Première lecture
L’ANGOISSE D’ARJUNA
DHRITARASHTRA dit :
- Rassemblés dans le champ sacré, le Kurukshetra, par leur
impatience de combattre, qu’ont fait, ô Sañjaya, les
guerriers, les miens et ceux des Pândavas ?
SAÑJAYA dit :
- Voyant l’armée des Pândavas en ordre de bataille,
Duryodhana, le roi, s’approcha de son maître Drona et lui
tint ce discours :
- " Regarde ô maître, cette immense armée des fils de
Pandu rangée par le fils de Drupada, ton habile élève.
- Que de héros, que de grands archers, émules au combat
d’Arjuna et de Bhîma : Yuyudhâna et Virâta et Drupada
le grand guerrier ;
- Dhrishtaketu, Cekitîna et le puissant roi de Kâçi,
Purujit, et Kuntibhoja et le mâle chef des Cibis ;
- Et le vaillant Yudhâmanyu et le puissant Uttamaujas, le
fils de Subhadrâ et la lignée de Draupadî, tous de grands
guerriers !
- Ceux aussi qui se distinguent parmi les nôtres,
connais-les, illustre brahmane ; ces chefs de mon
armée, je vais te dire leurs noms :
- Toi-même et Bhîsma et Karna et Kripa, vainqueur dans la
bataille, Açvatthâman et Vikarna, et aussi le fils de
Somadatta.
- Bien d’autres héros encore ont engagé leur vie pour ma
cause, divers par l’équipement, par les armes, tous habiles
au combat.
- Limitée en nombre, c’est en Bhîsma que notre armée a sa
sauvegarde ; leur armée à eux, sous la sauvegarde de
Bhîma, est immense.
- Quelque place que vous occupiez dans les lignes de
bataille, ne songez tous qu’à sauver Bhîsma ."
- Pour réveiller en Duryodhana la joie, l’ancien des
Kurus, l’aïeul vénérable, poussant son formidable cri de
guerre, souffla dans sa conque.
- Aussitôt conques, gongs, tambours, timbales et
trompettes retentirent puissamment. Ce fut un grand fracas
énorme.
- Alors, debout sur leur grand char attelé de chevaux
blancs, Mâdhava et Pândava soufflaient dans leurs conques
divines.
- Hrishîkeça soufflait dans la conque Pâñcajanya,
Dhanañjaya dans Devadatta aux exploits terribles dans la
grande conque Paundra,
- Le roi fils de Kuntî, Yudhishthira, dans la conque
Anantavijaya, Nakula et Sahadeva dans Sughosha et
Manipushpaka ;
- Le roi de Kaçi , le meilleur des archers, et
Cikhandin le grand guerrier, Dhrishtadyumna et Virâta et
l’invincible Sâtyaki,
- Drupada et ses fils ô roi, le fils de Subhadrâ aux
grands bras, de tous côtés, faisaient résonner chacun sa
conque.
- Ebranlant la terre et le ciel, ce bruit formidable
déchira le cœur des amis de Dhritarâshtra.
- Ils étaient à leur poste de combat ; déjà volaient
les traits ; le Pândava dont l’étendard porte un singe,
élevant son arc,
- Adressa, ô roi, ces paroles à Hrishîkeça : "
Arrête, ô Acyuta, mon char entre les deux armées ;
- Il faut que je considère ces guerriers alignés,
impatients de combattre, que je voie avec qui il me faudra
lutter dans cette bataille qui se déchaîne.
- Je veux voir ces combattants qui, réunis là, prétendent
soutenir par la force la cause du coupable fils de
Dhritarâshtra. "
- A ces mots Gudâkeça, Hrishîkeça arrêta entre les deux
armées le char sans pareil ;
- Puis, face à Bhîsma, à Drona, à tous les rois :
" Vois, dit-il, ô fils de Prithâ, les Kurus
rassemblés. "
- Le fils de Prithâ aperçut alors, dispersés dans les
deux armées, des pères, des aïeuls, des maîtres, des oncles,
des petits-fils et des compagnons, et des beaux-pères et des
amis.
- Voyant tous ces parents ainsi affrontés pour la lutte,
le fils de Kuntî se senti envahi d’une pitié immense et,
tout troublé, il prononça :
ARJUNA dit :
- Voici ô Krishna, que tous les hommes de ma parenté
s’avancent avides d’une lutte (fratricide) ; à ce
spectacle mes membres défaillent et ma bouche se sèche.
- Mon corps frissonne et tous mes poils se dressent ;
Gândîva tombe de ma main et ma chair devient brûlante.
- Je ne puis demeurer en place ; mon esprit se
trouble, je n’envisage que présages funestes.
- Quel bien me promettrais-je à frapper les miens dans la
bataille ? A pareil prix je n’aspire pas, ô Krishna, ni
à la victoire, ni à la royauté, ni au plaisir.
- Que nous sont, ô Govinda, la royauté, la richesse, la
vie même ?
- Ceux en vue de qui nous souhaitons la royauté, la
richesse et les plaisirs, ils sont là, rangés en bataille,
renonçant à la vie et à leurs biens,
- Maîtres, pères et fils et aïeuls, oncles,
beaux-pères, petits-fils, gendres et parents.
- Je ne saurais, même sous la menace de leurs coups, me
résigner à les frapper, fût-ce pour la royauté des trois
mondes ; que dire de la souveraineté de la terre ?
- Quelle joie resterait-il pour nous, ô Janârdana, quand
nous aurions détruit la famille de Dhritarâshtra, nos
parents. Ne serions nous pas la proie du péché si nous
frappions de tels adversaires ?
- Nous ne pouvons consentir à frapper les fils de
Dhritarâshtra, nos parents. Comment, ayant tué les nôtres,
pourrions-nous être jamais heureux, ô Mâdhava ?
- Même, si aveuglés par la cupidité, ils ne voient pas
combien il est coupable de détruire sa propre famille, quel
crime c’est de trahir des amis,
- Comment nous, qui comprenons combien il est coupable de
détruire sa famille, ô Janârdana, pourrions nous ne pas
reculer devant pareil péché ?
- La famille détruite, c’est la fin des devoirs familiaux
imprescriptibles ; ruiné le devoir, le désordre envahit
la famille toute entière.
- Sous l’empire du désordre, ô Krishna, les femmes se
corrompent ; la corruption des femmes, ô rejeton de
Vrishni, compromet la pureté de la race.
- Cette corruption, c’est l’enfer, non seulement pour les
destructeurs de la famille, mais pour la famille même. Les
ancêtres, privés de libations et de sacrifices, tombent [aux
lieux de tourments].
- Ainsi par la faute de ceux qui, attentant à la famille,
troublent la pureté de la race, sont renversées les lois
éternelles de la caste, de la famille.
- Les hommes ô Janârdana, qui n’ont plus de lois de
famille, sont irrémédiablement voués à l’enfer : telle
est la loi qui nous a été transmise.
- En vérité c’est un grand crime que nous allions
commettre quand, par passion de la royauté et des plaisirs,
nous nous apprêtions à frapper les nôtres ;
- Combien ne vaudrait-il pas mieux pour moi être frappé
sans défense, sans armes, par le glaive des amis de
Dhritarâshtra !
SAÑJAYA dit :
- Ainsi parla Arjuna en pleine bataille ; et ,
laissant échapper arc et flèches, il retomba assis dans le
char, l’âme étreinte d’angoisse.
__________
DEUXIÈME LECTURE
LA SPÉCULATION
SAÑJAYA dit :
- Le voyant ainsi envahi par la pitié, aveuglé par un flot
de larmes, tout hors de lui, Madhusûdana lui tint ce
langage :
BHAGAVAT dit :
- D’où te viennent, ô Arjuna, à l’heure du danger, ces
pensées troubles, indignes d’un ârya, ces pensées qui ne
mènent ni au ciel, ni à l’honneur ?
- Pas de lâcheté, ô fils de Prithâ ; cela te sied
mal ; chasse une défaillance misérable et lève-toi,
redoutable guerrier.
ARJUNA dit :
- Comment lutter, ô vainqueur de Madhu ? Comment
diriger mes flèches contre Bhisma, contre Drona, ces hommes,
ô héros vainqueur, à qui je dois tous les respects ?
- Plutôt qu’attenter à la vie de maîtres vénérables, mieux
vaudrait vivre ici-bas d’aumônes. A frapper ces maîtres,
même coupables de désirs cupides, ma nourriture, dès cette
terre, serait souillée de sang.
- Et nous ne savons pas ce qu’il nous faut plus
redouter ; de les vaincre ou d’être vaincus par eux.
Ces fils de Dhritarâshtra, alignés devant nous, en les
frappant nous perdrions tout motif de désirer vivre.
- Pitié et scrupules paralysent mes instincts de
guerrier ; mon esprit troublé discerne mal le
devoir ; je m’adresse à toi ; dis moi nettement ce
qui est bien ; je suis ton disciple ;
instruis-moi ; je me réfugie en toi.
- Car je ne vois rien qui puisse dissiper l’angoisse qui
anéantit mes forces, dussé-je obtenir la souveraineté
prospère, incontestée de la terre, voire le rang de maître
des dieux.
SAÑJAYA dit :
- Quand il eut ainsi parlé à Hrishîkeça, quand il eut
déclaré à Govinda qu’il ne combattrait pas, Gudâkeça, le
héros terrible garda le silence.
- Hrishîkeça, ô Bhârata, répondit avec un sourire au héros
qui se désolait ainsi entre les deux armées :
BHAGAVAT dit :
- Tu t’apitoies là où la pitié n’a que faire, et tu
prétends parler raison. Mais les sages ne s’apitoient ni sur
ce qui meurt ni sur ce qui vit.
- Jamais temps où nous n’ayons existé, moi comme toi,
comme tous ces princes ; jamais dans l’avenir ne
viendra le jour où les uns et les autres nous n’existions
pas.
- L’âme, dans son corps présent, traverse l’enfance, la
jeunesse, la vieillesse ; après celui-ci elle revêtira
de même d’autres corps. Le sage ne s’y trompe pas.
- Les impressions des sens, ô fils de Kuntî, chaud et
froid, plaisir et peine, vont et viennent : elles sont
fugitives ; il n’est, ô Bhârata, que de les supporter.
- Car l’homme qu’elles ne troublent pas, ô taureau des
hommes, l’homme ferme, indifférent au plaisir et à la peine,
celui-là est mûr pour l’immortalité.
- Pas d’existence pour le néant, pas de destruction pour
l’être. De l’un à l’autre, le philosophe sait que la
barrière est infranchissable.
- Indestructible, sache-le, est la trame de cet
univers ; c’est l’Impérissable ; la détruire n’est
au pouvoir de personne.
- Les corps finissent ; l’âme qui s’y enveloppe est
éternelle, indestructible, infinie. Combats donc, ô
Bhârata !
- Croire que l’un tue, penser que l’autre est tué, c’est
également se tromper ; ni l’un ne tue ni l’autre est
tué.
- Jamais de naissance, jamais de mort ; personne n’a
jamais commencé ni ne cessera d’être ; sans
commencement et sans fin, l’Ancien n’est pas frappé quand le
corps est frappé.
- Celui qui le connaît pour indestructible, éternel, sans
commencement et impérissable, comment cet homme, ô fils de
Prithâ, peut il imaginer qu’il fait tuer, qu’il tue ?
- Comme un homme dépouillé de vêtements usés pour en
prendre de neufs, ainsi l’âme, dépouillant ses corps usés,
s’unit à d’autres, nouveaux.
- Le fer ne la blesse pas plus que le feu ne la brûle, ni
l’eau ne la mouille, ni le vent ne la dessèche.
- Elle ne peut-être ni blessée, ni brûlée, ni mouillée, ni
desséchée ; permanente, pénétrant tout, stable, elle
est éternelle.
- Insaisissable aux sens, elle ne peut-être imaginée et
n’est sujette à aucun changement. La connaissant telle, tu
ne saurais concevoir aucune pitié.
- Que si, même, tu pensais qu’elle naît ou meurt
indéfiniment, même alors, ô héros, tu ne devrais concevoir
aucune pitié pour elle.
- Car ce qui est né est assuré de mourir et ce qui est
mort, sûr de naître ; en face de l’inéluctable,
il n’y pas de place pour la pitié.
- Les êtres, ô Bhârata, nous échappent dans leur
origine ; perceptibles au cours de leur carrière, ils
nous échappent de nouveau dans leur fin. Qu’y peuvent les
lamentations ?
- C’est merveille que personne la découvre ;
merveille qu’un autre en entende la révélation ; et,
même après avoir entendu, personne ne la connaît.
- Dans tout ton corps cette âme, ô Bhârata, demeure
éternellement intangible ; renonce donc à t’apitoyer
sur l’universelle destinée.
- Considère aussi ton devoir personnel et tu ne reculeras
pas ; car rien pour le Kshatriyas ne passe avant le
combat légitime.
- D’où qu’il lui soit offert, il ouvre pour lui la porte
du ciel ; trop heureux sont les Kshatriyas, ô fils de
Prithâ, d’accepter un pareil combat.
- Te refuser à cette lutte légitime, ce serait forfaire à
ton devoir, à l’honneur et tomber dans le péché.
- L’univers racontera ton irréparable honte ; la
honte est pour l’homme d’honneur pire que la mort.
- Le guerriers penseront que c’est par peur que tu as
esquivé la bataille ; et de ceux dont tu avais l’estime
tu encourras le mépris.
- Tes ennemis tiendront sur ton compte mille propos
insultants ; ils contesteront ta vaillance. Quel
malheur plus cruel ?
- Mort, tu iras au ciel ; ou vainqueur, tu
gouverneras la terre. Relève-toi, ô fils de Kuntî, résolu à
combattre.
- Considère que plaisirs ou souffrance, richesse ou
misère, victoire ou défaite se valent. Apprête-toi donc au
combat ; de la sorte tu éviteras le péché.
- Je t’ai exposé la doctrine dans l’ordre du
Sânkhya : écoute-la maintenant dans l’ordre du yoga, et
à quelle doctrine il te faut t’attacher, ô fils de
Prithâ,
pour t’affranchir des chaînes du Karman.
- Dans cette voie, aucune peine n’est perdue ; point
de retour en arrière ; un peu, si peu que se soit, de
cette pratique protège de beaucoup de souffrance.
- Ici, ô fils de Kuru, une doctrine unique, sûre d’elle
même ; diverses à l’infini sont les doctrines des
hommes que ne soutient pas la certitude.
- Il est une parole fleurie, ô fils de Prithâ, que
proclament ceux qui n’ont pas la sagesse, ces hommes qui,
attachés à la lettre du veda, professent qu’il ne faut
s’embarrasser de rien d’autre,
- Esclaves du désir, qui ne voient que les joies
paradisiaques. Elle ne produit que la renaissance comme
résultat du karman, se perd dans les complications de la
liturgie, ne vis que les jouissances sensibles et les
pouvoirs magiques.
- Fascinés par les jouissances sensibles et les pouvoirs
magiques, les hommes dont l’esprit égaré par elle, ne
sauraient réaliser dans la contemplation la vérité sûre
d’elle-même.
- C’est le domaine sensible des trois gunas qui est
l’objet des vedas ; affranchis-toi, ô Arjuna, du
domaine des trois gunas ; demeure supérieur à toutes
les sensations, de volonté inébranlable, indifférent à la
richesse, maître de toi.
