice, aveugle à son propre exercice. Ce que la philosophie peut admettre, c'est non seulement que le réel peut être irréductible, pour une part, à ce que l'on peut habituellement en dire et à ce que la science même peut en saisir, mais plus encore que cette irréductibilité, cette sorte de résistance à la définition et au calcul, peut être essentielle et définitive. En fait, si simple et banale qu'elle soit, une expérience humaine, celle du corps, de l'amour, de la société, de l'autre ou de soi-même, ne coïncide jamais tout à fait avec ce que l'on peut en dire. Il y aurait en toute expérience humaine une part de sens irréductible aux plus communes évidences, et comme une vie secrète, comme un fond d'énigme qui ouvre à l'expérience de la pensée et de l'incertitude féconde et créatrice. Ainsi en est-il de notre propre humanité : "qu'est-ce que l'homme ?" - cette question doit rester sans réponse. Précisons tout d'abord le sens de cette question : il s'agit de savoir ce qui est le propre de l'homme, ce qui fait de lui ce qu'il est, ce qui le produit comme tel, comme un homme et non pas autre chose, un chat ou un chien. Le propre signifie : ce qui appartient à tous les hommes (sauf accident) et rien qu'à eux. Mais il faut d'emblée distinguer ce qui est propre à l'homme en tant qu'animal et ce qui est propre à l'homme en tant qu'homme. En effet, comme toutes les espèces animales, l'espèce humaine (Homo sapiens) présente des traits qu'elle partage avec tous les vivants (naître, se nourrir, mourir), avec certains animaux (avoir des dents, une boite crânienne), et des traits qui lui sont propres (avec telle dentition, telle boite crânienne). Il reste que la dentition humaine, le crâne humain, relèvent de l'animalité de l'homme : cela fait de lui un animal distinct, spécifique, un autre animal mais non pas autre chose qu'un animal. Or c'est précisément ce que l'on a en vue lorsqu'on parle d'une humanité de l'homme : celle-ci ne tient pas à ce qui lui serait propre en tant qu'animal mais à ce qui lui serait propre en tant qu'il s'excepte du domaine même de l'animalité. Elle renvoie à l'homme, bien sûr, mais en tant qu'il ne se réduit pas à ce qui fait de lui, aussi, un animal - ce qui se joue, c'est l'idée d'une "exception humaine". Ajoutons que cette question de l'homme se pose tout particulièrement dans une société (européenne) où la tradition ne s'impose plus, où elle peut être interrogée et discutée : demander ce qu'est l'homme, c'est déjà prendre une distance critique à l'égard de tout ce qui, par tradition ou par habitude, se donne comme une réponse toute-faite, immédiate et évidente. Et le propre de la culture européenne, c'est non seulement de reconduire l'humanité à l'intrigue de son sens, mais surtout de ne plus céder à la tentation d'y répondre sur le mode de la certitude : prétendre dire ce qu'est l'homme, ce qu'il doit être, et comment il doit vivre, c'est toujours exclure ceux qui ne se conforment pas à cette définition. Autrement dit, toute définition de l'homme aboutit toujours à une discrimination. Mais ce "ne pas savoir" n'est pas strictement négatif : il constitue l'être même de l'homme, il en caractérise l'humanité : est "humaine" la vie qui ne sait pas à l'avance comment et pourquoi elle doit se mener, qui reste profondément indéterminée. C'est sur cette certitude négative - on ne peut pas dire ou savoir ce qu'est l'homme - que se fonde toute la civilisation occidentale : que l'homme ne puisse être défini à l'avance et une fois pour toutes signifie qu'il lui revient de se déterminer lui-même - la liberté et la singularité se laissent ainsi reconnaître comme les traits essentiels de la vie humaine.

