Home page icon«Replacer la science dans le cadre humain et limité dont elle est issue et qu'elle n'aurait jamais dû quitter, ce n'est pas méconnaître sa grandeur mais mieux connaître sa fragilité. » (Dr. A. Cuénot. Les Certitudes irrationnelles. 1967 Éditions Planète 

la "cause perdue"

par André Artru

N'y a- t-il pas de quoi s'émerveiller ? Voilà un mot qui avait acquis droit de cité depuis des siècles, et qui vient d'être frappé d'ostracisme par toute la frange effervescente d'un corpus scientifique qui écoute et opine.  De quoi s'agit-il donc de si important?

Tout simplement du bannissement  du mot "cause"

Avant d'aller plus loin, avant d'analyser les causes (pardon! les motifs!) de cette excommunication   majeure, essayons d'y voir plus clair.

 Soit un ensemble EQ1 en équilibre statique dans le temps. Soit par ailleurs un évènement E qui, par le simple fait de son être,   induit dans cet ensemble EQ1 un processus temporel par lequel quelque chose se modifie pour aboutir à un nouvel équilibre EQ2. Eh bien, je récuse tout diktat qui prétendrait m'interdire d'appeler l'évènement E "cause", et  le nouvel équilibre EQ2 "effet", indépendamment de toute connotation téléologique ultérieure. Parce que nulle pirouette sémantique, nulle contorsion de vocabulaire, nulle prestidigitation lexicale ne pourra empêcher un mot de dire ce qu'il veut dire, dès l’instant où ce mot à acquis une acception univoque.

Mais enfin quelle importante raison a pu frapper d'un tel interdit ce pelé, ce galeux, ce mot apparemment fort inoffensif qui s'écrit "cause"? Ne serait-ce pas tout simplement parce, sous certains éclairages bien particuliers, il est virtuellement chargé de fortes connotations finalistes, pour ne pas dire métaphysiques, et que la frange doctrinaire évoquée ci-dessus refuse par principe et dans l'absolu toutes  les interprétations erratiques qui pourraient évoquer autre chose qu'un rationalisme hors duquel il n'y a pas de salut?  

Mais pourquoi s'émouvoir de la sorte ? Il importe peu au savant en tant que tel, il faut y insister, que l'ordre des phénomènes qu'il observe et des lois qu'il découvre procèdent ou non d'un "projet" : là n'est pas le domaine de son action. Et si Descartes et Galilée ont pu dégager la science de toute interprétation animiste, il n'en reste pas moins qu'ils n'ont jamais prétendu qu'elle n'était pas incluse comme moyen dans un système téléologique qui la dépassait infiniment.

            Le scientifique qui se penche sur le phénomène (physique, biologique, etc.) dispose, au plus haut degré, des connaissances qui lui permettent d'opiner valablement en la matière. Encore doit-il spécifier que les conclusions philosophiques qu'il en tire relèvent de spéculations d'une tout autre nature que les hypothèses qu'il émet en tant que scientifique.

            Chacun de nous — et le savant plus que tout autre — s'interroge et conclut sur la signification des valeurs qui structurent la pensée et l'action humaines. Mais il convient de ne pas mélanger les "genres", et de se souvenir que la science est observation et description du phénomène. Elle est inadéquate en tant que telle, pour présenter une validation – ou une axiologie – de ses propres démarches, de sa propre nature. Il revient à la philosophie, à travers l'épistémologie, d'en donner l'interprétation en termes de cause finale ou de gratuité. D'ailleurs ne savons-nous pas que nulle structure n'est capable d'une auto-analyse exhaustive?

Le Robert nous dit, entr'autres,  que "la cause" est le principe d'où une chose tire son être; le fait d'un être (que l'on peut appeler  agent, ou auteur, ou créateur) qui modifie un autre être (le détruit ou plus souvent le crée).  On peut aussi définir la cause comme fondement, moteur, origine, principe. Ce qui a nécessairement induit les acceptions de:

Cause première, au-delà de laquelle on ne peut en concevoir d'autre.

Causes finales : but pour lequel chaque chose aurait été faite.