- Un réservoir est abondant où l’eau afflue de tous les
côtés ; de même un brahmane éclairé fait son profit de
tous les vedas.
- Ne te préoccupe que de l’acte, jamais des fruits. N’agis
pas en vue du fruit de l’acte ; ne te laisse pas non
plus séduire par l’inaction.
- N’agis qu’en disciple fidèle du yoga, en dépouillant
tout attachement, ô Dhanañjaya, en restant indifférent au
succès ou à l’insuccès : le yoga est indifférence.
- Car l’acte, ô Dhanañjaya ; est inférieur infiniment
au détachement intérieur : c’est dans la pensée qu’il
faut chercher le refuge. Il sont à plaindre, ceux qui ont le
fruit pour mobile.
- Pour qui réalise le détachement intérieur ,
il n’est plus ici bas, ni bien ni mal. Efforce toi donc
au yoga ; le yoga est ; dans les actes, la
perfection
- Car les sages qui ont réalisés le détachement intérieur,
esquivant le fruit qui vient des actes, libérés des liens de
la renaissance, vont au séjour bienheureux.
- Quand ta pensée aura traversé les ténèbres de l’erreur,
tu n’éprouveras que dégoût pour tout ce que t’aura enseigné,
tout ce que pourrait t’enseigner la révélation.
- Quand, détachée de la révélation, la pensée sera fixée,
stable, inébranlable dans la contemplation, alors tu seras
en possession du yoga.
ARJUNA dit :
- Quand dit-on, ô Keçava, qu’un homme est en possession de
la sagesse, qu’il a atteint la contemplation ?
Celui qui en possession de la lumière, comment
parles-t-il ? Comment s’assoit -il ? Comment
marche-t-il ?
BHAGAVAT dit :
- Quand l’homme s’affranchit, ô fils de Prithâ, de tous
les désirs qui hantent l’esprit, qu’il trouve sa
satisfaction en soi et par soi, on dit qu’il est en
possession de la sagesse.
- Sans trouble dans la souffrance, sans attrait du
plaisir, libre d’attachement, de colère et de crainte,
l’ascète est en possession de la lumière.
- Celui qui ne ressent aucune inclination, qui, d’aucun
bien ni d’aucun mal, ne conçoit ni joie ni révolte, celui-là
est en possession de la sagesse.
- Et lorsque, telle la tortue rentrant complètement ses
membres, il isole ses sens des objets sensibles, la sagesse
en lui est vraiment solide.
- Les objets des sens disparaissent pour l’âme qui n’en
fait pas son aliment ; la sensibilité reste. A son tour
elle disparaît pour qui a reconnu l’absolu.
- Malgré ses efforts, ô fil de Kuntî, même chez le sage,
les sens, toujours tyranniques, agissent violemment sur
l’esprit.
- Il faut, les contenant tous, se concentrer, se fixer
uniquement sur son moi. Car qui tient ses sens sous son
pouvoir, chez celui-là la sagesse est vraiment solide.
- Si l’homme s’attarde à considérer les objets des sens,
l’attrait s’éveille en lui ; de l’attrait sort le
désir ; du désir naît la colère ;
- La colère produit l’égarement ; l’égarement, la
défaillance de la raison, le naufrage de la pensée. C’est la
perte de l’homme.
- Mais qui traverse le monde extérieur avec ses sens
affranchis d’attachement et de haine, dociles à sa volonté,
celui-là, l’âme disciplinée, aborde à la paix.
- Dans la paix il trouve la fin de toutes les
souffrances ; car, dans l’esprit pacifié, bien vite la
vérité s’établit.
- Pas de vérité sans yoga ; sans yoga pas de
méditations ; mais pour qui ne médite pas, point de
repos ; à qui n’a point le repos d’où viendrait le
bonheur ?
- De l’esprit qui leur obéit, le tumulte des sens emporte
la sagesse comme la tempête un vaisseau sur l’océan
- Celui, ô guerrier aux grands bras, de qui les sens sont
parfaitement dégagés des objets sensibles, chez celui-là, au
contraire, la sagesse est solide.
- Ce qui est nuit pour tous les êtres est, pour l’homme
maître de ses sens, le temps de l’éveil ; ce qui aux
autres êtres est la veille, est la nuit pour l’ascète qui
voit.
- Comme l’océan où affluent les eaux, tout en s’en
remplissant, garde un équilibre immuable, de même celui en
qui affluent tous les désirs peut conserver le repos, non
pas celui qui cède à l’attrait du désir.
- L’homme qui, chassant tout désir, vit sans passion, sans
poursuites personnelles, sans égoïsme, celui-là entre dans
le repos.
- C’est là ô fil de Prithâ, s’établir en Brahman ; à
ce point, plus d’incertitude ; qui y est parvenu,
fût-ce à la dernière heure, atteint la délivrance en
Brahman..
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TROISIÈME LECTURE
L’ACTION
ARJUNA dit :
- Si, ô Janârdana, tu juges la pensée supérieure à
l’action, pourquoi, alors, ô Keçava, me pousses-tu à des
actes terribles ?
- Ton discours, comme mêlé de vues contraires, jette mon
esprit dans la perplexité ; énonce enfin une
affirmation précise qui me montre la voie meilleure.
BHAGAVAT dit :
- Il y a en ce monde, héros sans tache, je te l’ai dit
déjà, deus attitudes : celle des penseurs qui repose
sur l’effort de l’esprit, celle des ascètes sur l’effort
pratique.
- Il ne suffit pas de s’abstenir d’action pour se libérer
de l’acte ; l’inaction seule ne mène pas à la
perfection.
- Jamais personne ne saurait un seul instant demeurer
entièrement inactif ; malgré qu’il en ait, du fait de
gunas issus de la prakriti, chacun est condamné à l’action.
- Il a beau brider l’activité de ses sens, demeurer coi,
celui dont l’âme est troublée par l’évocation des objets
sensibles, cet homme est dans la voie de l’erreur.
- Celui-là l’emporte qui, dominant ses sens par l’esprit,
pleinement détaché, leur impose un effort discipliné.
- Accomplis les actes prescrits ; l’activité est
supérieure à l’inaction ; faute d’agir, la vie physique
elle même s’arrêterait en toi.
- Hors ceux qui ont pour objet le sacrifice, les actes
sont le lien qui enchaîne le monde ; n’agis donc pas ô
fils de Kuntî, qu’en dépouillant tout attachement.
- Jadis, après avoir, avec les créatures, produit le
sacrifice, Prajâpati prononça : C’est par celui-là que
vous propagerez ; qu’il vous donne tout ce que vous
désirerez.
- Par lui, satisfaites aux dieux et que les dieux vous
satisfassent ; grâce à cette réciprocité, vous
atteindrez le bien suprême.
- Satisfaits par le sacrifice, les dieux vous donneront
les jouissances que vous souhaiterez. Qui jouit de leurs
dons sans rien donner, celui-là n’est qu’un voleur.
- Les gens de bien qui se nourrissent des reliefs du
sacrifice sont libres de toute souillure ; mais ceux-là
sont des pécheurs et se nourrissent de péché qui cuisent des
aliments à leur usage.
- C’est dans la nourriture que les êtres ont leur
origine ; la nourriture dans la pluie, la pluie dans le
sacrifice ; il n’est pas de sacrifice sans actes
rituels ;
- Quant à l’acte rituel, sache qu’il est issu de
Brahman,
Brahman de l’Impérissable. Le Brahman qui pénètre tout a
donc dans le sacrifice son fondement éternel.
- Ainsi évolue le cercle ; celui qui , ici-bas, n’en
suit pas le rythme, celui-là, ô fils de Prithâ, impie,
esclave de ses sens, perd sa vie.
- Mais le mortel qui ne cherche sa joie qu’en l’âme, qui
se satisfait en l’âme et en l’âme seule se rassasie
pleinement, celui-là n’a rien à accomplir.
- Nul intérêt pour lui à rien faire, à rien éviter ;
de tous les êtres, aucun ne saurait être pour lui un objet
d’intérêt.
- Exécute donc toujours dans un esprit de détachement les
actes qu’il faut accomplir ; car l’homme qui agit en
complet détachement atteint le but suprême.
- C’est par les actes du sacrifice que Janaka et tant
d’autres se sont efforcés vers la perfection. Agis, toi
aussi, uniquement pour le bien du monde.
- Tout ce que fait le chef, les autres hommes
l’imitent ; la règle qu’il observe, le monde la suit.
- Il m’est, ô fils de Prithâ, dans les trois mondes, rien
que je ne sois tenu de faire, rien qui me manque, rien que
j’aie à acquérir, et, cependant, je demeure en action.
- Si je n’étais pas toujours infatigablement en action, de
toutes parts, les hommes, ô fils de Prithâ, suivraient mon
exemple.
- Les mondes cesseraient d’exister si je n’accomplissait
pas mon œuvre ; je serais la cause de l’universelle
confusion et de la fin des créatures.
- Les ignorants agissent par attachement à l’acte ;
que le sage agisse, lui aussi, mais en dehors de tout
attachement et seulement pour le bien du monde.
- Que le sage évite de semer le trouble dans l’âme des
ignorants que mène l’attrait des actes ; qu’il
encourage toute activité en se comportant, lui qui sait, en
adepte du yoga.
- Les actes procèdent uniquement des gunas du monde
sensible. Si l’homme s’imagine en être l’agent, c’est qu’il
est égaré par la conscience personnelle.
- Mais celui, ô guerrier aux grands bras, qui connaît la
vérité sur la double série des gunas et des actes, sait que
ce sont toujours les gunas opérant sur les gunas, et il
demeure détaché.
- C’est parce qu’ils sont égarés par les gunas du monde
sensible que les hommes s’attachent aux actes, ouvrage des
gunas. Il ne faut pas que celui qui sait toute la vérité
jette dans le trouble les esprits lents, aux lumières
imparfaites.
- Rapportant à moi toute action, l’esprit replié sur soi,
affranchi d’espérance et de vues intéressées, combats sans
t’enfiévrer de scrupules.
- Voilà mon enseignement : les mortels qui s’y
conforment toujours avec foi et sans murmure sont, eux
aussi, affranchis des actes.
- Quand à ceux qui murmurent contre ma doctrine, qui ne
s’y conforment pas, sache que ce sont des insensés, à qui
toute connaissance échappe ; ils sont perdus.
- Mais chacun, fût-ce le plus instruit, se comporte
conformément à sa nature ; tous les êtres suivent leur
nature. Qu’y pourraient les remontrances ?
- Toute impression d’un sens, quel qu’il soit, réagit en
désir ou en aversion ; il faut échapper à l’empire de
l’un et de l’autre ; ce sont nos ennemis.
- Mieux vaut accomplir, fût-ce imparfaitement, son devoir
propre que remplir même parfaitement, le devoir d’une autre
condition ; plutôt périr en persévérant dans son
devoir ; assumer le devoir d’une autre condition
n’apporte que le malheur.
ARJUNA dit :
- Sous quelle impulsion l’homme s’engage-t-il, malgré
qu’il en ait, dans le péché, ô Vârshneya, comme entraîné de
force ?
- C’est cet attrait, c’est cette aversion, nés, l’un et
l’autre , du guna rajas, qui est le grand
Vorace, le grand Méchant ; sache que là est, ici-bas,
l’ennemi.
- Comme le feu est masqué par la fumée, le miroir par des
taches, le fœtus par des membranes, ainsi tout cet univers
est enveloppé par lui.
- La vérité est masquée par cet éternel ennemi du sage
qui, sous la forme du désir, ô fils de Kuntî, est un feu
insatiable.
- Il a son siège dans les sens, la perception, la
pensée ; c’est par eux que, masquant la vérité, il
égare l’esprit.
- Commence dons, ô héros des Bhâratas, par brider tes
sens, pour frapper ce Méchant, destructeur de la vérité et
de l’intelligence.
- On place haut les sens ; au dessus des sens est le
manas, le centre psychique, la pensées
(buddhi), au dessus de la pensée, Lui.
- Connaissant celui qui est au-dessus de la pensée,
affermis-toi dans ta force intérieure et frappe, ô guerrier
aux longs bras, cet ennemi redoutable qu’est le désir.
__________
QUATRIÈME LECTURE
LA CONNAISSANCE ET L’ACTION
BHAGAVAT dit :
- Ce yoga impérissable, je l’ai, moi, enseigné à
Vivasvat ; Vivasvat le communiqua à Manu et Manu le
transmit à Ikshvâku.
- C’est par cette tradition que l’ont connu les
rois-rishis ; mais, avec le temps, ce yoga, ô héros
terrible, disparut ici-bas.
- C’est ce même antique yoga que je t’ai aujourd’hui
enseigné ; je t’ai traité en fidèle et en ami ;
car c’est le mystère suprême.
ARJUNA dit :
- Ta naissance est récente ; la naissance de Vivasvat
se place par delà le temps. Comment comprendre que tu aies
pu enseigner à l’origine ?
BHAGAVAT dit :
- Nombreuses sont les existences que j’ai traversées, ô
Arjuna, et nombreuses aussi les tiennes ; moi, je les
connais toutes, ô héros, mais non pas toi.
- Encore que je sois l’Ame sans commencement,
impérissable, encore que je sois le Seigneur des êtres, je
nais par mon pouvoir, en vertu de ma nature propre.
- Toutes les fois que l’ordre chancelle, que désordre se
dresse, je me produit moi-même.
- D’âge en âge, je nais pour la protection des bons et la
perte des méchants, pour le triomphe de l’ordre.
- Ma naissance, comme mon œuvre, est divine. Qui sait cela
en vérité, quand il dépouille son corps mortel, ne va pas à
une nouvelle naissance, c’est à moi qu’il vient, ô
Arjuna.
- Affranchis de la passion, de la crainte et de la colère,
identifiés à moi, purifiés au feu de la connaissance,
beaucoup se sont fondus en mon être.
- A chacun je sais sa part, dans la mesure où il tend vers
moi ; mais de toutes façons, ô fils de Prithâ, c’est
dans ma voie que cheminent les hommes.
- Ceux qui recherchent le succès dans l’action sacrifient
ici-bas aux dieux ; car le succès que procurent les
rites se produit immédiatement dans le monde des hommes.
- J’ai créé la division en quatre classes que distinguent
le guna et les devoirs qui lui sont propres. J’en suis
l’auteur ; sache pourtant que je suis inagissant,
immuable.
- Les actes ne m’atteignent pas ; en moi nul désir du
fruit des actes ; qui me connaît tel échappe aux
chaînes de l’action.
- Ils savaient cela, les anciens, avides de délivrance, et
ils ont agi ; agis donc, toi aussi, comme ont fait
jadis les anciens.
- Qu’est l’action ? Qu’est l’inaction ? Les plus
sages, là-dessus, s’égarent. Je t’enseignerai donc ce qu’est
l’action pour que, le sachant, tu sois libéré du mal.
- Car il faut être au fait de l’action, au fait de
l’action dévoyée, au fait de l’inaction. Les sentiers de
l’action sont mystérieux.
- Celui qui sait voir l’inaction dans l’action et l’action
dans l’inaction, celui-là est sage entre les hommes ;
tout en agissant sans restriction, il reste fidèle au yoga.
- Celui qui, quoi qu’il fasse, n’obéit jamais au désir ni
à un calcul d’espérance, les gens sensés le considèrent
comme un sage dont les actions sont brûlées au feu de la
connaissance.
