5.4. Le problème de la
conscience
Le
problème de la conscience est d’abord d’ordre sémantique, car il n’y a guère
d’autres termes plus polysémiques que celui de « conscience ». Il en résulte un
amalgame des plus confusionnels au sein de notre champ sémantique et de notre
esprit. Ce terme peut à la fois et selon les circonstances vouloir signifier de
l’éthique, une perception, une intuition, une intention, un pouvoir
d’imagination ou de raisonnement, la globalité d’un être subjectif, un concept
de la psychanalyse, et votre sentiment ontologique du soi pensant, que l’on
trouve dans l’expérience du cogito cartésien. Il faut donc commencer à faire une
réduction sémantique et évacuer du sens de ce terme tout ce qui n’est pas la
simple révélation d’un contenu conscient.
Après
cette réduction, il nous reste encore à distinguer dans la révélation, le
contenu conscient du contenant, c’est-à-dire, le contenu du pouvoir révélateur
de cette conscience. Mais nous en sommes encore là à n’avoir construit qu’un
concept, c’est-à-dire une idée qu’il faudra soumettre à un jugement de vérité,
car on pourra nous dire que c’est une opinion subjective, qu’il est impossible
de distinguer mentalement et non conceptuellement la conscience de son contenu,
ou encore que notre esprit observateur ne peut pas s’observer lui-même. Donc il
nous faut à présent cesser de penser verbalement et entrer dans l’expérience du
ressenti de l’observation, dans le quale de l’observation.
Première remarque, nous rentrons là dans un ressenti subjectif, c’est-à-dire du
sujet, mais qui présente un caractère universel, car tout homme peut faire cette
expérience et convenir d’une conclusion commune, après élimination statistique
des menteurs et des impotents qui ne constituent pas la majorité des hommes.
Nous approfondirons les critères de validité des caractéristiques d’un ressenti
mental du sujet dans un prochain chapitre.
Ce
que nous constatons d’abord dans ce quale, c’est qu’il comporte une partie très
variable, multiple, complexe et hétérogène, et une autre relativement immuable
et continue, ce qui nous permet de distinguer le contenu dont les origines sont
diverses, de la fonction conscience qui le révèle. Et ensuite que selon notre
absorption dans une tâche, notre attention ou concentration vers l’un ou l’autre
de ces deux aspects, nous pouvons perdre le ressenti de l’un et être submergé
par le ressenti de l’autre.
Nous
ne vivons pas dans un monde objectif mais dans un monde de ressentis. L’objectif
ne réside que dans la mesure des choses, mais nous ne pouvons pas nous saisir de
cette mesure autrement que par le ressenti de notre conscience. Or le contenu de
notre conscience peut présenter des choses de notre esprit, non mesurables,
comme notre conscience et des perceptions d’objets mesurables du monde physique
extérieur. Quant-au contenant de notre conscience, son pouvoir de révélation,
c’est une faculté mentale de l’esprit des êtres vivants, donc non mesurable.
L’expérience nous montre
qu’en dépit des affirmations qui prétendent a priori le contraire, notre
conscience peut s’appréhender et s’observer elle-même, sans doute parce que
notre esprit possède des miroirs capable de la réfléchir. Ces miroirs sont
constitués de l’ensemble de nos autres fonctions mentales, de même que notre
conscience est le miroir des émergences, des produits, et des interactions de
toutes nos autres fonctions mentales. Il en résulte une décentration qui
explique que nous pouvons nous observer nous-mêmes par le moyen de
l’introspection. Bien évidemment, il existe des techniques qui permettent de
dépasser les capacités ordinaires d’introspection du commun des hommes. Nous
constatons donc que le présumé non avéré dénonçant l’introspection comme
inopportune au prétexte que observateur doit être distinct de l’observé pour
qu’une observation soit fiable, ne résulte que d’une mauvaise connaissance des
structures et des possibilités de l’esprit humain.