Et c'est bien cette acception plus ou moins implicite de finalité  qui fait voir rouge à tous ceux qui récusent abruptement toute immanence, tout évènement analysé en tant que cause finale. On croit réentendre Jacques Monod asséner son fameux principe d'objectivité. En décidant impérialement et a priori que la Nature est objective et non projective,  il prétendait poser comme seul fondement scientifique valable ce que des générations de penseurs ont cherché à prouver ou à nier au terme de longs efforts de compilation, d'analyse et de réflexion. Énonçant son mémorable "Postulat d'objectivité", il affirme: «…la pierre angulaire de la méthode scientifique est le postulat de l'objectivité de la nature. C'est-à-dire le refus systématique  de considérer comme pouvant conduire à une connaissance "vraie" toute interprétation des phénomènes donnée en termes  de causes  finales, c'est-à-dire de projet…». (P.32 Le Hasard et la Nécessité. Ed. Du Seuil, Paris)  Toute prospective téléologique est récusée comme non-valide, inadéquate, et condamnée aux oubliettes définitives des errements  fallacieux et des idéologies évasives et sans fondement. Faut-il répéter que la recherche en tant que telle est indépendante de toute ontologie?

Parce que  la pyramide du déterminisme, c'est-à-dire la chaîne immense des liaisons causales aboutit à son extrême sommet, si l'on accepte d'en gravir les niveaux successifs et d'en accepter les connexions causalistes, à l'ultime, à la suprême interrogation, en même temps que se pose la question de sa pertinence : quelle est la cause des causes?

 Et c'est là qu'apparaît en filigrane quelque chose comme le premier moteur aristotélicien. Alors là, l'ombre immense de ce "quelque chose" irrationnel, impossible à mettre en équations, irréductible en ses éléments premiers, réfractaire absolument à toute analyse logique, affole et exaspère tel scientifique enfermé dans ses certitudes raisonnables. Comment pourrait-on mettre à genoux ce  géant  évanescent? Comment vaincre une ombre invulnérable aux armes de la preuve expérimentale et de l'absolutisme rationnel?  Et comment  affirmer la suprématie définitive de l'intelligence si ce fantôme ubiquitaire et indestructible venait à se profiler dans le temple de la Connaissance Rationnelle? Comment donc s'en débarrasser  autrement qu'en le niant puisqu'il est hors de portée de toute dialectique, invulnérable à toute critique logique?

Parce qu'il a bien fallu constater sinon accepter la puissance irréfragable de son obscur et lumineux message, par la magie duquel se sont édifiés, tout au long de l'évolution humaine, ces chefs-d'œuvre de l'inutile que sont les temples de toutes les religions, les arts sacrés, depuis les Indes Védiques jusqu'aux tribus totémiques de l'Amérique et enfin tous les textes inspirés pour lesquels des hommes ont sacrifié leur vie.

Certaines fractions absolutistes de la science ont décidé que la connaissance scientifique était suffisante pour analyser la totalité de l'aventure humaine, qu'elle était capable d'une explication exhaustive du phénomène de la vie en général et du phénomène humain en particulier. Peut-être. Mais alors, comment expliquer cette pulsion immanente, inéluctable, et gratuite qui meut, qui a mu l'humanité à travers le temps et l'espace, depuis ses premières manifestations néolithiques jusqu'à l'art et l'architecture sacrée que nous connaissons? Comment expliquer la permanence, la force de ce besoin de transcendance dont toutes les époques, sous toutes les latitudes nous ont laissé le puissant témoignage? Besoin de se rassurer? La réponse  est un peu courte, car enfin pourquoi invoquer une "Cause" (!!) en dehors de toute explication raisonnable, alors qu'il eut été si naturel de laisser l'interrogation en suspend ou bien d'en postuler une interprétation – éventuellement future – qui resterait dans le domaine du quotidien habituel ? Et surtout  pourquoi, comment, imaginer et faire appel à cette "anormalité", à cette "idéalité para-normale" en dehors de toute expérience usuelle, familière, si cette "anormalité" – qui n'est autre que  le concept de transcendance – ne s'était  pas profondément  et tout  nouvellement inscrite, avec l'intelligence consciente d'elle-même,  dans les gènes du primate devenu un homme?