- Indifférent au fruit de l’action, toujours satisfait,
libre de toute attache, si affairé qu’il puisse être, en
réalité il n’agit pas.
- Sans désir, l’esprit dompté, ayant renoncé à rien
posséder, n’accomplissant que matériellement les actes, il
ne contracte aucune souillure.
- Satisfait de ce que le hasard lui apporte, également
supérieur à toutes les perceptions, libre de tout égoïsme,
indifférent au succès ou à l’insuccès, même en agissant il
n’est point lié.
- Pour qui, affranchi de tout attachement, délivré, la
pensée solidement assise dans la vérité, s’emploie aux
œuvres du sacrifice, toute activité se dissout en néant.
- L’instrument du sacrifice est Brahman ; l’offrande
est Brahman. Il ne peut aller qu’en Brahman, celui qui voit
ainsi Brahman dans l’acte liturgique.
- Des yogins, plusieurs n’envisagent comme objet du
sacrifice que les dieux ; d’aucuns, par le sacrifice à
Brahman , identique au feu.
- D’autres sacrifient l’ouïe et tous les sens dans le feu
du renoncement ; d’autres les objets sensibles, son,
etc., dans les feux des sens.
- D’autres sacrifient toutes les opérations des sens et
toutes les opérations du souffle vital dans le feu du yoga,
du renoncement intérieur, allumé par la connaissance.
- Des ascètes aux observances rigoureuses, les uns
pratiquent le sacrifice de la pauvreté ou le sacrifice de
l’étude et de la science.
- D’aucuns sacrifient le souffle expiré dans le souffle
inspiré, d’autres le souffle inspiré dans le souffle expiré,
interrompant le cours de l’un et de l’autre et appliqués
uniquement à l’exercice des souffles.
- D’autres, restreignant leur nourriture, sacrifient les
souffles dans les souffles. Et tous ont la notion du vrai
sacrifice et, par le sacrifice, effacent leurs souillures.
- Ceux qui se nourrissent de cette ambroisie que sont les
restes du sacrifice vont au Brahman éternel. A qui ne
sacrifie pas, ce monde ne saurait appartenir ; combien
moins encore l’autre monde, ô le meilleur des Kurus ?
- Ainsi sont de bien des sortes les sacrifices destinés à
la bouche de Brahman . Mais tous impliquent action. Si tu
entends cela, tu atteindras la délivrance.
- Supérieur à tout sacrifice matériel est le sacrifice en
esprit, ô héros terrible. En la connaissance se résolvent, ô
fils de Prithâ, tous les actes du sacrifice.
- Acquiers-la à force de soumission, d’application
studieuse, de services respectueux ; tu la recevras des
maîtres de la connaissance qui savent la vérité.
- Quand tu la posséderas, ô Pândava, tu ne tomberas plus,
comme tu as fait, dans l’erreur ; par elle, tu verras
tous les êtres sans exception en toi-même, puis en moi.
- Et aussi, fusses-tu de tous les pécheurs le plus grand,
porté par la connaissance comme par un vaisseau, tu
traverseras tout l’océan du mal.
- Un feu flambant réduit le bois en cendres, ô
Arjuna ; ainsi le feu de la connaissance réduit en
cendres tous les actes.
- Rien, ici-bas, ne purifie comme la connaissance ;
de lui-même, avec le temps, l’adepte parfait du yoga la
découvre en soi.
- Le croyant acquiert la connaissance, qui, uniquement
tendu vers elle, a dompté ses sens ; maître de la
connaissance, il atteint bientôt le repos suprême.
- Il est perdu celui qui, n’ayant ni la connaissance ni la
foi, est livré au doute ; ni ce monde ni l’autre, ni le
bonheur n’est le lot de l’homme livré au doute.
- Celui qui par le yoga s’est libéré de l’action, qui par
la connaissance a tranché le doute, cet homme, maître de
soi, ô Dhanañjaya, les actes ne sauraient l’enchaîner.
- Tranche donc, armé de la vérité, ce doute né de
l’ignorance que tu portes au cœur ; élève-toi au
yoga ; ô Bhârata, redresse-toi !
__________
CINQUIÈME LECTURE
LE RENONCEMENT
ARJUNA dit :
- Tu loues, ô Krishna, le renoncement qui supprime
l’action et, en même temps, tu loues le yoga qui est
l’effort ; des deux, lequel enfin est le
meilleur ? Dis-le moi nettement.
BHAGAVAT dit :
- Renoncement et yoga, l’un et l’autre mènent au
salut ; entre les deux, cependant, la pratique du yoga
vaut mieux que le renoncement à l’action.
- Il faut reconnaître pour parfaitement détaché celui qui
ne hait ni ne désire ; insensible aux perception de
toute nature ; ô guerrier aux grands bras, il
s’affranchit aisément de tout lien.
- Seuls les esprits bornés opposent Sâmkhya et yoga, mais
non les sages. Qui est vraiment maître de l’un est assuré du
fruit des deux.
- Le but que touchent les adeptes du Sâmkhya est également
atteint par ceux du yoga. Sâmkhya et yoga ne sont
qu’un ; qui reconnaît cela, voit juste.
- Mais en dehors du yoga, le détachement, ô guerrier aux
grands bras, est malaisé à obtenir ; voué au yoga,
l’ascète rapidement atteint Brahman .
- Celui qui, voué au yoga, est pur, maître de soi, tient
ses sens soumis, pour qui l’âme se confond avec l’âme de
tous les êtres, même s’il agit, n’est pas souillé.
- L’adepte du yoga est fondé, en vérité, à estimer qu’il
n’agit pas. Qu’il voie, qu’il entende, qu’il touche, qu’il
sente, qu’il mange, qu’il marche, qu’il dorme, qu’il
respire.
- Qu’il parle, qu’il lâche ou qu’il appréhende, qu’il
ouvre ou ferme les yeux : tout cela, ce sont pour lui
les sens réagissant au contact des objets sensibles.
- Celui qui fondant en Brahman tous les actes, agit en
plein détachement, le péché ne s'attache pas plus à lui plus
que l'eau à la feuille de lotus.
- Le corps, le sens interne, l'esprit, les sens mêmes
ainsi parfaitement dégagés, les yogins, agissant en dehors
de tout attachement, travaillent à leur purification
intérieure.
- Celui qui pratique le yoga s'affranchit du fruit des
actes et atteint la paix stable; celui qui ne le pratique
pas, attaché au fruit sous la poussée du désir, demeure lié.
- Libérée en esprit de tous les actes, l'âme est heureuse,
maîtresse dans sa forteresse aux neuf portes, n'agissant ni
ne provoquant l'action.
- Ni l'activité, ni les actes ne procèdent du Seigneur du
monde, ni le lien qui attache le fruit aux actes; cela,
c'est le domaine de la nature individuelle.
- Ni péché, ni bonne œuvre n'atteint le Seigneur; mais
l'ignorance voile la vérité; d'où l'erreur des créatures.
- Pour ceux en qui cette ignorance est détruite par la
connaissance de l'âtman, la science révèle, claire comme le
soleil, cette entité suprême.
- L'esprit plein d'elle, identifiés à elle, appuyés sur
elle, réfugiés en elle, ceux qui, par la connaissance, ont
effacé leurs fautes, s'affranchissent de nouveaux retours.
- Le brâhmane le plus savant et le plus vertueux, un bœuf
ou un éléphant, un chien ou un mangeur de chien, c'est tout
un aux yeux du sage.
- C'en est fait de tout retour en ce monde pour ceux dont
l'esprit est fixé dans l'impassibilité parfaite; Brahman est
sans tache, impassible; il sont donc fixés en Brahman .
- Le plaisir ne le réjouit pas plus que la souffrance ne
l'afflige; il a l'âme toujours égale, jamais troublée, celui
qui connaît Brahman, qui est fixé en Brahman .
- Insensible aux impressions du dehors, c'est en soi qu'il
trouve le bonheur; intimement uni à Brahman , il goûte un
bonheur indestructible.
- C'est que les jouissances que donnent les sensations ne
sont qu'une source de souffrance, elles sont fugitives, ô
fils de Kuntî.
- Le sage n'y cherche pas de joie.
- Celui qui, ici-bas, n'étant pas encore libéré du corps,
est capable de résister aux mouvements que provoque le désir
ou la colère, celui-là est un homme intérieur, c'est un
homme heureux.
- Celui qui ne trouve le de bonheur, de joie, de lumière
qu'au dedans, le yogin identifié avec Brahman atteint la
paix en Brahman.
- Ils conquièrent la paix en Brahman les rishis purifiés
de toute souillure, qui ayant terrassé le doute, se sont
domptés eux-mêmes et ne se passionnent que pour le bien de
tous les êtres.
- Les ascètes qui, l'esprit dompté; libres de désir et
d'aversion, se connaissent eux-mêmes, ont devant eux la paix
en Brahman .
- Celui qui se ferme aux sensations du dehors, qui ramène
tout son pouvoir visuel entre ses sourcils, qui maintient en
équilibre les deux souffles, respiration et inspiration,
auxquels le nez livre passage,
- Le sage qui, dompté dans ses sens, dans sa conscience et
dans sa pensée, uniquement tendu vers la délivrance, est
toujours libre de désir, de crainte ou de colère, celui-là
vraiment est affranchi.
- Me reconnaissant pour l'objet du sacrifice et de
l'ascèse, pour le seigneur de l'univers, l'ami de tous les
êtres, il atteint le repose.
__________
SIXIÈME LECTURE
LA CONTEMPLATION
BHAGAVAT dit :
- Celui qui, sans se soucier du fruit des actes, accomplit
les actes prescrits, c'est celui-là, non celui qui néglige
le feu sacré et les rites, qui est vraiment détaché, un
yogin.
- Ce qu'on appelle renoncement n'est, sache le bien, ô
Pândava, rien d'autre que le yoga; car on ne peut-être un
yogin sans avoir renoncé au désir.
- Pour s'élever au yoga, l'action est l'arme du sage;
c'est l'inaction quand il s'est élevé au yoga.
- Car c'est lorsqu'il n'a plus d'attachement ni aux objets
des sens, ni aux actes, que, affranchi de tout désir, il
s'est élevé au yoga.
- C'est par soi-même que l'on se sauve, que l'on échappe à
la perdition; l'homme est à lui même son ami, à lui même son
ennemi.
- Il est à lui même son ami celui qui s'est vaincu
lui-même; quant à celui qui n'est pas maître de soi, il est
à lui même comme un ennemi.
- Celui qui s'est vaincu, qui est dans le calme, celui-là
demeure parfaitement recueilli, dans le chaud comme dans le
froid, dans le plaisir comme dans la douleur, voire dans
l'honneur comme dans le mépris.
- Celui qui fait sa joie de la vérité et de la science,
qui est concentré, maître de ses sens, de ce yogin qui ne
fait de l'or plus de cas que d'une pierre ou d'une motte de
terre, on dit qu'il est parvenu au yoga.
- Honneur à celui qui considère du même œil compagnons et
amis, ennemis ou indifférents, inconnus, gens haïssables ou
parents, hommes vertueux ou pécheurs.
- Que le yogin toujours se gouverne lui-même, retiré,
solitaire, l'esprit dompté, sans désir, sans bien.
- Dans un endroit pur qu'il dresse un siège solide, ni
trop haut ni trop bas, couvert d'étoffe, d'une peau et de
Kuça;
- Assis sur ce siège, l'esprit concentré, ayant enrayé
toute activité de la pensée et des sens, qu'il exerce le
yoga pour se purifier.
- Impassible, tenant le corps, la tête et le cou droits et
immobiles, qu'il fixe son regard sur l'extrémité de son nez
sans se laisser errer ailleurs;
- Parfaitement calme, libre de crainte, fidèle à la
chasteté, la pensée maîtrisée, l'esprit plein de moi, qu'il
demeure concentré, tendu vers moi.
- Le yogin à l'intelligence domptée, qui toujours s'exerce
de la sorte, atteint le repos, la paix suprême qui a son
siège en moi.
- Pas de yoga, ô Arjuna, pour qui abuse de la nourriture,
non plus que pour celui qui s'en prive complètement, pour
qui veut trop dormir non plus pour qui prétend ne dormir
jamais.
- L'effort qui mesure les aliments et l'exercice, qui,
dans l'action, mesure le mouvement, qui mesure le sommeil et
la veille, voilà ce qui constitue le yoga destructeur de la
souffrance.
- Quand l'esprit discipliné se replie uniquement sur
lui-même, alors, on dit que l'homme, libéré de tous les
désirs, a atteint le yoga.
- Une lampe à l'abri du vent dresse sa flamme immobile;
c'est l'image consacrée du yogin qui, l'esprit maîtrisé,
parvient à se concentrer en soi.
- Quand la pensée s'arrête suspendue par la pratique du
yoga, quand, découvrant par soi-même l'âtman (l'âme),
l'homme trouve sa satisfaction en soi;
- Quand il connaît ce bonheur infini qui, n'étant
accessible qu'à l'esprit, dépasse les sens, et au sein
duquel il ne peut plus s'écarter de la vérité,
- Dont la possession fait apparaître insignifiant tout
autre bien, que ne peut atteindre aucune disgrâce, si
cruelle qu'elle soit;
- C'est cette libération de la souffrance qu'on appelle
yoga. Ce yoga, il le faut résolument poursuivre d'une
volonté que rien ne décourage.
- Il faut s'affranchir pleinement de toutes les passions,
filles du désir; il faut dominer complètement par l'esprit
la troupe des sens;
- Puis peu à peu, l'esprit soutenu par une volonté ferme,
glisser dans le calme et, s'enfermant en soi, ne plus
penser.
- Toutes les fois que l'esprit, remuant, mobile, prétend
s'extérioriser, chaque fois il faut le réfréner et le
ramener en soi à la soumission.
- Un bonheur parfait pénètre le yogin qui a l'esprit
pacifié, qui, la passion calmée, sans tache, s'identifie à
Brahman .
- Le yogin, affranchi de souillure, qui toujours se
gouverne ainsi, atteint aisément le bonheur infini qu'est
l'union en Brahman .
- Il découvre l'âtman (l'âme) dans tous les êtres et tous
les êtres en l'âtman, l'homme gouverné par le yoga qui
reconnaît l'identité de tout.
- Celui qui me voit en tout et qui voit tout en moi ne
sépare jamais de moi, et jamais je ne me sépare de lui.
- Celui qui, réalisant l'unité, m'adore dans tous les
êtres, ce yogin, où qu'il se meuve, demeure en moi.
- Celui, ô Arjuna, qui, à l'image de l'unité en l'âtman,
voit que tout est identique, plaisir ou souffrance, celui-là
est réputé yogin parfait.
ARJUNA dit :
- Ce yoga, ô vainqueur de Madhu, que tu définis par
l'impassibilité parfaite, j'ai peine à comprendre, étant
donné notre mobilité, comment il se peut asseoir fermement;
- Car l'esprit, ô Krishna, est mobile, impérieux, violent,
tenace; autant que le vent, il est difficile à enchaîner.
BHAGAVAT dit :
- Assurément, ô guerrier aux grands bras, l'esprit est
mobile et malaisé à enchaîner; cependant ô fils de Kuntî, on
le peut réduire à force d'application et de détachement.
