Pour ma part, la première fois que
j’ai basculé dans le non-duel, c’est lorsque j’ai découvert ce que
j’appelais la réalité de la réalité. C’était un soir d’hiver, en janvier
je crois, je me trouvais à un carrefour éclairé par un lampadaire, et
tout-à-coup, ce fut comme si un voile se déchirait, et je réalisai que ce
qui était là, devant moi, existait. Ce lampadaire, cette place, cette
lumière. J’en fus renversé. A partir de ce moment, tout ce sur quoi se
posait mon regard, pourvu que je le fisse avec une certaine attention, me
parlait de sa présence: aussi bien le radiateur (il m’a beaucoup parlé )
qu'un livre posé sur la table. Ces expériences me semblent correspondre
aux Instants que décrit Jourdain. Deux mois plus tard environ, je me
trouvais dans la chambre que j’avais encore chez mes parents, assis à mon
bureau, réfléchissant à je ne sais plus quoi, quand brusquement, un autre
rideau se déchira en moi. Non plus entre moi et la réalité extérieure,
mais à l’intérieur de moi, entre un moi que j’étais convaincu de connaître
à fond, pour la simple raison qu’il était moi et que j’étais lui, et un
autre moi, que je découvrais avec stupéfaction, un moi vivant, qui se
répandant dans l’être entier, qui en épousait parfaitement, et depuis
toujours, l’intégralité des formes. Un moi qui n’était pas simplement ce
petit miroir en qui la réalité venait se refléter, mais qui contenait en
lui la totalité de l’être.
Ce sont ces ceux caractères qui seuls m’apparurent à l’époque comme
saillant: la Réalité, et ce que Pierre Weil nomme le Sentiment de
dissolution du moi. Je n’utilisais pour ma part pas ce terme, car je
n’avais pas eu le sentiment de me dissoudre. Plutôt de naître.
“Dissolution” me semble relever d’une perspective bouddhiste, à laquelle
je peux toutefois adhérer après-coup, car effectivement, dans la mesure où
le moi devient tout, l’enveloppe qui l’entourait (l'ego) se dissout. Les
termes que j’utilisais à l’époque étaient: “la réalité de la Réalité”, et
“moi vivant”. C’étaient les seuls.
Les autres caractères d'identification de transpersonnel proposés par
Pierre Weil ne m’apparurent pas directement, et pourtant ils étaient
implicitement présents:
le vécu non-duel: je ne connais ce terme que depuis ces toutes
dernières années, et pourtant c’était bien cela: ce que je croyais être
moi ne m’appartenait plus, et en même temps j’étais tout ce qui est;
inneffabilité: j’étais effectivement incapable de mettre des mots
sur ce que je vivais, de sorte que je n’en ai jamais parlé. J’ai essayé de
me l’expliquer à moi-même dix ans plus tard, et je n’en parle vraiment que
depuis que ce forum existe;
atemporalité: j’ai recopié sans faute des trois dimensions du
temps, et je ne comprends pas très bien non plus cette phrase. Par contre,
je comprends bien l’atemporalité, comme étant se découvrir avoir toujours
été;
caractère paradoxal: en fait, c’est plutôt avant l’éveil que le rapport à
la réalité m’apparaissait comme paradoxal...;
aconceptualité: j’étais à l’époque trop indigent conceptuellement
pour ne pas avoir soif encore d’explorer le monde des concepts. Mais
j’essayais avec toute la force dont j’étais capable de les imprégner d’une
présence qui leur donne vie;
présence: c’est un mot qui n’entra dans mon vocabulaire que
beaucoup plus tard;
lucidité complète: je n’aime pas trop ce terme, car il laisse
trop à penser qu’on verrait plus clairement les choses, dans une lumière
parfaite; or ce qui se passe, c’est plutôt comme si on devenait soi-même
la lumière.
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