Home page icon Le désir dans tous ses états.

Esquisse d'une phénoménologie érotique.

 

Il n'est pas un magazine ou une émission qui, traitant du désir et de l'amour, ne sollicite l'expertise d'un biologiste ou d'un psychologue. On y parlera de sexualité, d'organes et d'hormones, ou bien de pulsions refoulées, refermant machinalement le discours sur un traitement exclusivement scientifique. C'est cette clôture de la pensée dans un régime de discours qui se voudrait exclusif qui apparaît inquiétante dans la mesure où elle prive l'intelligence de cet héritage culturel issu de la philosophie, de l'art, de la religion qui seul pourrait lui servir de guide. Il ne s'agit pas tant de contester la légitimité de la science que d'en relativiser le sens et la portée. C'est là une ambition d'autant plus urgente que le savoir scientifique se réalise, depuis le tournant positiviste du XIXe siècle, sur le mode d'une démarche explicative commandée par une volonté de maîtrise technique. Cette orientation aura supposé l'institution d'une science qui ne se prononce plus sur le sens et la valeur de ses objets pour ne s'attacher qu'à la recherche de mécanismes qui feront l’objet d’une intervention. L'efficacité de la science a donc un prix : l'abandon de questions de sens et de valeur ainsi délaissées à un relativisme ambiant ruineux pour l'esprit et favorable aux manipulations mercantiles. C'est dans ce contexte que s'impose une pornographie triomphante qui, en dépit d'une relative réprobation sociale, n'en cesse pas moins d'éduquer les jeunes générations. Alors : qu'est-on aujourd'hui capable de dire et de voir du désir et de l'amour ? Comment peut-on en éclairer l'expérience ?

 

La sexualité. La banalisation du concept de sexualité fait oublier combien son usage, aujourd'hui machinal, n'est ni aussi éclairant ni aussi innocent que l'on voudrait bien le croire. De fait, s’il y a toujours eu du désir, il n’y a pas toujours eu de la sexualité. La sexualité n’est pas le désir lui-même, tel que chacun peut du moins le vivre et le comprendre, mais une manière scientifique de le dire et de le montrer qui apparaît au XIXe siècle. Bref, la sexualité est un objet de science qui résulte d'une construction intellectuelle qui n'en retient que les éléments objectifs, dûment observable. Si le scientifique entend bien, dans les sciences de la nature, consulter les faits et rien que les faits, il n'en convoque pas pour autant les faits les plus évidents et les plus immédiats, à savoir les données de la conscience, c'est-à-dire ce que chacun peut vivre et comprendre du désir en l'éprouvant lui-même. Plutôt que de réfléchir, de faire retour sur lui-même, de prendre appui sur un savoir vivant et personnel, il privilégiera, par souci d'objectivité, les données matérielles qui s'offrent à une observation extérieure. Il disséquera les organes, aujourd'hui le cerveau, comme si la fouille minutieuse de l'intimité organique pouvait lui permettre de percer le mystère de l'amour. Or chercher à produire un savoir objectif capable de surmonter la confusion d'opinions variables et arbitraires est une chose, mais en oublier les conditions et les limites en est une autre qui alimente un objectivisme naïf. On peut bien prétendre qu'un savoir fondé sur le seul vécu ne saurait valoir que pour soi, n'avoir aucune validité objective et universelle, il faut bien admettre que c'est par lui que quelque chose comme du désir peut tout d'abord avoir sens et réalité. Le scientifique ne pourra faire du désir un objet d'étude que parce qu'il sait qu'il y a du désir, non par la lecture d'un manuel de biologie, mais pour l'avoir éprouvé lui-même. Par ailleurs, que pourra-t-il en rester lorsqu'il l'aura vidé de toute subjectivité sinon un tas d'organes et de fonctions anonymes ? Le scientifique ne se décourage pas : puisqu'il lui est en effet difficile de nier la réalité des émotions et des sentiments, puisqu'il paraît aussitôt réducteur d'en faire abstraction, il voudra en faire un épiphénomène, c'est-à-dire le produit secondaire et sans efficacité de phénomènes biologiques dont il voudra établir les mécanismes. C'est ainsi que les sciences de la nature s'annexent de prétendues sciences humaines. Les émois, les fantasmes, les peurs, les troubles, les ravissements, bref tout ce qui fait la réalité la plus immédiate et la plus concrète du désir, ne seraient que le produit mental de processus hormonaux ou cérébraux qui en seraient la cause et en constitueraient donc la réalité dernière. C'est ainsi que la fidélité en amour ne serait l'effet inaperçu et mécanique d'une production d'ocytocine. Qu'on se le dise, sous les sentiments et les initiatives se cacheraient les mécanismes biologiques qui les déterminent. Ce matérialisme refuse ainsi toute réalité autonome à l'esprit. Ce n'est pas dire bien sûr que le cerveau ne soit pas de la partie mais constater qu'un processus cérébral se déclenche lorsqu'on tombe amoureux ne permet pas de conclure que l'on tombe amoureux à cause de lui : lorsque ne signifie pas parce que.. Mais il y a plus : une fois le désir réduit à la sexualité, c'est-à-dire à cet objet de science qui n'en retient que la réalité objective ou qui cherche à l'y reconduire de force, on voudra en fournir une explication qui n'est pas innocente : en effet, celle-ci repose le plus souvent sur des préjugés naturalistes. A l'objectivisme qui consiste à s'aveugler sur les conditions et les limites de tout savoir objectif, à en faire ainsi le seul savoir possible et légitime au détriment des savoirs de la vie, il faut ajouter le naturalisme qui consiste à ne rien admettre en dehors de la nature et à y dissoudre ainsi l'humanité même. C'est ainsi que, pour les besoins de la cause, on simplifiera les exemples et on rabattra les conduites érotiques sur la gymnastique copulative de l'animal : l'émotion devient ainsi une excitation, la séduction plus une affaire de flair que de psychologie, le baiser plus un mélange salivaire inconsciemment exécuté pour discerner la compatibilité génétique du partenaire qu'un témoignage d'amour, l'infidélité du mâle enfin et pourquoi pas le viol plus un impératif d'espèce qu'une agression dûment condamnable. Mais à vouloir ainsi reconduire le désir à une pulsion aveugle et irrépressible de reproduction, on finit par en perdre la réalité spécifiquement humaine, en négligeant non seulement le poids des déterminismes sociaux et culturels, mais en oubliant surtout le sens spécifique du désir dont la jouissance proprement érotique excède le simple soulagement organique et échappe à tout instinct de survie d'espèce.