- Le yoga, je t'avoue, est d'accès difficile pour qui n'a
pas l'âme domptée; mais celui dont l'âme est maîtrisée et
qui se donne de la peine, y peut parvenir par des efforts
bien conduits.
ARJUNA dit :
- Celui qui ne parvient pas à l'ascèse, qui encore que
possédant la foi, ne s'élève pas jusqu'au yoga, à défaut de
la perfection du yoga, quel but atteint-il, ô Krishna?
- Est-ce que, manquant également tous ses objets, il ne se
perd pas, ô guerrier aux grands bras - tel un nuage qui se
déchire - égaré sans point d'appui à la recherche de Brahman
?
- Dissipe clairement pour moi cette incertitude, ô
Krishna; seul tu le peux.
BHAGAVAT dit :
- O fils de Prithâ, celui que tu dis ne se perd ni dans ce
monde, ni dans l'autre; qui fait le bien, ô mon frère, ne
saurait aller à sa perte.
- Cet homme qui a manqué le yoga, élevé au séjour des gens
de bien, y demeure des années infinies, puis il renaît de
parents fortunés;
- Ou mieux encore, il revit dans une famille de sages
yogins; car une pareille naissance est la plus rare à
obtenir dans ce monde.
- Là, ô fils de Kuru, il retrouve l'état d'esprit où il
s'était élevé dans cette existence antérieure, et avec un
zèle redoublé il s'efforce vers la perfection.
- Même à son insu, la vertu de son application d'autrefois
le soutient; il conçoit le désir de s'initier au yoga et
dépasse la sagesse scripturaire.
- Or le yogin, purifié de ses fautes, qui s'efforce avec
zèle, se perfectionnant à travers de nombreuses naissances,
finit par atteindre le but suprême.
- Le yoga est supérieur à l'ascèse, supérieur même à la
science; le yoga est supérieur aux œuvres du sacrifice;
deviens donc un yogin, ô Arjuna.
- Mais de tous les yogins, celui qui, l'âme unie à moi,
m'aime dans une foi profonde, c'est celui qui est à mes
yeux, le yogin parfait.
__________
SEPTIÈME LECTURE
L'EXPOSE DE LA CONNAISSANCE
BHAGAVAT dit :
- Ecoute maintenant, ô fils de Prithâ, comment,
t'appliquant au yoga, la pensée attachée à moi, réfugié en
moi, tu me connaîtras entièrement et sans nuage.
- Sans réserve, je te communiquerai et te rendrai claire
cette vérité qui, connue, ne laisse plus rien à apprendre
ici-bas.
- Entre des milliers d'hommes, c'est à peine si l'un ou
l'autre s'efforce vers la perfection et parmi ces parfaits,
à peine si l'un ou l'autre me connaît en vérité.
- Terre, eau, feu, vent, éther, sens interne, esprit,
individualité, telles sont les huit manifestations diverses
de ma nature sensible.
- Cela, c'est ma nature inférieure; mais sache que j'en ai
une autre, transcendante, qui est âme vivante, ô guerrier
aux grands bras, et qui est le support de cet univers.
- La première est la matrice de tous les êtres. Je suis,
moi, l'origine et la fin de l'univers tout entier.
- Il n'est rien au-dessus de moi, ô héros; je suis la
trame sur laquelle le tout est tissé, tels les rangs de
perles sur un fil.
- Dans l'eau je suis le goût, ô fils de Kuntî, la lumière
dans la lune et dans le soleil, la syllabe om dans
tous les vedas, le son dans l'espace, la virilité dans les
hommes.
- Je suis dans la terre le parfum, la splendeur dans
l'astre du jour, la vie dans tous les êtres, l'ascèse dans
les ascètes.
- Sache, ô fils de Prithâ, que je suis le germe éternel de
tous les êtres; je suis la pensée des êtres pensants, la
grandeur des grands.
- Je suis la force, affranchie de désir et de passion, des
forts; dans les êtres vivants je suis, ô héros des Bhâratas,
l'amour permis.
- Tous les dérivés du sattva, comme du rajas ou du tamas,
sache bien qu'ils procèdent de moi seul; non que je sois en
eux; ce sont eux qui sont en moi.
- Aveuglé par ces triples produits des gunas, tout cet
univers est impuissant à me reconnaître au-dessus d'eux,
impérissable.
- C'est que ce monde illusoire des gunas, manifestation de
ma puissance divine, est difficile à traverser; ceux-là
seuls le franchissent qui viennent à moi.
- Ils ne viennent pas à moi, ces pécheurs, ces insensés,
les derniers des hommes, qui, se laissant égarer par
l'illusion, tombent au niveau des esprits méchants.
- De quatre sortes, ô Arjuna, sont les gens de bien qui
m'adorent: l'homme qui souffre, l'homme passionné de savoir,
l'homme qui poursuit la richesse et celui qui possède la
connaissance, ô taureau des Bhâratas.
- De tous, le premier est celui qui, possédant la
connaissance, s'applique infatigablement et se voue à moi
uniquement; car je suis infiniment cher à celui qui possède
la connaissance, et lui à moi.
- Tous sont des êtres d'élite; mais celui qui possède la
connaissance est pour moi comme moi-même. Car appliqué au
yoga, il tend vers moi seul comme but suprême.
- Ce n'est qu'au terme de bien des vies que m'atteint
celui qui possède la connaissance; il est rare l'être
magnanime qui sait que Vâsudeva est tout.
- Ceux qu'égarent des désirs divers s'adressent à d'autres
divinités; ils obéissent chacun à sa nature, en assurant des
pratiques diverses.
- Mais quelque forme divine qu'un fidèle, dans sa foi,
souhaite honorer, c'est moi qui inspire en lui cette foi
inébranlable.
- Plein de cette foi, il se rend telle divinité propice;
il reçoit ensuite, en réalité dispensé par moi, l'objet de
ses désirs.
- Mais éphémère est le fruit que cueillent les esprits à
la courte sagesse; ceux qui sacrifient aux dieux vont aux
dieux; ce sont ceux qui se vouent à moi qui viennent à moi.
- Pour les ignorants, je ne suis qu'un dieu invisible qui
s'est manifesté; ils ne connaissent pas mon essence
transcendante, impérissable, suprême.
- Voilé par l'illusion que produit ma puissance, je
n'apparais pas clairement à tous; le monde égaré ne me
reconnaît pas, moi, l'éternel, l'impérissable.
- Je connais, ô Arjuna, les êtres passés, présents et à
venir; mais moi, personne ne me connaît.
- Troublés par les mouvements contraires qu'engendrent le
désir et la répulsion, ô Bhârata, tous les êtres, en
naissant, deviennent la proie de l'erreur.
- Mais les hommes vertueux, une fois leur péché épuisé,
libérés du trouble que suscite la sensibilité en ses
mouvements contraires, se vouent à moi par un culte
immuable.
- Ceux qui s'appliquent, en se réfugiant en moi, à
s'affranchir de la vieillesse et de la mort, ceux-là
connaissent ce Brahman universel et individuel; ils
connaissent le tout des actes liturgiques.
- Ceux qui reconnaissent en moi l'essence des êtres,
l'essence du divin, ceux-là, l'esprit concentré, me
connaissent encore à leur dernier moment.
__________
HUITIÈME LECTURE
LE SALUT EN BRAHMAN
ARJUNA dit :
- Qu'est-ce que Brahman? Et l'âme individuelle? Qu'est-ce
que l'acte, ô suprême Seigneur? Qu'entends-tu par l'essence
des êtres? Par l'essence du divin?
- Qui - et comment? - ô vainqueur de Madhu, peut, ici-bas,
dans un corps mortel, contenir l'essence du sacrifice?
Comment à l'heure suprême, peux-tu être connu des hommes qui
ont su se discipliner?
BHAGAVAT dit :
- L'Impérissable est le Brahman suprême; on appelle âme
individuelle la nature propre de chacun; le devenir des
êtres résultat de cette offrande créatrice qui s'appelle
l'acte rituel.
- Existence transitoire dans l'ordre des êtres, esprit
(purusha) dans l'ordre des dieux, j'incarne en ce
corps, ô le meilleur des hommes, l'essence du sacrifice.
- Celui qui, à l'heure de sa fin, rejette sa guenille
mortelle en pensant uniquement à moi rejoint mon être;
là-dessus aucun doute.
- Quelque existence que conçoive celui qui, au terme de sa
vie, se sépare du corps, c'est à cette condition qu'il
passe, ô fil de Kuntî; toujours c'est dans cette condition
qu'il revit.
- Pense dons à moi en tout temps et combats; l'esprit et
la pensée fixés sur moi, c'est à moi que tu viendras; rien
de plus certain.
- Celui, ô fils de Prithâ, qui, l'esprit concentré dans la
pratique du yoga, et incapable de s'en laisser distraire,
pense le divin Purusha suprême, va à lui.
- Celui qui se souvient du Sage primordial, du Maître,
plus ténu que l'atome, auteur de l'univers, pour qui aucune
forme n'est imaginable, qui a l'éclat du soleil, qui demeure
par delà la ténèbre;
- Celui qui, au moment du grand départ, la pensée
inébranlable, concentré dans la dévotion et dans l'effort du
yoga, sait ramener entre ses sourcils toute sa puissance
vitale, celui-là va au divin Purusha suprême.
- Cette demeure, que les connaisseurs du veda déclarent
impérissable, où pénètre les ascètes libérés de la passion,
en vue de laquelle on pratique la chasteté, je te la vais
décrire en raccourci.
- Quand, fermant toutes les issues sur le dehors,
emprisonnant en soi la faculté de percevoir, retenant dans
la tête son souffle vital, on réalise la concentration du
yoga;
- Que l'on dépouille en prononçant "om" - Brahman en une
syllabe - et en pensant à moi, on s'élève à l'asile suprême.
- Celui qui, sans aucune défaillance, pense toujours à
moi, pour ce yogin incessamment concentré, je suis, ô fils
de Prithâ, facile à obtenir.
- Quand ils m'ont atteint, les sages, s'étant élevés à la
suprême perfection, ne sont plus soumis à la renaissance, au
séjour de souffrance et d'instabilité.
- Tous les mondes jusqu'au ciel de Brahmâ, ô Arjuna,
reviennent à des existences nouvelles; mais pour qui m'a
atteint, ô fils de Kuntî, plus de renaissance.
- Ceux qui savent qu'un jour de Brahmâ dure mille yugas et
mille une nuit, ces hommes connaissent vraiment le jour et
la nuit.
- De l'indétermination sortent, au lever du jour, toutes
les réalités sensibles; elles s'y fondent de nouveau à la
tombée de la nuit.
- Ainsi mécaniquement, ô fils de Prithâ, toute la foule
des êtres, indéfiniment ramenée à l'existence, se dissout à
la tombée de la nuit, renaît au lever du jour.
- Mais par delà cette indétermination, est une autre
essence, entité indéterminée, éternelle, qui, tous les êtres
disparaissant, elle, ne disparaît pas.
- C'est l'"indestructible". C'est lui qui est marqué comme
le but suprême, celui d'où l'on ne revient pas; c'est là mon
siège suprême.
- C'est, ô fils de Prithâ, ce suprême Purusha qu'on ne
peut atteindre que par un attachement exclusif, le Purusha
qui embrasse tous les êtres , par qui a été déployé
l'univers.
- Et maintenant, à quels moments les yogins quittent la
vie, soit sans retour, soit pour y revenir, je vais te
l'enseigner, ô taureau des Bhâratas.
- Feu, lumière, jour, quinzaine claire, semestre ascendant
du soleil vers le nord, c'est sous ces signes lumineux que
vont à Brahman les hommes qui connaissent Brahman .
- Fumée, nuit, quinzaine sombre, semestre descendant du
soleil au sud, - sous ces signes d'ombre, le yogin atteint
la lumière de la lune pour revenir ensuite à de nouvelles
existences.
- Ce sont les deux voies éternelles, l'une claire, l'autre
obscure, de l'univers; par l'une il n'est pas de retour, par
l'autre on revient en arrière.
- Les yogins les connaissent, ces deux sentiers, et aucun
d'eux ne s'égare, ô fils de Prithâ; sois donc, ô Arjuna, en
tout temps appliqué au yoga.
- Le mérite qui est assigné à l'étude du veda, au
sacrifice, à l'ascèse, à l'aumône, le yogin qui saut tout
cela, le dépasse; il s'élève au lieu suprême, au lieu des
origines.
__________
NEUVIÈME LECTURE
LE MYSTÈRE ROYAL
BHAGAVAT dit :
- Je te veux, à toi qui es plein de zèle, faire entendre
clairement la science la plus secrète, celle dont la
connaissance t'affranchira de tout mal.
- C'est la science royale, le secret royal, le moyen de
sanctification le plus puissant; elle s'impose par
l'évidence; elle est sainte, facile à pratiquer,
impérissable.
- Les hommes qui n'ont pas foi en cette doctrine, ô héros
terrible, impuissants à m'atteindre, retombent dans les
sentiers de la transmigration et de la mort.
- C'est moi, dénué de toute forme sensible, qui ai déployé
cet univers. Tous les êtres sont en moi et moi je ne suis
pas en eux.
- Et, à vrai dire, les êtres ne sont pas en moi. Admire
ici ma puissance souveraine: mon être porte les créatures,
et c'est par lui qu'existent les créatures.
- Comme un grand vent, toujours en mouvement dans
l'espace, s'insinue partout, ainsi faut-il entendre que
toutes les créatures sont en moi.
- Tous les êtres, ô fils de Kuntî, à la fin du kalpa,
rentrent dans ma prakriti; au commencement du kalpa, je les
rends à l'existence.
- C'est au moyen de ma prakriti que je produis et
reproduis toute cette foule d'êtres, mécaniquement, par la
seule poussée de la prakriti.
- Et cette activité, ô Dhanañjaya, ne m'enchaîne pas, car
j'y demeure comme étranger, étant sans aucune attache à ces
œuvres.
- C'est grâce à moi que la prakriti produit toutes les
créatures vivantes ou inertes; mais je ne suis là que
spectateur; et c'est ainsi, ô fil de Kuntî, que le monde
évolue.
- Incorporé dans une figure humaine, les égarés me
reconnaissent; ils ignorent mon essence suprême de souverain
Seigneur des êtres ,
- Insensés, dont les espérances, les œuvres et la science
sont vaines et qui s'abandonnent aux égarements propres par
nature aux démons et aux esprits mauvais.
- Mais les sages, ô fils de Prithâ, qui relèvent de la
nature divine, s'attachent à moi uniquement; ils me
connaissent pour l'origine impérissable des êtres .
- Les uns me glorifient sans cesse, et, adonnés aux
pratiques rigides, m'adorant pieusement, me servent avec une
application constante.
- D'autres me servent en me rendant un culte de
connaissance, soit qu'ils me considèrent dans l'unité ou
dans la multiplicité infinie de mes manifestations
distinctes.
- Je suis le rite, je suis le sacrifice, je suis
l'offrande et l'herbe rituelle; c'est moi qui suis la
prière, le beurre clarifié; je suis le feu; je suis la
libation.
- De ce monde, je suis le père, la mère, l'ordonnateur,
l'ancêtre; je suis l'objet de la science, le purificateur,
la syllabe om, la ric, le sâman, le yajus;
- Je suis le but, le soutien, le maître, le témoin, la
demeure, le refuge, l'ami, l'origine et la fin, le support,
le réceptacle, le germe, l'impérissable.