Si nous fermons les yeux dans cette expérience de notre conscience miroir
d’elle-même, nous constatons de nombreux parasites, même en faisant taire toutes
nos pensées, en oubliant les sensations de notre corps, il nous reste le
sifflement du léger acouphène de notre oreille interne, et au-delà encore
la perception diffuse de nos autres fonctions mentales en attente, en
particulier notre concentration, notre jugement et notre volontaire. Et si nous
lâchons totalement prise nous risquons de tomber en autohypnose ou encore dans
la révélation de plans énergétiques étranges à la frontière de notre entité
mentale. Notre fonction conscience n’est pas faite pour avoir un contenu vide et
se borner à se révéler dans sa propre pureté créatrice, et c’est ainsi que dans
l’expérience d’une vacuité totale consciente, quand les ombres de nos autres
fonctions mentales s’éteignent une à une, nous sommes envahis de l’angoisse de
les perdre à jamais dans l’anéantissement définitif de notre être, un instant
avant de rebondir dans l’expérience d’un rêve éveillé souvent mystique
éblouissant.
Quand nous ouvrons les yeux notre image visuelle est en générale dominante. Nous
croyons voir le monde physique, mais en fait nous observons une construction
mentale utile de ce monde et non le monde. Un exemple des plus simples :
saisissons une chemise de classement jaune et observons là. Les couleurs
n’existent pas dans la nature ! Le physicien nous dira que cette chemise émet un
rayonnement électromagnétique d’une longueur d’onde de 575 nanomètres, mais
notre ressenti est celui d’un quale jaune. Le physicien nous parle de concepts
qui n’existent que dans le cadre conceptuel de sa science, qui ne fait pas
partie de notre analyse naturelle des choses, qui a donc peu de chance de faire
sens pour nous, mais qui peut parasiter notre quale jaune, de même que le jaune
de la madeleine de Proust, l’angoisse du jaune citron du serpent si nous sommes
ophiophobique et le papier peint de la chambre jaune de notre enfance, car notre
quale combine et assemble à chaque instant des éléments les plus divers ayant
quelque importance dans la mémoire de nos expériences passées. Notre faculté
opérative de conscience nous révèle une chose qui lui est étrangère et que
d’autres facultés mentales ont construites.
Dans les deux cas précédents
que nous venons d’évoquer, de la perception mentale à la perception sensorielle,
seuls les contenus subjectifs changent, alors notre pouvoir de révélation reste
identique à lui-même, bien que notre ressenti subjectif de ce pouvoir varie lui
aussi selon l’attention que nous lui portons, du total oubli de sa présence à
l’extrême de son intensité au sommet de la montée de notre concentration sur
notre conscience d’être conscient.
Si comme nous l’avons montré notre
faculté de conscience est distincte des produits qu’elle révèle, elle est
également distincte d’autres facultés mentales, en dépit des amalgames
ordinaires de notre culture ainsi que des modèles, des représentations et des
théories de la plus grande partie des philosophes, des psychologues, des
thérapeutes et de tous les scientifiques des sciences humaines, avec pour
conséquences des incohérences conceptuelles, des confusions, des paradoxes
insolubles et des dissonances normatives. En particulier notre conscience est
distincte de notre moi volontaire, de ses désirs et intentions, et elle n’en
procède pas ainsi que le pensait Edmond Husserl (1). C’est ce que montrent les
expériences d’hypnose, de mort imminente, et plus simplement les rêves, où notre
conscience est bien présente en sa faculté révélatrice, alors que notre
direction volontaire est absente ou très effacée comparativement à sa situation
dominante active pendant nos périodes de veille. Il en va de même pour d’autres
fonctions, comme la motrice qui permet de diriger notre corps dont nous
constatons consciemment sa déconnexion lors de la paralysie du sommeil, notre
fonction analytique qui reste active en phase de sommeil profond pour nous
présenter des solutions de problème au réveil, la remémoration et la
concentration qui sont clairement pilotées par nos fonctions analytiques et
volontaires.