Il importe ainsi de distinguer la science comme domaine de production d'un savoir abstrait et partiel de la réalité, et le scientisme comme valorisation irréfléchie et naïve de la science au détriment des autres formes de savoir. Si la science est légitime tant qu'elle reste consciente de ses conditions et de ses limites, tant qu'elle ne confond pas ses objets avec les choses elles-mêmes, tant qu'elle ne réduit pas la connaissance à son savoir, la vérité à son objectivité, l'usage de la raison à sa méthode, le scientisme en revanche relève d'une idéologie condamnable. Que l'on veuille faire du désir un objet d'étude et le constituer en objet de science est une chose mais que l'on prétendre pouvoir l'y réduire et en épuiser la réalité en est une autre. C'est en ce sens qu'une méditation phénoménologique peut apparaître aujourd'hui urgente et nécessaire, pour s'éveiller à une autre intelligence, à une autre manière de dire et de voir plus en prise sur la vie, pour retrouver enfin le goût des choses.

 

L'érotisme au-delà de la sexualité. Pour accéder à la signification vécue du désir, à cette vérité phénoménologique qui précède la relativité des opinions personnelles ou l'abstraction de constructions savantes déconnectées de l'expérience la plus immédiate et la plus concrète, il importe, par la pratique de l'épochè, de le désencombrer des idées reçues. Tel est le mot d’ordre lancé par Husserl : aller « à la chose même ». Pour en apprendre sur le désir, il n’est pas d’autre façon que de l’éprouver soi-même. On ne peut aller au désir que par le désir. Dira-t-on pourtant que le vécu est trop subjectif et que tout jugement fondé sur lui ne pourra que sombrer dans le relativisme ?Or la grande leçon du cogito cartésien est non seulement de livrer une vérité indépendante des méthodes de la science, supposant même l'effondrement préalable de tout savoir objectif par l'exercice d'un doute méthodique et radical (arguments du rêve et du malin génie), mais de privilégier les données intimes de la conscience comme immédiates et certaines. C'est sur ce critère de vérité, fondée sur l'absolue évidence de la conscience à elle-même, que Husserl constitue une méthode phénoménologique qui vise à refonder tout le champ du savoir : car non seulement ces données de la conscience sont certaines (qu'il y ait ou non un monstre sous le lit ne change rien à la réalité indubitable de la peur), mais c'est sur elles que tout savoir objectif peut se constituer. La phénoménologie ne cherche donc pas à rivaliser avec la science puisqu'elle s'attache à décrire le savoir de la vie qui précède et fonde le savoir de la science. Car enfin, le physicien ne peut étudier le temps et en faire l'objet d'une mesure exacte que parce qu'il sait déjà ce qu'il en est du temps, non pas cependant par la lecture d'un manuel de physique mais par la perception intime qu'il a du moment présent. Le biologiste ne peut étudier le corps et en faire le motif d'une planche anatomique que parce qu'il sait déjà ce qu'il en est du corps, non par la lecture d'une manuel de biologie, mais par la perception intime qu'il a de son propre corps, dans le sentiment de l'effort, de la fatigue, dans la sensation de faim, de soif. Il importe de reconnaître que la science ne peut expliquer la nature, le temps, la vie, l'amour, qu'en ayant préalablement constitué