- Je donne la chaleur, je retiens la pluie et je la
répands; je suis l'immortalité et la mort; je suis, ô
Arjuna, l'être et le non-être.
- Les maîtres de la triple science qui en buvant le soma
se purifient de leurs péchés, cherchent, en m'honorant par
des sacrifices, à gagner le ciel; introduits dans le monde
pur du roi des dieux, ils goûtent, là-haut, les jouissances
divines des hôtes célestes.
- Quand ils ont joui de ce monde immense du ciel et que
leurs mérites sont épuisés, ils rentrent dans le monde des
mortels; ainsi vont et viennent ceux qui, livrés au désir,
vivent sous la loi de la triple science.
- Quand aux hommes qui me servent, en n'ayant de pensée
que pour moi, qui s'appliquent à une concentration
constante, je leur dispense la félicité.
- Ceux-là même qui, attachés à d'autres divinités,
sacrifient avec foi, en réalité, ô fils de Kuntî, c'est à
moi qu'implicitement ils sacrifient.
- Car c'est moi qui suis réellement l'objet et le maître
de tous les sacrifices, mais ils ne me connaissent pas tel
que je suis; et c'est pourquoi ils retombent dans la vie.
- Ceux qui servent les dieux vont aux dieux, aux mânes
ceux qui servent les, aux démons ceux qui servent les
démons; ainsi viennent à moi ceux qui m'offrent leurs
sacrifices.
- Que l'on me présente avec dévotion fût-ce une feuille,
une fleur, un fruit, un peu d'eau, je jouis de l'offrande
pieuse du serviteur au cœur zélé.
- Actions et repas, libations, aumônes, pénitences,
offre-moi tout, ô fils de Kuntî.
- Par là tu te libéreras des chaînes de l'action et de ses
fruits bons ou mauvais; voué au détachement et au yoga,
affranchi, tu viendras à moi.
- Entre toutes les créatures, je ne fais nulle différence,
aucune ne m'est en haine, aucune ne m'est chère; mais ceux
qui s'attachent à moi avec dévotion, ceux-là sont en moi et
moi je suis en eux.
- Même un grand criminel, s'il m'adore sans partage, doit
être considéré comme juste; car sa croyance est vraie.
- Vite il devient irréprochable et atteint la paix
éternelle. Entends-le bien, ô fils de Kuntî, jamais mon
serviteur ne se perd.
- Ceux-là, ô fils de Prithâ, qui prennent en moi leur
refuge, fussent-ils de la pire origine, femmes, vaiçyas ou
çûdras, ceux-là même atteignent le but suprême;
- Combien plus les Brahmanes purs et les rois-rishis qui
se donnent à moi. Tombé dans ce monde éphémère et misérable,
sois mon serviteur.
- Tourne vers moi ta pensée, donne-toi à moi, offre-moi
tes sacrifices, adore-moi; en te gouvernant ainsi,
uniquement occupé de moi, tu viendras à moi.
__________
DIXIÈME LECTURE
LES MANIFESTATIONS
BHAGAVAT dit :
- Ecoute encore, ô guerrier aux grands bras, ma parole
suprême, et réjouis-toi d'un enseignement que je te
communique pour ton bien.
- Ni les dieux, ni les grands rishis ne connaissent ma
naissance; car je suis moi-même l'origine unique des dieux
et des grands rishis.
- Celui qui me connaît pour souverain du monde, éternel,
sans commencement, celui-là, maître entre les mortels de la
vérité, est affranchi de tout péché.
- Intelligence, connaissance, fermeté d'esprit, patience,
sincérité, maîtrise de soi, paix, plaisir et souffrance,
naissance et destruction, crainte et courage,
- Douceur, égalité d'âme, contentement, pénitence, aumône,
honneur et déshonneur, tous les modes divers de l'existence
procèdent de moi seul.
- Les sept grands rishis du commencement et les quatre
manus procèdent de moi; ils sont mes fils spirituels de qui
sont issues dans le monde toutes les créatures.
- Celui qui connaît en vérité mon expansion et ma
puissance, celui-là est, de toute certitude, en possession
du yoga inébranlable.
- Je suis l'origine de tout; de moi tout procède; c'est
dans cette conviction que s'attachent à moi les sages à la
pensée profonde.
- L'esprit en moi, toute leur vie suspendue à moi,
d'éclairant les uns les autres et proclamant sans cesse mes
louanges, ils sont comblés, ils débordent de joie.
- A ces hommes constamment recueillis, qui s'attachent à
moi avec délices, je communique la force d'esprit par
laquelle ils s'élèvent à moi.
- Pour eux, par grâce, me manifestant dans ma vraie
nature, je dissipe les ténèbres de l'ignorance à l'éclatante
lumière de la vérité.
ARJUNA dit :
- Tu es le Brahman suprême, le refuge suprême, le suprême
purificateur. Le divin esprit (Purusha) éternel, le
premier des dieux, l'être sans commencement, omniprésent:
- Ainsi te nomment tous les rishis et Nârada, le rishi
divin, Asita Devala, Vyâsa; ainsi toi-même tu te révèle à
moi.
- C'est sur ta parole, ô Keçava, que je tiens tout cela
pour vrai, car les dieux ni les démons ne savent, ô
Bhagavat, comment tu te manifeste.
- Toi seul tu te connais toi-même, ô suprême Purusha,
auteur des êtres , dieu des dieux, seigneur du monde!
- Daigne exposer sans réserve tes manifestations divines,
ces manifestations par lesquelles tu pénètres incessamment
tous les mondes.
- Comment, ô maître du yoga, même à méditer sur toi sans
trêve, saurais-je dans quelle formes de l'être je dois te
reconnaître, ô Bhagavat?
- Parle encore; expose-moi en détail, ô Janârdana, ta
puissance et ta manifestation; je ne puis me rassasier de
l'ambroisie de ta parole.
BHAGAVAT dit :
- Je t'énumérerai dons, ô meilleur des Kurus, mes
manifestations divines, mais en raccourci, car le détail en
serait sans fin.
- Je suis, ô Gudâkeça, l'âme qui a son siège dans tous les
êtres, je suis le commencement, le milieu et la fin.
- Entre les Adityas, je suis Vishnu; entre les astres, le
soleil radieux; je suis Marîci entre les Maruts, la lune
entre les constellations.
- Des vedas je suis le sâman, et Vâsava parmi les dieux;
parmi les sens, je suis le sens interne, et entre les êtres
l'esprit;
- Des Rudras je suis Çamkara, entre les Yakshas et les
Rakshas le dieu des richesses; des Vasus je suis le feu, et
des sommets le Meru;
- Sache, ô fils de Prithâ, que je suis le chef des prêtres
domestiques, Brihaspati, entre les chefs d'armée Skanda,
entre eux l'Océan;
- Des grands rishis, je suis Bhrigu et entre les sons, la
syllabe unique om, dans le sacrifice la prière, entre les
montagnes l'Himâlaya;
- L'açvattha entre tous les arbres et Nârada entre les
rishis divins; Citraratha entre les Gandharvas et, entre les
saints, l'ascète Kapila.
- Sache que, entre les chevaux, je suis Uccaihçravas né
avec l'ambroisie, Airâvata entre les éléphants et, parmi les
hommes, le roi.
- Des armes je suis la foudre, des vaches la vache qui
comble tous les vœux. Je suis l'Amour, le dieu de la
génération. Entre tous les serpents, je suis Vâsuki.
- Je suis Ananta parmi les Nâgas, Varuna parmi les
habitants des eaux. Parmi les Mânes, je suis Aryaman et Yama
parmi les potentats.
- Je suis Prahlâda entre les démons et Kâla (le Temps)
entre tout ce qui se compte, le lion parmi les animaux et,
parmi les oiseaux, le fils de Vinatâ.
- Je suis le vent entre tout ce qui purifie, Râma entre
les guerriers, entre les poissons le makara, entre les
fleuves le Gange.
- Des créations, ô Arjuna, je suis le commencement et la
fin, le milieu aussi; des sciences la connaissance de
l'âtman; entre les thèses contraires, la vérité.
- Des lettres je suis l'a, je suis le premier parmi
les composés; c'est moi qui suis le temps infini, moi le
créateur au visage innombrable.
- Je suis la mort qui emporte tout et la naissance de ceux
qui doivent venir à la vie; parmi les génies féminins, je
suis la Gloire, la Fortune et la Parole, la Mémoire, la
Sagesse, la Fermeté, la Patience.
- Entre les sâmans je suis le Brihatsâman et entre les
rics la Gâyatrî; entre les mois Mârgaçîrsha, entre les
saisons le printemps.
- Entre tout ce qui trompe, je suis le jeu; je suis la
splendeur de ce qui brille, je suis la victoire, la
certitude, je suis la vertu des gens vertueux.
- Entre les Vrishnis je suis Vâsudeva et entre les
Pândavas Arjuna; des ascètes je suis Vyâsa, des sages le
sage Uçanas.
- Je suis la force des dominateurs, la politique des
conquérants, je suis le silence des mystères et la science
des savants.
- Le germe de tous les êtres, ô Arjuna, c'est moi; il
n'est pas un être animé ou inanimé qui puisse être sans moi.
- Innombrables, ô héros, sont mes manifestations divines;
cette énumération n'est qu'une manière d'exemple.
- Entends que toute manifestation, toute vie, toute beauté
et toute énergie a pour origine une parcelle de ma
puissance.
- Mais à quoi bon, ô Arjuna, tout ce détail? Un mot
suffit: d'une seule parcelle de moi je porte éternellement
tout cet univers.
__________
ONZIÈME LECTURE
LA VISION DE L'ÊTRE INNOMBRABLE
Arjuna dit :
- Le suprême mystère que pour mon bien tu m'as communiqué,
la doctrine de l'âtman, a banni de moi toute erreur.
- De ta bouche, ô héros aux yeux de lotus, j'ai appris en
détail l'origine et la fin des êtres et ta grandeur
impérissable.
- Il en est comme tu l'as dit en t'affirmant toi-même le
dieu souverain. Je désire, ô suprême Purusha, te voir dans
ta forme divine.
- Si tu estimes, ô maître, que je la puisse contempler, ô
dieu du yoga, montre-toi à moi comme l'Impérissable.
BHAGAVAT dit :
- Vois, ô fils de Prithâ, par centaines, par milliers, mes
formes divines, infiniment diverses, infiniment variées de
couleur et d'aspect.
- Vois les Âdityas, les Vasus, les Rudras et les Açvins et
les Maruts; vois ô Bhârata, d'innombrables merveilles que
jamais jusqu'ici nul n'a aperçues.
- Vois ici dans mon seul corps, ô Gudâkeça, tout
l'univers, tous les êtres vivants ou inanimés et quelque
objet que tu souhaites contempler.
- Mais tu ne peux me voir avec tes seuls yeux d'homme; je
te confère la vue divine; contemple ma puissance souveraine.
SAÑJAYA dit:
- A ces mots, Hari, le grand maître du yoga, découvrit, ô
roi, au fils de Prithâ sa forme de souverain Seigneur,
- Pourvu de bouches et d'yeux sans nombre, vision de
merveilles sans fin, orné de joyaux divins innombrables,
brandissant mille armes divines,
- Paré de guirlandes et de vêtements divins, oint de
parfums célestes, c'est, fait de tous les prodiges, le dieu
infini se manifestant en toutes choses.
- Si l'éclat de mille soleil surgissait d'un seul coup
dans le ciel, ce serait quelque chose comme l'éclat que
répand le grand Être.
- Tout cet univers fait de tant de parties, le Pândava le
vit ramassé là dans le corps du dieu des dieux.
- Alors Dhanañjaya pénétré de stupeur, tous les poils
hérissés, s'inclinant devant dieu et les mains réunies pour
l'hommage, prononça:
ARJUNA dit :
- O dieu, je vois dans ton corps tous les dieux et toutes
les sortes d'êtres , Brahmâ, Çiva, le dieu au siège de lotus
et les rishis et tous les serpents divins.
- Je te vois avec un nombre infini de bras, de poitrines,
de bouches et d'yeux, illimité en tous sens; de toi ô maître
de l'univers aux aspects infinis, je ne vois ni la fin, ni
le milieu, ni le commencement.
- Avec le diadème, la massue et le disque - telle une
masse de feu qui projette de tous côtés des flammes - je te
vois, toi si difficile à apercevoir, immense, répandant en
tous sens l'éclat d'un brasier ardent, du soleil.
- En toi il faut reconnaître l'Être indestructible,
suprême; tu es le suprême support de l'univers; tu es, je le
sais, l'impérissable gardien de l'ordre permanent, l'éternel
Purusha
- Je te vois sans commencement, sans milieu et sans fin,
de force infinie, armé de bras sans nombre, pour yeux le
soleil et la lune, pour bouche le feu flambant, réchauffant
l'univers de ta splendeur.
- Car, entre terre et ciel, seul tu remplis tout. A la vue
de ta forme merveilleuse et terrible, ô grand Être, les
trois mondes sont frappés d'épouvante.
- Car voici que les troupes des dieux entrent en toi;
quelques-uns, effrayés, chantent en t'adorant; les troupes
des rishis et des Siddhas te bénissent et te comblent de
louanges infinies.
- Rudras et Âdityas, Vasus et Sâdhyas, Viçvedevas et
Açvins, les Maruts, les Mânes, la troupe des Gandharvas, des
Yakshas, des Asuras et des Siddhas, tous te contemplent
émerveillés.
- A la vue de cette apparition immense, aux bouches, aux
yeux innombrables, aux bras, aux jambes, aux pieds sans
nombre, ô héros aux grand bras, avec tes innombrables
poitrines, tes crocs formidables, les mondes tremblent et je
tremble, moi aussi.
- En te voyant toucher le ciel de la tête, éblouissant de
mille couleurs, les bouches ouvertes, les yeux immenses et
flamboyants, je me sens épouvanté, je ne puis me ressaisir
ni reprendre contenance, ô Vishnu.
- A la vue de tes bouches aux crocs formidables, pareilles
au feu cosmique qui met fin à toute choses, je suis éperdu,
je ne sais où chercher refuge. Grâce! O maître des dieux qui
pénètre l'univers
- En toi se précipitent tous ces fils de Dhritarâshtra,
avec la foule des rois, Bhîsma, Drona, et aussi Karna, avec,
encore, les chefs de nos guerriers;
- Ils se précipitent en hâte dans tes bouches terrifiantes
aux crocs formidables; plusieurs apparaissent suspendus, la
tête écrasée, entre tes dents.
- Comme les flots pressés des fleuves roulent rapides vers
l'océan, tels ces héros se précipitent dans tes mâchoires
flamboyantes.
- Comme des papillons se hâtent à leur perte dans la
flamme brillante, ainsi les hommes courent à leur perte en
se précipitant dans tes bouches.
- De tes langues de flamme tu enveloppes, tu dévores
avidement tous les hommes; tes feux redoutables, ô Vishnu,
brûlent l'univers qu'ils remplissent tout entier de leur
splendeur.
- Révèle-moi qui es sous cet aspect terrible. Adoration à
toi! Grâce, ô maître des dieux! Je souhaite te connaître; tu
es origine; je ne comprends pas ce rôle destructeur où je te
vois.