                C’est dire que la philosophie n’est pas vaine, qu’elle a bien sa place dans le domaine de la culture. Mais quel est, pour nous, son objet propre d’étude ? Les questions de sens et de valeur, sans doute. Il importe pourtant d’en préciser la portée et les enjeux. Par son exigence de radicalité, la philosophie se doit de rendre compte de cela même que la science présuppose : l’expérience du monde et de la vie. Car il faut bien que le monde soit donné avant et pour pouvoir le regarder de façon objective. Il faut bien que le biologiste sache plus ou moins ce qu’il en est de la vie pour pouvoir discerner autour de lui, dans cette masse indistincte des faits, ce qui relève ou non de la vie. C’est ce champ de l’expérience préalable à toute étude scientifique qu’il importe d’examiner puisque toute intelligence des choses, d’une manière ou d’une autre, s’y fonde ou s’y enracine. C’est là, en philosophie, ce que l’école phénoménologique se propose justement d’accomplir, en guise de travail de fondation des sciences.

I. La phénoménologie comme "science rigoureuse" : le "retour aux choses-mêmes".

                La phénoménologie représente un courant majeur de la philosophie contemporaine. Fondée en Allemagne au début du XXe siècle par Edmund Husserl (1859-1938) et développée par Martin Heidegger dans la perspective d’une philosophie de l’existence. Elle se propose, à une époque qui ne jure que par le savoir scientifique, de jeter sur les choses un regard neuf qui soit plus attentif à la façon dont nous en faisons l'expérience. Elle nous invite ainsi à nous réapproprier notre expérience, à appréhender le monde dans lequel nous vivons par la façon dont nous en comprenons le sens. Il ne s'agit pas de discréditer la science, de nier la validité du savoir qu'elle constitue, mais de lui assurer une juste place, qui n'est donc pas exclusive, dans l'ordre de l'intelligence humaine. La question qui se pose est celle-ci : la science peut-elle prétendre à une connaissance complète et définitive, de telle sorte qu'aucune question valable ne puisse se poser au-delà ? Ce que nous contestons n'est pas la science elle-même mais le scientisme comme attitude d'esprit qui rejette comme naïf ou inconséquent tout ce qui ne se conforme pas à la méthode scientifique. Peut-on prétendre, par exemple, qu'un savoir biologique puisse totalement rendre compte de l'amour ou de la mort ? N'y a-t-il donc rien à ajouter après que l'on ait détaillé les processus hormonaux ou les étapes de décomposition ? On peut, bien sûr, expliquer l'amour par des causes biologiques, établir une sorte de "chimie de l'amour", mais le scientifique qui en fait son objet d'étude, se posant comme un spectateur neutre et objectif, ne comprendra jamais ce qu'est l'amour tant qu'il ne l'aura pas lui-même éprouvé. C'est dans l'expérience du lien et de l'attachement que l'amour se révèle en son sens, que nous en faisons l'apprentissage, et c'est à elle qu'il nous faut revenir, sauf à jouer avec des concepts abstraits dont on ne sait plus exactement à quoi ils se réfèrent. Bref, il en est du corps comme de l'amour : le scientifique présuppose toujours ce qu'il entend expliquer. Il puise dans l'expérience vécue, dans sa vie d'homme, ce qu'il cherche à connaître après coup par sa méthode de travail. C'est contre cette tentation d'une déconnection théorique que la phénoménologie rappelle la nécessité de "voir ce dont on parle", c'est-à-dire de fonder les concepts sur une perception directe des choses elles-mêmes. Phénoménologie signifie la science des phénomènes, c'est-à-dire la science de ce qui apparaît, de ce qui se montre, de ce qui se manifeste à la conscience. Il pourrait sembler, au premier abord, qu'une simple description empirique pourrait suffire : décrire les choses telles que nous les voyons. Or s'il est besoin d'une philosophie, c'est que ce qui se donne, le plus souvent, échappe justement à notre regard ; les choses elles-mêmes - le corps et l'amour pour reprendre nos exemples - sont d'abord et le plus souvent recouvertes par le langage d'une tradition et d'une culture qu'il s'agit de "détruire" (au sens où Luther parle d'une destructio, désignant par-là, selon J. Derrida, "la désédimentation, la déconstruction d'une théologie tard-venue qui aurait occulté le message évangélique originel"). Ce que l'on peut ainsi comprendre du corps ou de l'amour relève d'une longue tradition de pensée, souvent figée sur le mode du préjugé et de la coutume, qu'il convient d'élucider. Il s'agit d'échapper ainsi à l'emprise de tout ce qui se donne comme immédiatement évident, de tout ce qui semble relever d'un ordre naturel des choses, et qui ne relève finalement que d'une habitude de pensée privée de sens, vidée de