Fiches cinéma et philosophie   

Equilibrium,        de Kurt Wimmer (2002)


    1.       SYNOPSIS :

L’histoire se déroule à Libria en 2070 dans un monde qui après avoir vécu une terrible et dévastatrice guerre mondiale cherche le remède qui permettra de vaincre l’inhumanité de l’homme, de vaincre ce qui l’amène à faire la guerre. Beaucoup pensent alors que ce qui conduit l'Homme à ces extrémités est sa faculté émotionnelle, sa capacité à ressentir, à désirer, à haïr. Bref, le mal qu’il faut contrer est désormais les sentiments et ils élaborent alors un remède simple mais efficace contre ce mal : le Prozium.

Celui-ci est une substance puissante qui a pour effet de neutraliser les sentiments, d’annihiler haine, violence et colère ... tout comme les nobles sentiments qui ne peuvent plus s'exprimer. Ainsi, amour, passion, joie, tristesse et toutes les autres formes de sentiments existants ont été « sacrifiés » pour permettre à la société de vivre en harmonie et en paix. Les individus de cette société ont ainsi accepté volontairement de mettre de côté leur liberté et leurs sentiments pour vivre en harmonie avec leur dirigeant spirituel connu sous le nom de Père. Les personnes qui refusent de prendre leur dose sont considérées comme des rebelles et vivent en retrait de la ville.

John Preston, un des soldats de l’ordre qui sont appelés dans cette société « Recteurs Grammatons ou Ecclésiastes », travaille au service du Père et a pour fonction de neutraliser les rebelles, les « déviants émotionnels ». Brillant soldat, l’un des meilleurs, il applique la loi à la lettre, mais un jour, celui-ci brise par inadvertance le flacon de sa dose de Prozium et n'a pas le temps de s'en procurer une de rechange. Il est alors submergé par toute une gamme d'émotions. Victime d'un revirement spirituel qui le confronte à ses supérieurs hiérarchiques, il mène l'enquête sur ce nouvel état de vie. Mais étant le premier des Recteurs Grammaton, il ne peut pas montrer qu’il mène une vie mêlée d’émotions car il risque la peine de mort. Les sentiments qui l'assaillent - depuis qu'il a refusé de prendre sa dose - commencent à le pousser à se révolter contre ce système. John Preston en vient alors à infiltrer la résistance et s’allie à cette minorité qui refuse de se soumettre à cet ordre totalitaire.

 

2.       REFLEXIONS PHILOSOPHIQUES :

2.1.  La suppression du désir, du sentiment comme moyen de stabiliser et réguler la société (le sentiment, la passion, les émotions sont-ils des destructeurs de société et origine de discorde entre les hommes  ?

 Qui pouvait imaginer que les émotions étaient ce qui pousse l’homme à la guerre ? Voilà une idée peut-être saugrenue et qui pourtant nous fait profondément réfléchir. A travers ce film, nous pouvons apercevoir que la société a besoin d’une certaine cohésion, d’une certaine unité, et que les peuples ont besoin de s’y sentir en sécurité. Et cette sécurité c’est aussi le maintien de la paix, savoir que tout est mis en œuvre pour éloigner la guerre qui provient, dans le film, de « l’animalité » de l’homme. Mais qu’est-ce donc qui amène l’homme à la guerre, à violer cette sécurité ? D’entrée de jeu, le film s’ouvre sur un prologue qui nous donne une clé, une réponse possible :

« Dans les premières années du 20è siècle, une troisième guerre mondiale éclata. Ceux d'entre-nous qui avaient survécu savaient que l'humanité ne survivrait jamais à une quatrième guerre, que nos propres natures versatiles ne devaient tout simplement plus courir un tel danger. C'est pourquoi nous avons créé une nouvelle arme de la Loi, le "Grammaton cleric", ayant pour tâche de rechercher et de supprimer la vraie source de l'inhumanité de l'homme pour l'homme: sa capacité à éprouver des émotions."

Le pathos humain serait donc une réponse. D’ailleurs, l’idéologie officielle du monde de Libria se fait claire :

« Enfin la paix règne dans le cœur de l’homme. Enfin la guerre est un mot dont le sens s’estompe. Le cœur de l’homme souffre d’un mal. Son symptôme est la haine, Son symptôme est la colère, Son symptôme est la fureur, Son symptôme est la guerre, ce mal est l’émotion humaine. Mais il est un remède à ce mal. Il a fallu se priver des émotions euphoriques pour supprimer les dépressions catastrophiques. Et notre grande société a adopté ce remède: le Prozium. Nous sommes désormais en paix avec nous-mêmes, et l'humanité ne fait qu'un. La guerre a disparu. La haine n'est qu'un souvenir. Notre conscience nous appartient. Cette conscience nous pousse à classer « EC-10 » tout objet émotionnel, toutes ces choses qui pourraient à nouveau nous émouvoir. Aujourd’hui, Librians, vous avez gagné. Contre toute attente, et contre votre propre nature, vous avez survécu. »