BHAGAVAT dit :
- Je suis le temps, qui en progressant, détruit le monde;
mon rôle est de supprimer ici-bas les hommes; quoi que tu
fasses, ils cesseront tous quelque jour de vivre, ces
guerriers rangés en ligne de bataille.
- Donc, lève-toi, conquiers la gloire; triomphe de tes
ennemis, et jouis d'un royaume prospère. C'est moi qui,
d'abord, frappe tous ces guerriers; sois seulement, ô toi
l'habile archer, l'instrument dans ma main.
- Drona, Bhîshma, Jayadratha, Karpa et tous ces autres
héros, c'est moi-même qui les frapperai; frappe-les, toi
aussi; n'hésite pas. Combats! Tu vaincras dans la lutte tous
tes rivaux.
SAÑJAYA dit:
- A ces discours de Keçava, le héros au diadème,
tremblant, les mains jointes pour l'hommage, adorant Krishna
avec épouvante, répondit d'une voix coupée par l'émotion.
ARJUNA dit :
- C'est justice, ô Hrishîkeça, que, à t'entendre célébrer,
le monde soit transporté de joie et d'amour, que les mauvais
esprits épouvantés s'enfuient et que toutes les troupes des
Siddhas tombent en adoration.
- Comment ne t'adoreraient-ils pas, ô grand Être, toi,
premier agent plus vénérable que Brahmâ même! O maître
infini des dieux, appui de l'univers, tu es l'Impérissable,
tu es l'être et le non-être et ce qui est par-delà.
- Tu es le premier des dieux, l'Esprit, l'Ancien, tu es le
support suprême de tout cet univers; tu es le sujet et
l'objet de toute science et le bien suprême; par toi, ô dieu
aux aspects infinis, le tout a été déployé.
- Tu es Vâyu, Yama, Agni, Varuna; tu es la Lune; tu est
Prajâpati; tu es l'Ancêtre. Adoration, mille fois adoration
à toi, et puis, encore et encore, adoration, adoration à
toi!
- De l'est et de l'ouest, adoration à toi, adoration de
tous les points de l'horizon, ô toi qui es tout. Immense et
sans limite est ta puissance. Tu pénètres tout et ainsi tu
es tout.
- Ne voyant en toi que l'ami, si je me suis laissé aller à
m'écrier "O Krishna , ô Yâdava, mon ami!", méconnaissant ta
grandeur par légèreté ou par entraînement de tendresse,
- Si, par plaisanterie, je t'ai manqué de respect, dans
l'agitation ou le repos, dans des réunions ou des repas,
soit seul, ô Acyuta, soit devant témoins, je t'en demande
pardon, à toi, l'Immense.
- Tu es le père de ce monde animé et inanimé, tu es son
maître vénérable, adorable. Tu n'as pas d'égal, combien
moins de supérieur! Dans les trois mondes ta puissance est
incomparable.
- C'est pourquoi, la tête inclinée, tout entier prosterné,
je t'implore, toi, le maître digne de louange. Comme le père
au fils, comme l'ami à l'ami, comme l'amant à l'aimée,
daigne, ô dieu, m'être indulgent.
- Devant ce spectacle inouï, je frissonne et mon esprit
est ébranlé par la crainte. Montre-moi seulement ta forme de
dieu; fais-moi grâce, ô maître des dieux, support de
l'univers!
- Je désire te revoir simplement ainsi avec le diadème, la
massue et le disque. Reprends cette figure à quatre bras, ô
dieu aux mille bras, aux formes infinies.
BHAGAVAT dit :
- C'est pour te témoigner ma faveur, que par un effet de
ma puissance, je t'ai révélé, ô Arjuna, ma forme suprême,
toute resplendissante, totale, infinie, primitive, cette
forme qu'aucun autre que toi n'a jamais vue.
- Au prix d'aucune étude, veda ni sacrifice, d'aucune
aumône, d'aucun rite, fût-ce la plus terrible pénitence, je
ne saurais, ô chef des Kurus, être, dans ce monde des
hommes, vu sous cet aspect par personne autre que toi.
- Ne t'effraie ni ne te trouble pour m'avoir vu sous cette
forme redoutable. Cependant, bannissant toute crainte et le
cœur satisfait, contemple maintenant de nouveau ma forme
coutumière.
SAÑJAYA dit:
- Parlant ainsi, Vâsudeva se manifesta de nouveau o Arjuna
sous ses traits ordinaires; et le grand Être rendit le calme
au guerrier terrifié, en apparaissant derechef avec son air
de bienveillance.
ARJUNA dit :
- En voyant, ô Janardana, ta forme humaine à l'expression
bienveillante, voici que j'ai repris mes sens; je suis
redevenu maître de moi.
BHAGAVAT dit :
- Elle est bien malaisée à voir cette forme de moi que tu
as vue; en vain les dieux eux-mêmes y aspirent sans cesse.
- Ni par les vedas ou la pénitence, ni à force d'aumônes
ou de sacrifices, on n'obtient de me voir tel que tu m'as
vu.
- C'est seulement au prix d'une dévotion sans partage que
l'on peut, ô Arjuna, me connaître sous ces traits et me
contempler au vrai et entrer en moi, ô héros redoutable.
- Celui qui n'agit qu'en vue de moi, dont je suis le tout,
qui se dévoue à moi, libre de toute attache, qui ne connaît
de haine pour aucun être, celui-là, Pândava, parvient à moi.
__________
DOUZIÈME LECTURE
LA BHAKTI
Arjuna dit :
- De ceux qui te servent ainsi, s'attachant à toi avec une
application constante, ou de ceux qui ne connaissent que
l'Indestructible inaccessible aux sens, les quels sont les
meilleurs disciples du yoga?
BHAGAVAT dit :
- Ceux qui, plein d'une foi inébranlable, fixant en moi
leur pensée, me servent avec une application incessante, ce
sont ceux-là que je tiens pour les yogins les plus parfaits.
- Cependant, ceux dont le zèle religieux a pour objet
l'Indestructible, l'inexprimable, inaccessible aux sens,
omniprésent et impensable, inébranlable, immuable, fixe;
- Qui, dominant leurs sens, n'éprouvent, au regard de
toutes les sensations, qu'une indifférence complète, ces
hommes passionnés pour le bien de tous les êtres, c'est
moi-même qu'ils atteignent.
- Mais l'effort est bien plus pénible pour les esprits qui
s'attachent à l'inaccessible; un objet abstrait est, pour
les hommes, malaisé à atteindre.
- Ceux, au contraire, qui, s'allégeant en moi de tous
actes, ne voient que moi, qui me servent en concentrant dans
ma contemplation tout leur effort,
- Ces hommes dont l'esprit se réfugie en moi, rapidement,
ô fils de Prithâ, je les arrache à l'océan de la
transmigration et de la mort.
- Porte ta pensée vers moi seul, fixe en moi ton
intelligence, tu seras sûr alors de demeurer dorénavant en
moi.
- Si tu ne peux fixer fermement en moi ton esprit, tâche,
ô Dhanañjaya, de m'atteindre par l'effort d'exercices
soutenus.
- Si tu ne peux davantage réussir par ces pratiques,
consacre-moi toutes tes actions; en agissant en vue de moi
seul, tu pourras encore atteindre la perfection.
- Si tu es, enfin, incapable d'agir de la sorte en
t'efforçant à t'unir à moi, renonce, l'âme maîtrisée, à tout
fruit des actes.
- Car la connaissance vaut mieux que les pratiques
ascétiques; la contemplation l'emporte sur la connaissance,
et, sur la contemplation, le renoncement conduit
immédiatement à la paix du salut.
- Sans haine pour aucun être, tendre et pitoyable,
détaché, dénué d'égoïsme, patient jusqu'à l'indifférence au
regard de la souffrance et du plaisir,
- Toujours satisfait, le yogin, maître de lui, ferme en
ses résolutions, qui, tendrement attaché à moi, repose en
moi son esprit et sa pensée, celui-là m'est cher.
- Celui de qui les hommes n'ont rien à redouter et qui ne
redoute rien des hommes, celui qui est affranchi de tous
mouvements de joie, de colère, de crainte, celui-là m'est
cher.
- Détaché, pur, fort, parfaitement indifférent, supérieur
à toute agitation, celui qui, renonçant à toute activité
intéressée, m'est tendrement attaché, celui-là m'est cher.
- Celui qui, plein de tendre dévotion, ne se réjouit ni ne
hait, ne s'attriste ni ne désire, renonce également à ce qui
est agréable ou pénible, celui-là m'est cher.
- Celui qui ne fait nulle différence entre ennemi et ami,
entre l'honneur et le mépris, le froid et le chaud, le
plaisir et la peine, libéré de tout attachement,
- L'homme plein de dévotion tendre, qui accueille le blâme
et l'éloge du même silence dédaigneux, qui est également
satisfait de tout, qui, sans asile, garde le cœur ferme, cet
homme m'est cher.
- Mais ceux qui, s'attachant à moi comme leur objet
suprême, croient fermement au pieux enseignement, précieuse
ambroisie, que je viens de te dispenser, par-dessus tout
ceux-là me sont chers.
__________
TREIZIÈME LECTURE
LE MONDE SENSIBLE ET L'ESPRIT
BHAGAVAT dit :
- Le corps, ô fils de Kuntî, est appelé le kshetra; celui
qui le connaît est dit kshetrajña par ceux qui savent.
- Mais apprends aussi, ô Bhârata; que dans tous les
kshetras je suis le kshetrajña. La science du kshetra et du
kshetrajña, voila qui est vraiment la science.
- Ce qu'est le kshetra, ce qui le caractérise, comment il
se diversifie et quelle est son origine, et ce kshetrajña,
quel il est et quelle est sa puissance, je vais te
l'expliquer brièvement; écoute-moi;
- Les rishis ont proclamé cet enseignement au hasard de
leurs chants, dans nombre de vers, et aussi dans l'exposé
précis et solidement déduit des sûtras relatifs au Brahman.
- Les éléments, l'individualité, l'intelligence et
l'indéterminé, les dix sens avec le sens central et les cinq
domaines des sens,
- Le désir et la haine, le plaisir et la souffrance, le
corps, la pensée, la volonté: voilà, en abrégé, ce qu'on
appelle le kshetra dans ses aspects divers.
- L'humilité, la loyauté, la douceur, la patience, la
probité, le respect du maître, la pureté, la fermeté, la
maîtrise de soi,
- L'indifférence aux objets des sens, l'affranchissement
de tout égoïsme, la claire vision des maux qu'apportent la
naissance et la mort, la maladie et la vieillesse.,
- Le renoncement, le détachement de tout, fils, femme,
maison, et la constante égalité d'âme devant tous les
événements agréables ou pénibles,
- L'union avec moi exclusive et incessante, la pratique de
la solitude, le dégoût de la société des hommes.
- La recherche assidue de la science de l'âtman, et le vif
sentiment du prix de la vérité, - voilà ce qu'on appelle la
connaissance; l'ignorance en est le contraire.
- Quand à l'objet de la connaissance, je vais te le
révéler, cet objet dont la connaissance procure
l'immortalité: c'est le Brahman suprême qui n'a pas de
commencement, dont on dit qu'il n'est ni l'être ni le
non-être.
- Il est partout pieds et mains, yeux, têtes et bouches,
partout oreilles; il embrasse toutes choses.
- Il se manifeste par tous les sens et il est dépourvu de
tout sens; détaché de tout, il porte tout; étranger aux
gunas, il perçoit les gunas;
- Il est à l'extérieur et à l'intérieur des êtres,
immobile et mobile; si subtil qu'il ne peut-être perçu; il
est loin et il est près;
- Indivisible il réside dans les êtres comme s'il était
divisé; c'est lui qui conserve les êtres, lui aussi qui les
dévore, lui qui les produit.
- On l'appelle la lumière des lumières, celle qui est par
delà les ténèbres. Connaissance et objet de la connaissance,
accessible par la connaissance, il réside au cœur de chacun.
- Ainsi je t'ai dit en bref ce qu'est le kshetra et aussi
la connaissance. Celui qui, uniquement attaché à moi,
comprend cela, accède à mon être.
- Sache que Prakriti et Purusha sont tous deux sans
commencement et que de la Prakriti sont issus les modalités
(vikâras) et les gunas.
- De la Prakriti procède toute activité - effets et
causes, du Purusha toute perception - plaisir et souffrance.
- Résidant dans la Prakriti, le Purusha perçoit les gunas
issus d'elle; son attachement aux gunas est la cause des
naissances heureuses ou malheureuses.
- Même dans le corps où son seul rôle est d'être
spectateur passif, de conserver, de percevoir, c'est le
Purusha transcendant, celui qu'on appelle le Maître
souverain et l'Esprit suprême.
- Celui qui connaît ainsi le Purusha et la Prakriti avec
les gunas, en quelque condition qu'il se trouve, ne renaît
pas.
- Quelques-uns découvrent eux-mêmes en soi l'âtman (l'âme
universelle) par la contemplation, d'autres par l'effort de
la pensée, d'autres par l'effort dans l'action.
- Plusieurs, s'ils ne s'élèvent pas d'eux-mêmes à la
vérité, y croient, instruits par d'autres; eux aussi,
uniquement dirigés par la révélation, triomphent de la mort.
- Dans tous les cas où naît un être, animé ou inanimé,
sache, ô taureau des Bhâratas, que c'est l'union du kshetra
et du kshetrajña.
- Celui qui connaît que c'est le souverain Seigneur qui
réside, le même, dans tous les êtres, sans jamais périr avec
ceux qui périssent, celui-là sait.
- Celui qui voit le Seigneur résidant partout, toujours
identique, celui-là ne risque pas de se perdre lui-même; il
atteint le but suprême.
- Celui qui voit que toujours et partout l'action est
œuvre de la seule Prakriti, et que l'âme n'est point agent,
celui-là voit.
- Quand il reconnaît que c'est sur le même être unique que
repose la foule des existences particulières et que de lui
tout rayonne, alors il atteint Brahman.
- Cet âtman suprême, impérissable parce qu'il est sans
commencement et sans gunas, bien qu'il demeure dans le
corps, n'agit pas, ô fils de Kuntî; il ne se contamine pas.
- Comme l'éther répandu partout échappe par sa subtilité à
toute souillure, de même l'âtman, partout répandu dans le
corps, ne se contamine jamais.
- Comme le soleil à lui seul illumine tout cet univers, de
même, ô Bhârata, le maître du kshetra illumine le kshetra
entier.
- Ceux qui, à la lumière de la science, ont ainsi reconnu
la distinction du kshetra et du kshetrajña et comment on
s'affranchit du monde sensible des créatures, ceux-là
atteignent l'absolu.
__________
QUATORZIÈME LECTURE
LA RÉPARTITION DES TROIS GUNAS
BHAGAVAT dit :
- Je t'enseignerai maintenant la science suprême, la plus
haute des connaissances, par laquelle tous les ascètes se
sont d'ici-bas élevés à la suprême perfection.
- Ceux qui s'identifient à moi, grâce à cette
connaissance, ne renaissent pas, même au renouvellement du
kalpa, et demeurent sans trouble à l'heure de sa
destruction.
- Le grand Brahman est pour moi la matrice; j'y dépose le
germe; de là, ô Bhârata, tous les êtres tirent leur origine.
- Les formes qui sortent d'une matrice quelle qu'elle
soit, ô fils de Kuntî, de toutes le grand Brahman est la
matrice; j'en suis, moi le père, celui qui donne la semence.