Ce
que nous pouvons encore remarquer, c’est que notre conscience est une fonction
indépendante, présente dans la veille et le rêve, absente dans le sommeil
profond (sauf dans le cas particulier du sommeil (et non du rêve) lucide),
relativement monotone mais jamais soumise, activée, dirigée ou impliquée par une
autre fonction mentale, comme le sont la concentration et la remémoration. Nous
ne pouvons donc pas en faire un amalgame de toutes les facultés de notre esprit,
ni un produit émergeant de notre cerveau biologique d’une autre substance que la
sienne, non physique. Le rôle de la conscience est de partager du sens utile au
fonctionnement collaboratif de l’ensemble de nos fonctions mentales afin
d’éviter que du sens dissonant résultant de chacune d’elles aboutisse à une
cacophonie paradoxale confuse et inexploitable. Sa tâche ne consiste qu’à
révéler du sens comme un observateur impartial indépendant ne jugeant pas de la
qualité de ce sens et n’agissant pas elle-même les filtres qui en limitent les
contenus, c’est une autre fonction mentale, l’analytique, qui gère
automatiquement ces filtres pour satisfaire au mieux aux nécessités de la
pertinence de notre vie mentale. De toutes ces fonctions non cérébrales, c’est
celle qui paraît la plus étrangère au cadre conceptuel matérialiste de la
physique, car les autres traitent peu ou prou du sens qui peut ressembler, si on
n’y prend garde, à des informations physiques, bien qu’elles traitent le plus
souvent des processus psychiques, alors que notre conscience des choses ne fait
que révéler ce sens commun, sans y participer le moins du monde, un phénomène
inintelligible pour la physique, qui constitue un gouffre explicatif béant
qu’elle ne pourra jamais combler sans changer de paradigme, alors que tous les
êtres humains éprouvent sans conteste ce ressenti subjectif qu’ils considèrent
comme universel, bien plus encore que le monde extérieur matériel que cette
conscience nous révèle encore, et sans laquelle il ne serait pas présent à notre
être.
Tous
les êtres vivants, des supérieurs au plus primitifs, des animaux aux végétaux,
jusqu’aux unicellulaires, au blob et aux bactéries sans cerveau, et à toutes les
cellules biologiques qui constituent notre corps physique, possèdent une entité
mentale sémantique volontaire, de la nature du sens qualitatif immatériel non
mesurable, sans laquelle ils ne pourraient point vivre, trouver leur nourriture,
échapper aux prédateurs, se reproduire, et élaborer des stratégies
d’amélioration de leurs conditions de vie. Ce qui distingue les organismes
vivants de la matière inerte c'est d'être capables de se mouvoir par eux-mêmes
dans leur environnement. Or, pour se mouvoir il leur faut disposer d'une
fonction motrice, d'une fonction qui la dirige et d'une fonction qui décide.
Pour décider cette dernière a besoin d'une fonction analytique et d'une autre
qui juge ce qu'elle fait et la guide. Ce qui nécessite aussi une fonction qui
lui révèle et qui partage ce que toutes ces fonctions font, cette fonction c'est
la conscience. La conscience n’est donc, qu’un pouvoir opératif mental parmi
d’autres, un pouvoir que nous ressentons tous, que nous n’avons pas besoin de
mesurer avec des machines, ni de le réduire à des formules de mathématiques et à
des graphiques démonstratifs pour le comprendre, en dépit des tentatives
désespérés des neurosciences. Il faudra nous contenter de vivre et d’analyser
intuitivement nos qualia pour en jouir et prendre avec pour faire.
D’où vient cette conscience ? Ou plutôt quelle est l’origine de cette entité
mentale, dont elle n’est qu’une partie, indispensable à la survie du vivant, et
le distinguant de la matière inerte ? Eh bien, il faut remonter à plus de quatre
milliards d’années, à l’origine plus que mystérieuse de la vie sur terre, au
premier DACU, notre Dernier Ancêtre Commun Universel. Tous les eucaryotes y
compris les unicellulaires possèdent un diplosome (voir 2.4.1.), une interface
physique/mental qui non seulement assure le lien symbiotique entre ces deux
substances si différentes, mais qui opère également leur reproduction au cours
de la mitose ou de la méiose, en dupliquant les deux parties physique et non
physique de leur organisme, duel de substance. Et ce mécanisme c’est poursuivi
tout au long de toutes les étapes de l’évolution biologique sans faillir jusqu’à
nous, pour léguer ce dualisme du vivant dès la fusion des gamètes mâle et
femelle à la cellule unique du zygote diploïde qui se développera par des
divisions successives pour former un embryon humain encore végétatif tant qu’il
n’est pas sorti du ventre nourricier de sa mère. Le biologique et le mental sont
deux choses qui se reproduisent donc ensemble depuis l’origine de la vie sur
terre, et d’une certaine façon nous pouvons considérer que si nous mourrons un
jour physiquement, chacun de nous est de par cette longue lignée vivante,
immortel depuis plus de quatre milliard d’années. Quant à l’origine ultime de la
substance mentale non physique qui permet aux vivants de vivre, elle est ni plus
ni moins aussi mystérieuse que celle de la matière physique, et ne présuppose
pas a priori l’existence d’une survivance au-delà de la mort biologique.