En effet, c’est voir juste que de considérer que la jalousie soit sources de maux et problèmes, que la fierté, l’envie que nous sommes incapables de contrôler. Nous sommes incapables de limiter nos désirs comme le souhaitait Epicure et c’est ce mal là qui déclenche les « dépressions catastrophiques », autrement dit la guerre. Si la raison elle-même échoue à parvenir à nous contrôler, il nous faut alors un moyen plus efficace, quelque chose d’autre que l’esprit lui-même qui bloque nos envies, nos passions, notre pathos en général qui provoque cette soif de vouloir, la jalousie, la possession, la vengeance, la vantardise…. et autres défauts inhérents à l’être humain, ce qui en fait au fond sa nature. Il faut chasser le naturel de l’homme de toujours vouloir se battre par un artifice. Et cet artifice est une drogue, le Prozium :

« Le Prozium, formidable élixir soporifique de nos masses, ciment de notre grande société, baume salvateur, il nous a libéré du pathos, du chagrin, des abîmes de la mélancolie et de la haine. Il a anesthésié la douleur et supprimé la jalousie, effacé la fureur. Les impulsions de la joie, de l'amour et de l'allégresse sont anesthésiées dans la foulée, hormis le sacrifice de soi. Car nous épousons le Prozium dans sa plénitude unificatrice et en tant qu'artisan de notre grandeur. »

Mais si la suppression de toute émotion est considérée comme sacrifice au nom de l’humanité, est-on encore humain sans sentiment ? Le fait de ressentir n’est-il pas ce qui fait de l’homme un homme ? N’est-il pas ce qui le détourne des machines, des hommes-robots ? Non, dira le Père, l’homme qui dirige Libria. Le « ciment » de la société humaine, ce qui permet à chaque homme de regarder son voisin sans avoir honte d’être un homme - car le crime n’existe plus – c’est justement grâce au Prozium. Tous les hommes deviennent amorphes, il n’y a plus d’individus sans émotions, sans sentiments, il n’y a qu’UN, l’unicité de l’humanité et plus une diversité d’hommes particuliers :

« Les créatures intrinsèquement humaines sont toujours attirées par une chose: la guerre. Nous ne voulons pas éliminer le symptôme mais le mal lui-même. Il faut se débarrasser de l'individualité et la remplacer par la conformité, la remplacer par la similitude, par l'unité, afin que chaque homme, femme et enfant de cette grande société mènent des vies identiques ».

Mais sans émotion, le monde est-il possible ? Qu’en t-il de notre liberté ? Certes, sans émotion, nous devenons des êtres plus objectifs, notre faculté de juger est améliorée, nous avons un recul sur les choses, un œil totalement éloigné du pathos qui falsifiait notre façon de voir. Mais l’homme est aussi un être subjectif, qui fait de l’art une réponse face au monde, face à la violence : mais si cette-dernière est éradiquée, à quoi bon éprouver quelque chose face à l’art ? Qu’est-ce que l’art pourrait véhiculer si la société est parfaite, unifiée et stable ? Si la société est stable et la cohésion sociale parfaite, le bonheur n’est-il pas tout près ? A quoi bon l’art, les émotions ?

2.2.  Mais vivre sans passion, sans émotion, est-ce vraiment vivre ? Est-ce vivre que de ne jamais être pris de vertige devant la beauté d’un tableau ? De ne jamais souffrir de l’absence de l’être aimé ? De ne jamais se révolter devant l’injustice ?

 

Voici un extrait de dialogue entre Preston, le soldat de l’ordre et Mary, la jeune femme qu’il a arrêté pour délit d’émotion, transgression et possession d’objets interdits :

-          Mary : Pourquoi vivez-vous ?

-          Preston : Je vis pour assurer la continuité de cette grande société. Pour Libria.

-          Mary : C’est circulaire. Vous existez pour continuer d’exister. Quel intérêt ?

-          Preston : Et l’intérêt de votre vie ?

-          Mary : Les émotions. Vous ignorez de quoi je parle. Vous ne l'avez jamais connu. Mais elles sont aussi vitales que la respiration. Et sans elles, la respiration n'est que le tic-tac d'une horloge.