toute spiritualité (c'est le règne de la doxa selon Platon, philosophie grec du IV e siècle av. J.C, c'est-à-dire de l'opinion commune). Il convient ainsi de retrouver le sens et l'origine de nos manières de faire et de dire, d'en ressaisir les intentions de sens oubliées, pour les soumettre alors à un examen critique, pour les confronter à une exigence de vérité, pour les fonder en raison. Bref, s’il y a une discipline qui se nomme phénoménologie, c’est que nous ne savons pas immédiatement voir les choses. Nous sommes en effet si absorbés par nos tâches quotidiennes que nous ne voyons plus les choses et ne percevons d’elles que ce qui nous est utile. Nous sommes si ancrés dans nos habitudes de pensée que nous recouvrons les choses, le plus souvent, d'idées confuses et inadéquates, puisées dans des traditions méconnues. Pour être sensibles de nouveau à ce que livre notre expérience, à la façon dont quelque chose nous apparaît, il faut donc faire abstraction de son utilité immédiate, ainsi que de tout préjugé, de toute croyance. On voit alors que pour être phénoménologue, il ne suffit pas d’ouvrir les yeux, mais il faut aussi pratiquer une certaine ascèse, mot qui en grec signifie "exercice". Il faut exercer son regard, le rendre plus incisif, mettre entre parenthèses ses propres préoccupations du moment, pour faire apparaître les choses dans leur vérité. C’est aussi ce que fait le peintre tout autant que le poète ou le musicien, qui voient, entendent et perçoivent ce à quoi l’homme ordinaire est sourd et aveugle. Le phénoménologue n’est pas un métaphysicien, c’est-à-dire quelqu’un qui présuppose qu'il y a une réalité inconnaissable cachée derrière les apparences. Au contraire il fait confiance à son expérience et pense que la chose elle-même, à travers ce qui y apparaît, s'y livre en vérité. Mais il reconnaît cependant qu'elle peut ne pas être immédiatement accessible et qu’il faille pour cela une méthode, c’est-à-dire une procédure d’accès, un chemin : "phénoménologie, déclare Husserl dans L'Idée de la phénoménologie, désigne avant tout une méthode et une attitude de pensée : l'attitude de pensée spécifiquement philosophique et la méthode spécifiquement philosophique." Cette méthode obéit à ce célèbre mot d'ordre de Husserl (dans l'introduction des Recherches logiques, 1901) : "Retour aux choses mêmes". Le principe "d'absence de présuppositions" en forme une exigence fondatrice. Conformément à ce principe, il convient de pratiquer une Epochè, c'est-à-dire une suspension ou une "mise entre parenthèses" de tout savoir disponible, de tout préjugé, de toute croyance. Il ne s'agit pas de nier ou de négliger ce que nous pensons immédiatement de la vie, de l'amour, de la mort, de rejeter comme fausses nos premières opinions, mais de ne plus y adhérer naïvement afin de gagner une distance critique, c'est-à-dire d'en interroger le sens et d'en assurer le fondement. L'épochè n'est pas une négation mais relève plutôt d'une retenue, d'une neutralité conquise. Ce qui n'est pas aisé : il convient en effet de rompre avec une attitude d'esprit que Husserl appelle "attitude naturelle" qui consiste à tenir les choses comme "allant de soi", à s'enfermer, de façon inaperçue, dans l'évidence du préjugé et de l'opinion toute-faite. Le philosophe doit s'exercer à déconditionner son esprit à l'égard des habitudes de pensée. L'attitude naturelle nomme ainsi un état d'encombrement de l'esprit qui appelle un "changement radical d'attitude" qui est "pénible", selon l'aveu même de Husserl, censé nous "apprendre à voir, à distinguer, à décrire ce qui se trouve sous nos yeux". Le principe d'absence de présupposition implique à cet égard de distinguer entre deux sens de l'évidence : selon une interprétation répandue, ce qui est évident, c'est ce qui "va de soi", ce qui se donne comme "naturel", sans être interrogé, ce qui se comprend de soi-même. Une chose évidente est une chose dont le sens semble s'imposer de lui-même, sans requérir la moindre justification. Au contraire, l'évidence philosophique implique une interrogation critique totale et permanente : "évident" signifie alors "complément justifié", "entièrement fondé". Or ce fondement rationnel ne saurait provenir que de ce que Husserl appelle une "intuition originaire" : ne peut être tenu pour pertinent que ce qui se donne à voir dans une expérience vécue, à la première personne. L'objet à décrire doit se donner lui-même, dans une expérience directe. A cet égard, les lieux communs du "on" ("on pense que", "on dit que") qui nous déchargent habituellement d'une vision directe des choses, n'ont aucune place en phénoménologie : l'usage commode de "simples mots" qui ne s'alimenteraient pas à la source même de l'expérience est rejeté. 