- Les trois gunas dits sattva, rajas et tamas, ont pour
origine la Prakriti; ce sont eux, guerrier aux grands bras,
qui tiennent prisonnière dans le corps l'âme impérissable.
- Le sattva, étant sans tache, est lumière et joie; il
enchaîne, ô héros irréprochable, par l'attrait du plaisir et
par l'attrait de la connaissance.
- Le rajas, sache-le, est passion; il a pour origine
l'attrait du désir; c'est par l'attrait de l'action, ô fils
de Kuntî, qu'il enchaîne l'âme.
- Quand au tamas, né de l'ignorance, il égare toutes les
âmes; c'est par la négligence, la paresse et le sommeil
qu'il enchaîne, ô Bhârata.
- Le sattva conduit à la joie, le rajas à l'action, ô
Bhârata; quant au tamas, il obscurcit la pensée et jette
dans la négligence du devoir.
- C'est en dominant rajas et tamas que s'établit le
sattva, ô Bhârata, le tamas en dominant rajas et sattva, et
le rajas en dominant sattva et tamas.
- Quand la lumière, la connaissance pénètre dans le corps
par toutes ses portes, on peut assuré que le sattva domine.
- Lorsque grandit le rajas, ô Bhârata, alors naissent la
cupidité, l'activité, l'esprit d'entreprise, l'inquiétude,
le désir.
- Quant le tamas se développe, ô fils de Kuru, alors
naissent l'obscurité, la paresse, la négligence et l'erreur.
- Si la mort survient quand le sattva domine, l'âme
atteint les mondes purs des êtres qui possèdent la science
la plus haute.
- Si c'est des rajas, elle renaît parmi les êtres épris
d'activité; si c'est le tamas, parmi les êtres dénués de
raison.
- D'un acte vertueux le fruit sans tache est de la nature
du sattva; du rajas le fruit est la souffrance le fruit du
tamas.
- Du sattva naît la connaissance et du rajas la cupidité;
la négligence et l'erreur, l'ignorance aussi viennent du
tamas.
- Ceux qui sont en puissance du sattva tendent à monter,
ceux qui participent de la nature du rajas restent dans les
régions moyennes, les êtres qui sont dans la sphère du
dernier des gunas, les êtres pénétrés de tamas, vont aux
abîmes.
- Quand ce témoins (qu'est l'esprit) sait qu'il n'y a pas
d'agent en dehors des gunas et connaît celui qui est par
delà les gunas, il s'élève jusqu'à mon être.
- Dans ce corps même, il dépasse les trois gunas qui sont
l'origine du corps; affranchi de la naissance et de la mort,
de la vieillesse et de la souffrance, il atteint
l'immortalité.
ARJUNA dit :
- A quels signes, ô Maître, se reconnaît celui qui a
dépassé les trois gunas? Comment se comporte-t-il et en
quelle façon domine-t-il les trois gunas
BHAGAVAT dit :
- Ni la lumière, ni l'activité, ni l'erreur ne lui
inspirent, présents, de répugnance ni, absent, de désir.
- Celui qui, parfaitement indifférent, n'est nullement
troublé par les gunas, qui, se disant: "Ce sont les gunas
qui seuls sont en cause", se tient tranquille et ne s'agite
pas,
- Qui, maître de lui, également inaccessible au plaisir et
à la souffrance, ne fait pas de différence entre une motte
de terre, une pierre ou un lingot d'or, qui considère du
même œil le plaisant et le déplaisant, qui est ferme,
indifférent au blâme et à l'éloge,
- Pour qui estime et mépris sont tout un, qui est le même
pour amis et ennemis, qui a renoncé à toute entreprise,
celui-là a dépassé les gunas.
- Et celui qui me sert avec une dévotion sans défaillance,
celui-là, dépassant les gunas, est mûr pour se fondre en
Brahman.
- Car c'est moi qui suis le support de Brahman, de
l'Immortalité et de l'Impérissable et de l'ordre éternel et
du bonheur parfait.
__________
QUINZIÈME LECTURE
L'ESPRIT SUPRÈME
BHAGAVAT dit :
- On raconte qu'il existe un açavttha impérissable, les
racines en haut, les branches en bas, dont les hymnes du
veda sont les feuilles; celui qui le connaît, celui-là
connaît le veda.
- Ses branches se développent en hauteur et en profondeur,
poussant sur les gunas; ses bourgeons sont les objets des
sens; par en bas, ses racines se ramifient, liées aux actes,
dans le monde des hommes,
- On n'en perçoit pas en ce monde la forme, ni la fin, ni
le commencement, ni l'envergure. Il faut, avec l'arme solide
du renoncement, trancher d'abord cet açavttha aux puissantes
racines;
- Puis rechercher le lieu d'où l'on ne revient pas et se
réfugier dans le Purusha primitif de qui émane l'impulsion
originelle.
- Ce lieu impérissable est le lot assuré des sages libres
d'orgueil et d'erreur qui ont triomphé de la concupiscence
et, toujours ramassés sur eux-mêmes, ont fait taire tous les
désirs, qui se sont affranchis également de toutes les
impressions contraires, plaisir ou souffrance.
- Ce lieu, ni le soleil, ni la lune, ni le feu ne
l'éclaire; ce lieu d'où il n'est pas de retour, c'est ma
demeure suprême.
- Une parcelle de moi éternelle, devenue âme vivante dans
le monde des vivants, groupe les six sens - dont le sens
interne - qui procèdent de la Prakriti.
- Qu'il prenne possession d'un corps ou qu'il l'abandonne,
Îçvara les entraîne avec soi comme le vent les odeurs d'un
brûle-parfums.
- C'est par l'ouie, la vue et le toucher, le goût et
l'odorat et grâce au sens interne qu'il perçoit les objets.
- Qu'il sorte du corps, ou qu'il y réside, ou qu'il
perçoive dans son enveloppe de gunas, les esprits égarés ne
le découvrent pas; il ne se découvre qu'aux yeux de la
connaissance.
- En faisant effort, les yogins aussi le voient résidant
en eux; mais les hommes dénués de réflexion et de vie
intérieure ne le voient au prix d'aucun effort.
- La splendeur qui, ramassée dans le soleil, illumine tout
l'univers, celle qui est dans la lune et celle qui est dans
le feu, sache que toute cette splendeur est de moi.
- C'est moi qui, pénétrant la terre, soutiens par ma force
tous les êtres, moi qui nourris toutes les plantes, étant le
soma, la sève par excellence;
- Moi qui, étant la chaleur au corps des vivants, associé
au souffle vital, assimile les quatre sortes d'aliments.
- Je demeure au cœur de tout être; de moi procèdent la
mémoire, la connaissance, le raisonnement; c'est moi que
tous les vedas ont pour but de faire connaître; je suis
l'auteur du vedânta et le maître du veda.
- Il y a deux Purusha en ce monde, le destructible et
l'indestructible: le premier embrasse tous les êtres; le
second est immuable.
- Mais il est un autre Purusha, le plus haut, qu'on
appelle le suprême âtman, qui, Seigneur impérissable,
pénètre et soutient les trois mondes.
- Comme je dépasse le destructible et que je suis
supérieur même à l'indestructible, je suis dans le monde et
dans le veda célébré sous le nom de Très-Haut
(purushottama).
- Celui qui, inaccessible à l'erreur, me connaît ainsi
comme Purushottama, celui-là sait tout, ô Bhârata; il
se voue à moi de tout son être.
- Ce que je te révèle là, ô héros sans tache, c'est la
doctrine la plus secrète. Qui la connaît possède vraiment
l'intelligence; il ne lui reste rien à accomplir.
__________
SEIZIÈME LECTURE
DESTINEES DIVINES ET DESTINEES
DEMONIAQUES
BHAGAVAT dit :
- L’intrépidité, la pureté intérieure, la fermeté à
acquérir la science, la libéralité, la maîtrise de soi, la
piété, l’étude, l’austérité, la droiture.
- La bonté, la véracité, la patience, le renoncement, le
calme, la sincérité, la pitié, le désintéressement, la
tendresse, la pudeur, la tranquillité.
- La force, l’endurance, la volonté, la pureté,
l’indulgence, la modestie, tels sont, ô Bhârata, les traits
de qui est qualifié pour une destinée divine.
- La fausseté, l’orgueil et l’infatuation, la colère et la
dureté et, aussi, l’ignorance, ô fils de Prithâ, les traits
de qui est voué à une destinée démoniaque.
- La qualification divine mène à la délivrance, la
démoniaque à l’asservissement de la transmigration. Réjouis
toi, ô fils de Pându, tu es marqué pour une destinée divine.
- Il y a dans ce monde deux ordres d’êtres, les uns
divins, les autres démoniaques. Je viens de te décrire le
premier ; écoute, ô fils de Prithâ, ce qui caractérise
le second.
- Les hommes de compréhension démoniaque ne savent ni agir
ni s’abstenir de l’action ; en eux, ni pureté, ni
conscience, ni véracité.
- Pour eux, cet univers est sans loi, sans fondement, sans
dieu ; il n’est pas produit par une série de causes
enchaînées, mais résulte uniquement du désir.
- Partant de cette erreur, ces êtres à l’esprit faible,
funeste à eux-mêmes, naissent malfaisants et pernicieux,
pour le malheur de l’univers.
- Dominés par l’insatiable désir, pleins de fausseté,
d’orgueil et de folie, se forgeant, dans leur égarement, des
idées mauvaises, ils vivent adonnés à des pratiques impures.
- Absorbés par une inquiétude incessante qui ne finit
qu’avec leur vie, uniquement tendus vers les jouissances du
plaisir, ils se tiennent assurés qu’il n’est rien au
delà ;
- Enchaînés par les mille liens de l’espérance, livrés au
désir et à la colère, pour satisfaire leurs appétits, ils
cherchent à s’enrichir, fut-ce par des moyens coupables.
- J’ai acquis ceci aujourd’hui ; je pourrai
satisfaire tel désir ; ceci est à moi ; tel autre
bien encore va m’échoir ;
- J’ai frappé tel de mes ennemis ; à leur tour, je
vais frapper les autres ; je suis le maître, je jouis,
je réussis, je suis fort, je suis heureux ;
- Je suis riche, je suis bien né ; quel autre est mon
égal ? Je sacrifierai, je ferai des largesses, je
vivrai dans la joie…Ainsi pensent les hommes égarés par
l’ignorance.
- Trompés par leurs illusions, pris au filet de l’erreur,
attachés aux jouissances du plaisir, ils tombent dans
l’enfer impur.
- Pleins de soi, arrogants, animés de l’orgueil et de la
folie de la richesse, ils offrent des sacrifices qui ne sont
que formules vaines, œuvres d’ostentation que ne règle pas
une exacte piété.
- Voués à l’égoïsme, à la violence, à la vanité, au désir
et à la colère, envieux et me poursuivant de leur haine en
eux et dans les autres,
- Ces êtres haineux, cruels, partout les derniers des
hommes, ces êtres impurs, je les rejette indéfiniment dans
des naissances démoniaques.
- Condamnés de naissance en naissance à une destinée
démoniaque, ces insensés, ô fils de Kuntî, loin de
m’atteindre, tombent au dernier échelon de la vie.
- Triple est cette porte de l’enfer si funeste à
l’âme : désir, colère, cupidité ; que l’homme donc
évite ces trois périls.
- Libéré, ô fils de Kuntî, de ces trois portes de
ténèbres, l’homme marche dans les voies du salut ; il
atteint le but suprême.
- Celui qui, rejetant les prescriptions de l’enseignement,
ne connaît que le désir, celui-là n’atteint pas la
perfection ni le bonheur ni le séjour suprême.
- Que l’enseignement soit donc ta règle pour établir ce
qu’il faut faire, ce qu’il faut éviter ; connais et ne
manque pas de pratiquer ici-bas ce que prescrit
l’enseignement.
__________
DIX-SEPTIÈME LECTURE
LA TRIPLE FOI
ARJUNA dit :
- Ceux qui, tout en se dérobant aux préceptes de
l'enseignement, sacrifient avec foi, sur quel terrain
sont-ils, sattva, rajas ou tamas ?
BHAGAVAT dit :
- La foi est, dans les âmes, de trois sortes; expression
en chacune de sa nature propre, elle se colore de sattva,
rajas et de tamas. Écoute!
- La foi de chacun est, ô Bhârata, conforme à son être
intime; c'est sa foi qui fait l'homme; telle est sa foi, tel
est lui-même.
- Les êtres de sattva sacrifient aux dieux, les êtres de
rajas aux Yakshas et Rakshas; les autres, les hommes de
tamas, sacrifient aux morts et aux spectres.
- Les hommes qui se soumettent à des austérités excessives
que l'enseignement ne prescrit pas, hypocrites et égoïstes,
pleins de violence, de passion et de désir,
- Molestant sans mesure les éléments groupés dans leur
corps et moi-même qui y fais ma demeure, ceux-là, sache-le,
obéissent à une inspiration démoniaque.
- La nourriture préférée de chacun est également de trois
sortes, et aussi le sacrifice, l'ascèse et l'aumône; écoute
les différences.
- Aux êtres de sattva, les aliments qui développent la
vie, la solidité, la force, la santé, le bien-être, la joie,
aliments savoureux, onctueux, fortifiants, agréables.
- Les aliments amers, acides, salés, trop chauds,
piquants, grossiers et brûlants sont ceux que préfèrent les
êtres de rajas; ils causent déplaisir, souffrance et
maladie.
- Ce qui est passé, qui a perdu toute saveur, qui est
pourri, corrompu, voire des restes impurs, telle est la
nourriture qui plaît aux êtres de tamas.
- Le sacrifice procède du sattva, qui est pratiqué
conformément aux rites par des hommes qui ne poursuivent
aucun fruit, qu'inspire uniquement la pensée que sacrifier
est un devoir.
- Au contraire, c'est du rajas, ô meilleur des Bhâratas,
que procède le sacrifice offert en vue du fruit qu'on s'en
promet ou bien encore par ostentation.
- Du tamas procède le sacrifice qui s'écarte des rites, où
manquent les offrandes ou les prières, qu n'accompagnent pas
le don dû aux prêtres, que n'inspire pas une foi sincère.
- Culte des dieux, des brâhmanes, des maîtres et des
sages, pureté, droiture, chasteté et respect de la vie,
voilà ce qu'on appelle l'ascèse d'action;
- Un langage qui ne blesse jamais, vrai, agréable et
utile, et la récitation du veda, c'est l'ascèse de la parole
;
- Le calme de l'esprit, la bonté, le silence, la maîtrise
de soi, la pureté intérieure constituent l'ascèse de pensée.
- Pratiquée avec une foi parfaite par des hommes appliqués
au yoga et insensibles à tout calcul de récompense, cette
triple ascèse procède du sattva.
- Quand à l'ascèse qui recherche hypocritement
l'admiration, les respects et la vénération de la foule,
fragile et instable, elle participe du rajas.
- L'ascèse inspirée de folles illusions, que l'on pratique
en se torturant soi-même ou en vue de procurer la perte
d'autrui, celle-là procède du tamas.
- L'aumône uniquement dictée par le précepte de charité,
qui s'adresse à qui ne l'a prévenue par des bienfaits
antérieurs, et qui, faite en lieu et en temps convenables,
va à qui en est digne, cette aumône est de la nature du
sattva.