Tout ce qui peut favoriser ou provoquer une quelconque émotion est interdit: il n’y a plus ni œuvre d'art (cf, le tableau de la Joconde au début du film, qui après avoir été validé comme authentique est brûlé), ni musique, ni poésie, ni littérature, ni non plus d’objets familiers et anciens, comme des vieux fauteuils ou même des objets anodins comme un vieux flacon de parfum. Dans les bureaux et les appartements, la seule décoration autorisée se caractérise par un design froid, déshumanisé, sans couleurs (semblable à celui que l'on trouve déjà dans les bureaux des entreprises ou des administrations officielles), où tout est arrangé pour l’optimisation et pour le rendu efficace de la machine « société ». De même, les vitres des fenêtres sont recouvertes d'un film opaque pour empêcher d'être ému par la beauté du ciel ou la lumière d'un lever de soleil. En effet, à l’absence d’émotion répond l’absence de couleur dans un monde fait de pierre et de métal, tous les habitants sont d’ailleurs couverts de costumes sombres et austères. - Bien entendu, ce qui est interdit au citoyen ordinaire est autorisé pour l'élite dirigeante, dont les palais sont ornés de tableaux anciens interdits, soit dit en passant. -

Est-ce donc vivre que de vivre dans un monde sans art, où la beauté même a disparue (non pas vraiment qu’elle ait disparue car elle est toujours présente, mais tellement reniée qu’elle en devient invisible) ?

Ce prozium, qui est désormais pris sans réfléchir, dans un automatisme extrême, comme une évidence allant de soi, est ce qui empêche la naissance de l’émotion, c’est un poison de l’âme. Il est le régulateur de la société qui a pu se bâtir sur lui, qui a permis à une nouvelle société hiérarchisée de naître. Celle-ci, centrée sur le Père, est totalitaire puisque l’individualité n’est plus envisageable, tandis que la masse est préférable. On voit d’ailleurs là une référence évidente à 1984. En effet dans ce livre, là aussi la propagande est omniprésente, l’image du Père (Père dans Equilibrium, Big Brother dans 1984) et l’art comme les choses simples de la vie sont rejetés (ex du savon dans 1984 ou du chant). Une autre comparaison peut être faite entre Le meilleur des mondes de Aldous Huxley et le film, à travers le soma/Prozium et cette société qu’ils ont en commun : une société qui a échangé les émotions et le grand art pour la paix et l’ordre social.

                Mais pour en revenir au thème principal, ce qui a donné l’humanité à l’homme, c’est son pouvoir émotif, sa faculté de se souvenir par l’art, par les trésors que cherchent à conserver les résistants de Libria, c'est-à-dire des livres, des tableaux, des objets, des couleurs, des sons… Même l’attachement le plus simple (cf dans le film, après avoir cassé sa dose, Preston se prend de pitié, de compassion pour un chiot), tout comme l’amour est banni. Mais peut-on priver l’homme d’aimer ? Là est la grande question ! Que reste-t-il de l’homme sans émotion ? Peut-on vivre dans un coma émotionnel ? Le réalisateur lui-même s’est confronté à cette question : “Le monde futuriste de Libria n’est que prétexte à raconter une formidable aventure humaine. C’est le combat d’un homme redécouvrant son humanité.”

3.       CONCLUSION : le prix à payer pour le maintien de la paix et de la sécurité, UNE Question très moderne….

 Dans la lignée d’œuvres de science-fiction qui transforment le futur en cauchemar, Equilibrium nous offre la vision d’un monde où l’homme a payé le prix fort pour vivre en paix jusqu’à renier ce qui constitue son être. Certes, ce monde offre un monde presque idyllique, dans lequel la guerre n’est qu’un lointain souvenir; mais hélas, il a opté en contrepartie pour un monde sans musique, sans art, sans poésie, où toute personne qui se rebelle encourt la peine de mort. Alors, qu’est-on prêt à payer pour vivre en paix, en harmonie les uns avec les autres ? Une société a-t-elle le droit (ou le devoir) de priver ses citoyens de ce qui les rend homme au nom de la Paix, où les divergences d’opinion n’existent plus ? Ainsi, comme chez Hobbes, c’est la logique de la crainte qui va engendrer une recherche de paix, fusse t’il en se dessaisissant de son droit de liberté, de ce qui nous fait homme, nos sentiments. Ces hommes transfèrent donc à un tiers, le Père, le droit de vie et de mort. Est ainsi constitué le pouvoir souverain du Père, conféré par un pacte volontaire, qui arrache l’homme à son animalité (puisqu’on tente de limiter et détruire les passions contradictoires telles que le désir qui sème la discorde puisqu’il faut éliminer « la vraie source de l'inhumanité de l'homme pour l'homme: sa capacité à éprouver des émotions. »), mais aussi en même temps dans le film, à son humanité (qui se situe justement paradoxalement dans ses mêmes sentiments, la capacité à ressentir des émotions étant essentiellement humaine).

De plus cette question semble d’actualité et un rapprochement avec notre société semble judicieux. En effet, le scénario recèle de nombreuses similitudes avec nos sociétés contemporaines : régimes condamnant la liberté d’expression, le cinéma, l’art et la littérature censurés. Alors, comment ne pas voir dans ce film un probable, un possible miroir de ce que notre société tend à devenir, elle qui tend déjà à uniformiser les consciences ?

 
Fiche préparée par
Eva MARAZEL

© Philosophie et spiritualité, 2009.


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