II. Les étapes de la méthode : réduction phénoménologique et réduction eidétique.

                Il faut ici prendre le mot "réduction" dans son sens propre : re-ducere en latin qui ne veut pas dire seulement "réduire" au sens de soustraire, mais aussi reconduire. C’est là l’ambition de la phénoménologie : elle veut nous reconduire à la vérité des choses, nous ramener à ce monde dans lequel nous sommes déjà et non pas nous proposer une évasion vers un autre monde.              

                . La réduction phénoménologique : reconduire à l'expérience.

                Le premier exercice, proprement réflexif, puisqu'il s'agit de faire retour, consiste à reconduire le réel à son "phénomène", c'est-à-dire à la façon dont il nous apparaît, à la manière dont il est compris et reconnu. Autrement dit, retourner à la "chose même" consiste non seulement à voir une chose mais à voir comment nous la voyons - ce que nous pouvons en dire et en comprendre. Car le monde vécu, celui en lequel nous évoluons chaque jour n'existe pas de lui-même, comme une réalité indépendante, strictement objective (c’est là un préjugé commun), mais présuppose quelqu'un qui sache le reconnaître, c’est-à-dire lui prêter un sens. Car voir, ce n'est pas seulement ouvrir les yeux, et sentir passivement des formes ou des couleurs, mais c'est identifier ou reconnaître ce qui s'offre à nous. Nous ne voyons dès lors des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes, à travers nos rêves, nos projets, nos souvenirs, nos idées, etc. C'est à travers cette activité de la conscience (intellectuelle, imaginaire, émotionnelle, etc.) que nous conférons un sens aux choses, que nous en faisons ainsi les objets d'un monde spirituel, proprement humain. Cela ne signifie pas, malgré tout, que nous puissions donner n'importe quel sens à n'importe quoi et qu'il n'y ait donc là que perception subjective et arbitraire, sans vérité possible. Prenons un exemple: on peut considérer que le temps est une réalité objective, un écoulement des choses. Il peut faire l’objet d’une observation et d’une mesure : cinq heures par ex. sur le cadran d’une montre. Pourtant, cette durée n’est pas vécue de la même façon. Elle apparaîtra plus ou moins « longue » selon l’état d’âme. On distingue ainsi, dans la philosophie classique, le temps objectif et la perception subjective de ce temps. Il s’agira, en régime de pensée phénoménologique, de « revenir au temps lui-même », à la façon dont il se donne à une conscience. Ce qui importe alors, ce n’est pas la diversité d’appréciations du temps, mais ce qui permet à chacun d’entre nous de faire l’expérience du temps. L’enquête n’est pas de nature psychologique mais « transcendantale » : il s’agit de savoir comment quelque chose comme du temps peut devenir l’objet d’une expérience vécue (et cela quelle que soit la perception subjective que nous pouvons en avoir). Or pour qu’il y ait du temps, il faut un écart maintenu entre ce qui advient maintenant et ce qui vient tout juste d’arriver ou ce qui s’apprête à se produire. Bref, il faut un laps de temps, une durée. Sans cela, il n’y aurait pas de temps, mais une suite d’instants aveugles les uns vis-à-vis des autres. Le temps n’est donc pas une réalité là-devant qui tiendrait son existence de lui-même ; il est quelque chose qui apparaît devant quelqu’un qui doit bien pouvoir le reconnaître, c’est-à-dire l’éprouver et le comprendre. Son expérience suppose le milieu d’une subjectivité humaine. Mais ce qu’il faut entendre alors pas « subjectivité » ne coïncide pas exactement avec un ensemble d’états d’âme : elle renvoie bien plutôt à cette activité de conscience par laquelle peut se constituer une expérience du temps, par la mémoire et l’imagination.