ces données d'expérience en objets de science. D'où le malentendu qui opère entre le scientifique et le philosophe : lorsque le premier parle de désir, il n'évoque en rien ce que le second peut avoir à l'esprit, c'est-à-dire le désir tel qu'il s'offre à l'expérience concrète et tel qu'il s'y révèle, objet d'un savoir de la vie fondé sur une intelligence plus sensible et intuitive (il faut sentir les choses). Savoir-aimer ne relève d'aucune science, ni même d'aucun raisonnement. Bref, ils ne parlent pas de la même chose : le scientifique traite de processus biologiques pour en expliquer les mécanismes ; le second cherche à comprendre ce qu'il lui est donné de vivre, par une description qui se veut à la fois fidèle et rigoureuse.

 

La figure du libertin et ses limites. Une description attentive pourra ainsi montrer que l'érotisme est plus et autre chose que la sexualité, que le désir, plus généralement, excède le besoin. En effet, celui-ci concerne avant tout l’organisme et renvoie à ce qui lui est nécessaire. Or le désir implique la recherche du plaisir pour le plaisir, au-delà de tout souci vital de conservation. C'est pourquoi faire l’amour ne consiste pas seulement à copuler pour se soulager ou pour perpétuer l’espèce. De la même façon, sauf en cas de pénurie extrême, manger ne se réduit pas à un acte alimentaire. Le désir ne renvoie pas tant à la faim qu’à l’appétit, qui ne vise pas tant à survivre qu’à se faire plaisir, au point de manger sans faim, par gourmandise, ou à aimer, sans souci reproductif, par luxure. Le désir présuppose ainsi le besoin sans jamais pour autant s’y réduire puisqu'il détourne le comportement alimentaire ou érotique du but naturellement poursuivi. Mais qu'en est-il alors de cet érotisme hédoniste ? Si faire l’amour ne consiste qu’à se faire plaisir, fut-ce dans une complicité amicale, alors l’être désiré ne l'est que dans la mesure où il apparaît capable de procurer la jouissance. C'est pourquoi le libertin est toujours suspecté d'immoralisme, qui consiste à instrumentaliser quelqu'un, à s'en servir sans considération pour ses propres desseins. Car il n’est ni la cause ni la fin du désir, mais seulement son moyen. Autrement dit, de ce partenaire sexuel, on peut avoir de l’appétit mais non pas de la passion. Ce que révèle exemplairement la pornographie qui ne libère pas tant le désir qu'elle ne le condamne à une pauvreté extrême. De fait, il serait naïf de n'y voir qu'une exposition franche et réaliste de corps en rut, comme s'il s'agissait, après des siècles de pudeur ridicule et d'hypocrisie, d'assumer enfin la réalité du désir. Car la pornographie est une mise en scène qui sert le fantasme masculin d'un érotisme réduit à la simplicité d'une gymnastique sexuelle, dans lequel aucun partenaire ne se risque à vivre le trouble d'une rencontre. Les personnages n’ont pas d’histoire, de conversation, de psychologie, et vivent une jouissance immédiate, sans drame, sans complication, sans scrupule. C'est dire qu'au désir de consommer des séquences obscènes s’ajoute le rêve d’une vie érotique facile, sans peur et sans responsabilité. Mais que reste-t-il ? Qu'est-ce que la pornographie pourrait bien montrer du trouble érotique, de l'intimité offerte, alors qu’elle ne met en scène que des automates qui n’éprouvent jamais de désirs inquiets, bouleversants, déroutants ?