Que faut-il en penser? La science, dans son immense domaine, est une valeur sûre, incontestable et d'ailleurs incontestée. Mais comment pourrait-elle, sans pétition de principe et donc sans abus de pouvoir, porter un jugement de valeur sur ses propres démarches ? Comment pourrait-elle sans présumer de ses possibilités prétendre à une lucidité trans-phénoménale pour laquelle elle n'est pas faite?

Laissons donc la porte entr'ouverte à une interprétation extra-rationnelle d'un vaste pan de la psyché humaine, laquelle interprétation ne saurait se passer  de l'élan que seul le tremplin de la science peut lui procurer. 

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Les mots ne sont jamais que des symboles. L’acception d’un terme est sujette à variations dans le temps et dans l’espace. Il ne faut pourtant pas oublier  que derrière le mot se cache un processus ou un certain équilibre. Que faut-il penser des nouveaux concepts induits par la physique des deux limites spatiales, l’infiniment petit et l’infiniment grand ?

Que le microcosme ait besoin pour l'instant   d'explications quantiques appuyées sur de nouveaux concepts, soit.

Que le macrocosme s'analyse provisoirement en termes de relativité par rapport aux catégories espace-temps, fort bien.

Mais pourquoi alors  le mésocosme, qui abrite le phénomène humain, n'aurait-il pas ses lois propres, ses règles particulières, et ce d'autant plus qu'il concerne le monde de la pensée par laquelle micro et macrocosme prennent signification?

Beaucoup de savants, physiciens notamment, on accepté – provisoirement – ce monde des "trois physiques" en attendant la nouvelle théorie unitaire  ultra-physique (métaphysique ?) qui unifiera enfin les trois explications parcellaires, incomplètes, qui définissent la physique d’Einstein, la physique de Newton, et la physique de Max Planck et Schrödinger

Que certains concepts relativistes ou quantiques n’aient pas de représentés dans notre environnement sinon à travers des êtres mathématiques sans odeur, sans saveur, sans couleur, sans nul impact sensoriel ou affectif, peu importe. En effet, ils ne sont  que des outils efficaces dont le savant s’est doté pour mieux  analyser le monde qui nous est imparti.

Admirons sans réserve la sagacité, la puissance de l’intelligence humaine qui parvient à créer tout l’outillage extraordinaire  d’une architecture mathématique ultra-complexe pour déchiffrer un univers dont les prolongements dans les deux infinis de grandeur paraissent, pour l’instant, se désolidariser des seules valeurs qui  spécifient  la nature humaine : la sensation puis le sentiment. Mais laissons à ce prodigieux outillage sa signification en tant que moyen.  Lequel moyen n’est que la prothèse nécessaire pour transformer un donné brut en explications par lesquelles mieux comprendre (et mieux profiter de..) l’Évolution dans laquelle nous sommes engagés.

Dans quelques dizaines de siècles, ces concepts pour nous inhabituels prendront couleur et signification affective pour ces hommes du futur qui auront élargi leur compréhension jusqu’aux limites de l’espace-temps.

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Les éthologistes nous ont appris que la vie animale s’organisait autour de ces deux sensations originelles et suffisantes : l’agréable et le désagréable, lesquelles, chez l’homme s’augmentaient  en sentiments, bons ou mauvais. Ce qui signifie que la sensation purement physiologique ante-hominienne s’enrichit d’une architecture psychologique déterminante à notre niveau : l’échelle des valeurs éthiques et esthétique  Tout acte est conditionné, directement ou indirectement par cette dichotomie qui s’exprime, comme dit ci-dessus,  entre  bon et  mauvais.  Rien ne peut échapper à cette dualité, et ce qui n’appartient pas à l’un ou l’autre de ses termes n’est qu’accessoire, prothèse, outillage ou béquilles.

Ce qui veut dire que seul compte dans le processus de la connaissance, ce qui s’irise de sentiment.