- Mais celle qu'inspire l'espoir de la récompense ou d'une
contrepartie de bienfaits, cette aumône souillée dans sa
source, est de la nature du rajas.
- L'aumône qui n'est faite ni en lieu ni en temps
convenables, ni à des gens qui en soient dignes, qui
s'exerce d'une façon blessante et méprisante, de celle-là,
on dit qu'elle procède du tamas.
- On enseigne que la formule, om, tat, sat, sert à
désigner Brahman; c'est par ces trois mots qu'ont, au
commencement, été institués les brâhmanes, les vedas et les
sacrifices.
- C'est pourquoi tous les exercices prescrits, sacrifices,
aumônes, pénitences, sont toujours, chez les maîtres du
Brahman, précédés de la syllabe om.
- C'est en pensant à tat, que les hommes qui
cherchent la délivrance accomplissent, sans se préoccuper de
leurs fruits, toutes les pratiques du sacrifice, de l'ascèse
ou de la charité.
- On emploie sat pour dire ce qui est et ce qui est
bien; ainsi, le mot sat, ô fils de Prithâ, s'applique
à toute action louable.
- La pratique fidèle du sacrifice, de la pénitence et de
l'aumône est sat, et l'on proclame sat tout
acte qui s'y rapporte.
- Toute offrande, toute aumône, toute pénitence, tout acte
accompli sans la foi, ô fils de Prithâ, est dit asat,
et n'est, en effet, réellement pas, ni ici-bas ni dans
l'au-delà.
__________
DIX-HUITIÈME LECTURE
RENONCEMENT ET DÉLIVRANCE
ARJUNA dit :
- Je voudrais, ô héros aux grands bras, connaître la
nature du détachement et du renoncement, ô Hrishîkeça, ô
vainqueur de Keçin, et ce qui les distingue.
BHAGAVAT dit :
- S'abstenir des actes qu'inspire le désir, voilà ce que
les maîtres entendent par détachement; renoncer à tout fruit
des actes, c'est ce que les hommes éclairés appellent
renoncement.
- Suivant certains sages, tout acte implique faute, et il
faut renoncer à tout; d'autres estiment qu'il ne faut pas
renoncer aux pratiques du sacrifice, de l'aumône, ni de la
pénitence.
- Écoute dons ce que j'enseigne sur le renoncement, ô le
meilleur des Bhâratas. Du renoncement, ô tigre des hommes,
on distingue trois sortes.
- Il ne faut pas renoncer aux pratiques du sacrifice, de
l'aumône et de la pénitence; il faut les accomplir. Le
sacrifice, l'aumône et la pénitence sont pour les sages des
moyens de sanctification.
- Mais ces pratiques mêmes, il faut les accomplir sans s'y
attacher, ni à leur fruits; voilà, ô fils de Prithâ, quelle
est ma formelle et suprême doctrine.
- Il ne convient pas de s'affranchir d'un acte prescrit; y
renoncer, c'est s'égarer, c'est être sous l'empire du tamas.
- Si quelqu'un, par crainte de la souffrance physique, se
dérobe à quelque acte, le jugeant pénible, il agit sous
l'empire du rajas; il ne saurait cueillir le fruit du
renoncement.
- Accomplis l'acte prescrit, ô Arjuna, par la seule raison
qu'il doit être accompli, sans attachement, sans égard pour
ses fruits; c'est là le renoncement qui relève du sattva.
- L'homme qui pratique vraiment le renoncement, l'homme
pénétré de sattva, affranchi du doute, n'éprouve pas plus de
répulsion pour un acte pénible que d'attrait pour un acte
agréable.
- Quant à renoncer complètement à tous les actes, l'âme,
liée au corps, ne le peut pas; c'est celui qui renonce aux
fruits des actes qui vraiment pratique le renoncement.
- Le fruit des actes est de trois sortes: désagréable,
agréable, mélangé; il est le partage, après cette vie, de
ceux qui n'ont pas pratiqués le renoncement; jamais de ceux
qui ont vécu détachés.
- Apprends de moi, ô guerrier aux grands bras, les cinq
facteurs que la réflexion révèle dans l'accomplissement de
tous les actes.
- Le sujet, l'agent et les organes divers, les différents
modes d'activité et enfin, en cinquième, le destin.
- Quoi que, en acte, en parole ou en pensée, l'homme
entreprenne de bien ou de mal, toujours apparaissent les
cinq facteurs.
- Les choses étant ainsi, celui qui est assez irréfléchi
pour penser que l'âme en est l'agent indépendant, celui-là
voit mal, il se trompe.
- Celui que n'égare pas l'égoïsme, dont l'intelligence
n'est pas troublée, tuât-il toutes les créatures, ne tue
pas, il ne se charge d'aucune chaîne.
- La connaissance, l'objet à connaître et le sujet qui
connaît sont les trois éléments qui préparent l'action;
l'organe, l'acte, l'agent, les trois éléments qui embrassent
l'acte lui-même.
- La connaissance, l'acte et l'agent sont de trois sortes
selon le guna qui y domine. C'est ce qu'enseigne la théorie
des gunas; écoutes-en le détail fidèle.
- La doctrine qui reconnaît dans tous les êtres une
essence unique, impérissable, indivisible, quoique répandue
dans des objets séparés, sache que cette doctrine procède du
sattva.
- Mais la doctrine qui, égarée par la multiplicité des
objets, admet dans tous les êtres des entités diverses et
distinctes, dérive, celle-là, du rajas.
- Quant à cette doctrine superficielle et bornée qui, sans
remonter aux causes, s'attache à un objet particulier comme
s'il était tout, celle-là procède du tamas.
- L'acte prescrit que ne suggère aucun attrait, qui
s'accomplit en dehors de toute passion, de toute haine, et
sans préoccupation de ses fruits, cet acte procède du
sattva.
- Mais l'acte qu'on accomplit avec effort, sous l'emprise
du désir ou d'une pensée égoïste, cet acte est de la nature
du rajas.
- L'acte est dit procéder du tamas que l'on entreprend à
l'aveuglette, sans mesurer sa force, sans se préoccuper des
suites, des pertes qu'il entraînera en biens ou en vies.
- L'agent procède du sattva qui est affranchi de tout
attachement, ne se préoccupe pas de soi, est capable de
volonté et d'énergie, ne se soucie ni du succès ni de
l'insuccès.
- Celui qui est passionné, préoccupé du fruit de l'acte,
cupide, violent, impur, impressionnable à la joie et à la
souffrance, un pareil agent relève du rajas.
- L'agent léger, d'instinct bas, arrogant, fourbe,
malhonnête, paresseux, découragé et lent, celui-là procède
du tamas.
- Écoute, ô Dhanañjaya, complète et détaillée, la triple
distinction, d'après les gunas, de l'intelligence et de la
volonté.
- L'intelligence qui connaît quand il faut agir ou non, ce
qu'il faut faire ou éviter, ce qu'il faut craindre ou ne pas
craindre, ce qui lie et ce qui délivre, cette intelligence,
ô fils de Prithâ, participe du sattva.
- L'intelligence qui ne discerne pas avec exactitude ce
qui est permis ou interdit, ce qu'il faut faire ou éviter,
cette intelligence, ô fils de Prithâ, est de la nature du
rajas.
- L'intelligence enveloppée dans les ténèbres qui prend le
mal pour le bien, et partout le vrai pour le faux, cette
intelligence, ô fils de Prithâ, est de la nature du tamas.
- La volonté qui, d'un effort sans défaillance, soutient
l'activité de l'esprit, de la vie et des sens, cette
volonté, ô fils de Prithâ, est de la nature du sattva.
- La volonté, ô Arjuna, qui obéissant, faute de
renoncement, au désir des fruits, poursuit le bien,
l'agréable et l'utile, est, elle, ô fils de Prithâ, de la
nature du rajas.
- Celle de l'insensé qui ne se libère pas du sommeil, de
la crainte, de la tristesse, de l'indolence, de
l'enivrement, cette volonté, ô fils de Prithâ, relève du
tamas.
- Et maintenant, apprends de moi, ô le meilleur des
Bhâratas, comment le bonheur est de trois sortes: celui qui
grandit en durant et qui met définitivement un terme à la
souffrance,
- Qui, au commencement, semble amer comme un poison et,
finalement, a la douceur de l'ambroisie, ce bonheur né de la
paix que procure la connaissance de soi lié est lié au
sattva.
- Le bonheur que procure la satisfaction des sens, qui,
d'abord, a la douceur de l'ambroisie, et, finalement,
l'amertume du poison, ce bonheur procède du rajas.
- Le bonheur qui, du commencement à la fin, n'est
qu'égarement de l'âme, que l'on cherche dans le sommeil, la
paresse, l'indolence, ce bonheur-là est de la nature du
tamas.
- Il n'est, ni sur terre ni au ciel, parmi les dieux, rien
qui soit affranchi de ces trois gunas qui naissent de la
Prakriti.
- Entre Brâhmanes, Kshatriyas, Vaiçyas et Cûdras, les
devoirs, ô héros terrible, sont répartis d'après les gunas
qui déterminent leur nature aux uns et aux autres.
- Le calme, la maîtrise de soi, l'ascèse, la pureté, la
patience et la droiture, la connaissance, l'intelligence et
la foi sont affaire au brâhmane et fondés dans sa nature.
- La vaillance, la force, la constance, l'adresse et dans
le combat le courage qui ne connaît pas la fuite, la
libéralité, l'exercice du pouvoir sont le devoir du kshatiya
conforme à sa nature.
- Le labourage, le soin des troupeaux et le négoce sont la
tâche que sa nature assigne au vaiçya; quant au çûdra, sa
destination naturelle est de servir.
- C'est en s'attachant chacun à tâche propre que les
hommes atteignent la perfection. Écoute comment.
- C'est en honorant par l'activité qui lui est dévolue
l'être d'où vient l'impulsion de la vie et par lequel tout
cet univers a été déployé, que l'homme trouve la perfection.
- Mieux vaut accomplir, fût-ce médiocrement, son devoir
propre qu'assumer, même pour l'accomplir à la perfection, la
tâche qui appartient à un autre. On ne contracte aucune
tache à remplir le devoir que sa nature assigne à chacun.
- Il ne faut pas, ô fils de Kuntî, se dérober à l'acte,
même s'il apparaît coupable, qu'impose à chacun sa
naissance; car, comme le feu se mêle de fumée, toute
activité se mêle d'imperfection.
- L'esprit libre de tout attrait, maître de soi, affranchi
de tout désir, d'élève par le détachement à la perfection
suprême qu'est la suppression de l'acte.
- Apprend de moi, ô fils de Kuntî, comment, atteignant la
perfection, on atteint du même coup Brahman, ce qui est le
sommet suprême de la connaissance.
- Celui dont l'intelligence est éclairée, qui se maîtrise
par une volonté ferme, qui est détaché des sons et des
autres objets des sens, qui déracine en soi la passion et la
haine,
- Qui pratique la solitude, mange légèrement, qui en tout,
pensées, paroles et actions, se domine, qui, uniquement
appliqué à la contemplation, se recueille dans une
invariable impassibilité,
- Qui s'affranchissant de l'égoïsme, de la violence, de
l'orgueil, du désir, de la colère, de la richesse, supérieur
à tout calcul personnel, atteint le calme, celui-là est mûr
pour se fondre en Brahman.
- Identifié à Brahman, l'âme sereine, il ne connaît ni la
tristesse, ni le désir; voyant tous les êtres du même œil,
il se voue à moi d'une dévotion suprême.
- Grâce à cette dévotion, il me connaît; il sait quel et
combien grand je suis en vérité; dès qu'il me connaît tel
que je suis, aussitôt il entre en moi.
- Quelle actions encore qu'il accomplisse jamais, après
qu'il a pris en moi son refuge, il atteint, par ma faveur,
la demeure éternelle, impérissable.
- Ne voyant que moi, rapportant à moi en pensée toute tes
actions, tendant l'effort de ton intelligence, demeure
toujours l'esprit plein de moi.
- L'esprit plein de moi, par ma faveur, tu franchiras tous
les obstacles; mais si, par infatuation égoïste, tu ne
m'écoutes pas, tu es perdu.
- Quand, esclave de ta pensée propre, tu refuses de
combattre, ta résolution est vaine; ta nature intime
l'emportera.
- Lié, ô fil de Kuntî, par ta tâche innée, ce que, dans
ton erreur, tu te refuses à faire, tu le feras, fût-ce
contre ton gré.
- Dieu, ô Arjuna, réside au cœur de tous les êtres, les
mettant en mouvement par sa puissance, comme s'ils étaient
des ressorts en sa main.
- Prends en lui ton refuge, ô Bhârata, de tout ton être;
par sa faveur, tu atteindras la paix suprême, la demeure
éternelle.
- Je t'ai fait connaître la vérité, le mystère des
mystères; médite à fond mes enseignements; puis agis comme
il te plaira.
- Encore une fois, écoute ma suprême parole, de toutes la
plus mystérieuse... Tu m'es profondément cher; c'est
pourquoi je veux te parler pour ton bien.
- Que ton esprit s'attache à moi, que ta dévotion soit
pour moi, pour moi tes sacrifices, à moi tes adorations, et
c'est à moi que tu viendras; je te le promets en vérité; car
tu m'es cher.
- Laisse-là toutes tes règles et accours à moi comme à ton
seul refuge; je t'affranchirai de tous tes maux, ne
t'inquiète pas.
- Cette parole, tu ne la dois jamais communiquer à qui ne
pratique pas l'ascèse ni la dévotion, à qui n'est pas
disposé à obéir, à qui me dénigre.
- Mais celui qui répandra ce mystère suprême parmi mes
fidèles, ayant pratiqué envers moi la dévotion parfaite,
entrera assurément en moi.
- Nul parmi les hommes ne fera œuvre qui me soit plus
agréable, nul ici-bas ne me sera plus cher.
- Et celui qui se pénétrera de cette conversation sainte
échangée entre nous, je considérerai qu'il m'a offert le
sacrifice en esprit.
- Et l'homme qui l'aura seulement écoutée avec foi et
componction, affranchi, lui aussi, atteindra les mondes
heureux réservés aux hommes de bien.
- As-tu, ô fils de Prithâ, recueilli mes paroles d'un
esprit tout à fait attentif? En est-ce fait, ô Dhanañjaya,
des erreurs de ton ignorance?
ARJUNA dit :
- C'en est fait de mon erreur; grâce à toi, ô Acyuta, j'ai
retrouvé l'esprit, me voici ferme, affranchi du doute;
j'exécuterai ton ordre .
SAÑJAYA dit :
- Tel j'ai entendu ce dialogue de Vâsudeva et de
l'illustre fils de Prithâ, dialogue merveilleux qui fait
frissonner d'admiration.
- Grâce à Vyâsa, j'ai recueilli ce mystère suprême, le
yoga, de la bouche de Krishna, le maître du yoga, enseignant
directement en personne.
- Ô roi, chaque fois que je pense à ce pur, à ce
merveilleux dialogue de Keçava et d'Arjuna, j'éprouve une
joie toujours nouvelle.
- Et chaque fois que je repense à cette vision
merveilleuse de Hari, une stupeur m'étreint et j'éprouve une
joie toujours nouvelle.
- Où est Krishna, le dieu du yoga, où l'archer fils de
Prithâ, là sont fixées à toujours la fortune, la victoire,
la prospérité. Telle est ma foi.
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