 

La figure du séducteur et ses limites. L'hédonisme n'épuise pourtant pas l'érotisme. Car pour le séducteur, la jouissance des femmes qu’il convoite ne l’intéresse que parce qu’elle fait la démonstration d'une capacité virile à la déclencher (le fameux coq imbécile et prétentieux perché dessus de Brassens) et d'une puissance de séduction qui consiste à prendre le contrôle émotionnel de ses partenaires. La conquête l'importe ici sur la volupté. C'est pourquoi il privilégiera les plastiques irréprochables non parce qu'il les préfèrent mais parce qu'elles le valorisent, notamment auprès de ses rivaux. Bref, le désir ne cherche plus la jouissance de celui qui prend son pied mais la suffisance de celui qu'on ne pourra qu'envier : il ne relève plus de l'appétit mais de l'envie, c'est-à-dire du désir d'être soi-même désiré. Cela explique, au-delà du domaine érotique, la valeur du luxe, de la mode, du raffinement, du superflu où les choses n'ont d'importance que parce qu'elles permettent d'en « mettre plein la vue ». Le désir ne renvoie plus alors à la jouissance mais à la fierté, ne vise plus à se faire plaisir mais à se faire remarquer. Mais pourquoi le séducteur cherche-t-il ainsi à s'emparer de l'autre, à l'envouter pour mieux le dominer ? Non pour l'amour, dont il n'a que faire, lui qui préfère la capture à la passion, mais pour se valoriser et peut-être même se protéger. Car si le séducteur veut gagner quelqu'un, se l'approprier, c'est qu'il ne veut pas prendre le risque de se laisser inquiété, troublé, intimidé, mais aussi blessé, humilié. Qui n'a jamais frémi en se risquant à un rendez-vous ou en s'abandonnant à une relation dont il ne peut qu'ignorer l'issue ? Le séducteur lui refuse l'aventure du lien pour s'en faire le maître. Il n'aime pas, au risque de perdre la maîtrise du jeu, mais il conquiert. La moindre de ses paroles est une ruse, un calcul tactique, une manipulation (chanson de Dalida), le moindre de ses gestes un guet-apens, un piège. Prenons la caresse qui constitue le geste érotique par excellence. Caresser n'est pas prendre, ni effleurer, ni masser : elle n'est ni un soin ni une tendresse. Que veut-elle donc ? Une description attentive, telle qu'on la trouve dans l'Etre et le Néant de J.P Sartre, pourrait découvrir la violence qui se cache derrière l’innocence du geste. Ne s’agit-il pas en effet d'amener l'autre à s'amollir, à succomber à la volupté de son propre plaisir, et, annulant toute force de résistance, de le réduire à une chair anonyme et captive. La caresse serait la tentative d'amadouer l’être désiré, d’en faire un objet docile et inoffensif.

 

L'impasse du désir et la question du bonheur. Qu’il s’agisse de désirer un livre, la célébrité, ou l'être aimé, le désir consiste toujours à tendre vers un objet censé procurer, à tort ou à raison, une satisfaction. Cette satisfaction relève soit du plaisir soit du prestige. Un objet est désiré soit pour la jouissance qu'il est censé pouvoir offrir soit pour le prestige qu'il est censé apporter. Dans tous les cas, il se manifeste comme une aspiration irréductible au seul besoin : il veut plus et autre chose que le simple soulagement organique. Cette confusion entre le désir et le besoin interdit par ailleurs de saisir ce qui se joue dans la question du bonheur, car avoir ce dont on a besoin ne suffit pas à être heureux. Parce qu'il est un être un désir, l'homme ne connait pas seulement l'alternative du manque et de la satiété, car il peut tout avoir sans être pour autant satisfait. Plusieurs cas de figure peuvent alors se présenter : l'objet est seulement désiré, ce qui suppose qu'il soit absent, manquant, cause d'une frustration. C'est qu'en lui-même, et conformément à l'enseignement de Platon dans le Banquet, le désir est manque : « ce que l'on n'a pas, ce que l'on n'est pas, ce dont on manque, voilà les objets de l'amour et du désir ». Ce que confirme encore l'étymologie du mot qui provient du latin « desiderium » signifiant « perte de l'astre ». Il reste bien sûr à déterminer l'objet de ce manque, si tant est qu'il y en ait un. De fait, le plus difficile est de saisir l'objet véritable du désir derrière les objets ordinairement convoités qui, le plus souvent, mènent à une déception. C'est le second cas de figure : celui d'un contentement partiel, où l'objet, bien que possédé, ne se montre pas à la hauteur d'une aspiration qui, à désirer plus ou autre chose, se risque à n'en avoir jamais assez. Le désir peut enfin donner lieu à un contentement total. Tout est là, comme un bonheur au rendez-vous qui ne tient pourtant pas ses promesses, car l'ennui le compromet déjà. C'est que le désir ne s’éprouve qu’aussi longtemps qu’il est frustré ; et il s’épuise, privant alors de la capacité de jouir, dès qu’il se satisfait. Tout le drame de la vie qui se voudrait heureuse se joue dans cette impasse : le désir se lasse sitôt comblé. Il ne peut alors se relancer qu’en se portant vers un nouvel objet, entrant dans un cycle de répétition où la passion se corrompt. Bref, si le désir est insatiable et frivole, c’est qu’aucun objet ne l'assouvit sans l'interrompre.