                . La réduction eidétique : reconduire à l'essentiel.

                A chacun selon son expérience, selon son vécu : tel pourrait se définir le psychologisme. Lorsqu'on se représente une orange, un enfant, ou même le nombre 13, ces représentations mentales portent la marque du sujet qui les produit : de ses désirs, de sa volonté, de son éducation, etc. Ainsi de la perception d'une orange que peut déterminer un souvenir d'enfance ; ainsi du "13" qui peut recevoir le sens d'être un nombre maléfique en vertu d'une croyance superstitieuse. Chacun aurait ainsi sa propre perception des choses, en fonction de son histoire, de sa culture, de telle sorte que toute vérité empruntée à l'expérience ne pourrait être que relative. Décrire l'expérience amoureuse en portant son attention sur ce qui est vécu "en première personne" semble ainsi condamner à n'en connaître qu'un point de vue particulier et provisoire. Le relativisme ainsi défendue compromet la possibilité d'une vérité objective : ce que l'on pense dépendrait strictement de notre histoire, de notre culture, de notre personnalité, des caractéristiques de l'esprit humain, et non pas d'une nécessité qui tiendrait à la chose même. Or si Husserl entend retourner à l'expérience vécue, c'est parce qu'il conçoit la possibilité d'en saisir des vérités rigoureuses, c'est-à-dire universelles et irréfutables. Il s’est alors demandé, notamment dans les Recherches logiques (1900-1901) comment dépasser un tel psychologisme, qui postule une totale subjectivité de l'expérience et qui en relativise la validité. Considérons les concepts mathématiques : les idées de nombre ou de figure ne seraient-elles pas tout simplement des constructions arbitraires de l'esprit ? Pas exactement : que l'on prête ou non, par exemple, un sens maléfique au nombre "13", cela ne change rien à la nécessité pour chacun de la penser comme la suite arithmétique de "12". En géométrie, de la même façon, un triangle est une figure aux caractéristiques universelles : elle a trois côtés et trois angles. On peut alors y ajouter ses humeurs et ses croyances, et même varier sa taille ou la longueur d'un de ses côtés, son essence reste la même, et s'impose à l'esprit. Que le nombre "13" ou le "triangle" ne puisse se donner sans une expérience de pensée ne signifie pas que celle-ci puisse se le représentation à sa convenance. Qu'on le veuille ou non, pour se représenter un triangle, on ne peut pas faire autrement que de tracer en son esprit une figure à trois côtés. Autrement dit, on ne pense pas n'importe quoi n'importe comment : la pensée obéit à un ordre logique des choses. Il y a une vérité objective du concept mathématique, ici du concept de "triangle", un noyau irréductible de nécessité logique sans lequel il n'y a plus aucun sens à parler de triangle. C'est à ce noyau de vérité que Husserl entend accéder par la pratique de ce qu'il nomme "réduction eidétique". Cette méthode consiste à modifier, à varier par imagination les caractères d’un objet afin d'en dégager les traits essentiels, invariables. Ainsi, lorsque nous percevons un arbre, celui-ci peut se présenter sous différents états – platane, sapin ou cerisier en fleurs –, mais la pensée peut en extraire un schéma abstrait qui dépasse toutes les figures possibles : l’idée d'arbre, à laquelle on associe un tronc et des branches… C’est la forme générale, le "noyau commun" qui s’impose lorsque l’on pense à un arbre. Qu'est-ce donc que l'essence ? Par ce terme, on désigne ce qui définit la nature d'une chose, ce qu'elle est en elle-même, indépendamment de ses caractéristiques accidentelles. Elle répond à la question "qu'est-ce que c'est ?", "c'est quoi ?" (le quid latin).

   

 

Bascans david. davidbascans@yahoo.fr