 

Le désir amoureux et l'accomplissement du désir. Le désir s'épuise aussitôt comblé de sorte que l'on peut dire, avec Schopenhauer (philosophe allemand du XIXe), que « la vie oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l'ennui ». Or n'y a-t-il aucun objet dont la possession puisse intensifier le désir au lieu de l'épuiser ? A l'évidence, l'érotisme ordinaire, précédemment décrit, n'échappe pas à la lassitude. C'est la leçon même du Dom Juan, lassé aussitôt comblé. Mais l'amoureux, lui, n'en a jamais fini de désirer ce qui pourtant s'offre à lui. C'est qu'il ne désire plus quelque chose de l'autre, la beauté de son corps par exemple qui promet le plaisir ou la vantardise du conquérant, mais l'autre lui-même, tout entier, dans sa personne, dans sa vie, dans sa chair. Or si la beauté s'affiche, suffisant au séducteur qui en fera le motif d'un triomphe, et si la peau s'offre au contact, suffisant au libertin qui s'y frotte pour son bon plaisir, l'intimité de la chair et de la vie que veut rejoindre l'amoureux ne peut que se laisser pressentir. Ainsi peut-on interpréter la frénésie maladroite de la caresse, non plus comme une violence mais comme une exaspération. L'amoureux ne veut pas dominer l'autre, briser une liberté, forcer une conscience, mais il veut simplement s'en rapprocher, se mêler à ses émotions, éprouver le plaisir de ses plaisirs, pénétrer le tumulte d'une sensualité secrète, dans une sorte de fusion qui nierait la solitude des existences. Et sans échouer, sans quoi le contact des peaux ne serait que déception et souffrance, il n'y parvient jamais tout à fait. De là vient la volupté de la caresse, qui jouit du contact d'une altérité radicale où la main se heurte à ce qui, se laissant pressentir, ne se montre qu’en se retirant, ne s'offre qu'en se dérobant. Ce n’est pas en effet la texture de la peau que la main veut saisir mais la vie qui l’agite obscurément de l’intérieur, dans ses humeurs et ses changements de rythme, dans ses indolences et ses ardeurs soudaines : câline, attendrie, elle se rendra ainsi sensible aux moindres tressaillements, aux plus petits frissons, comme pour mieux convoquer l'impalpable et s'en faire le témoin ému. L'amoureux est ainsi possédé par ce qu'il ne possèdera jamais. Il peut bien tenir l'être aimé dans ses bras, il n'en ressentira que mieux cette distance infranchissable que ses étreintes et ses caresses chercheront vainement à surmonter. On devine ainsi la supercherie d'une pornographie qui se réjouit d'une exhibition sans tabou. C'est que le désir se joue à fleur de peau, dans ce jeu de cache-cache du visible et de l'invisible, dans le clair-obscur d'une intimité qui se laisse deviner sans jamais se livrer. L'amour est donc une chance pour le désir puisqu'il lui permet d'échapper à l'impasse où il s'embourbe quotidiennement ; il constitue par ailleurs, avec la création artistique, une source authentique de joie, et comme une parenthèse enchantée dans la vie.

David BASCANS