Textes philosophiques

Frijof Capra Le projet cartésien de la maîtrise de la nature


p. 51 ; "Lors de sa vision, Descartes découvrit comment il pourrait réaliser ce plan. Il vit une méthode qui lui permettrait de construire une science complète et intégrale sur laquelle il pourrait avoir une certitude absolue ; une science, comme les mathématiques, déduite des premières causes...

La foi en la certitude de la connaissance scientifique est à la base même de la philosophie cartésienne et de la vision du monde qui en découla, et c'est ici, dès le départ, que Descartes se fourvoya. La physique du XXème siècle nous a abondamment prouvé qu'il n'existait pas de vérité absolue en matière de science, que tous nos concepts et théories sont limités et approximatifs. La croyance en la vérité scientifique est toujours largement répandue de nos jours et s'exprime dans le scientisme, si typique de notre culture occidentale. Nombreux sont ceux qui, dans notre société, scientifiques ou autres, sont convaincus que la méthode scientifique est la seule manière valable d'appréhender l'univers. La méthode de pensée de Descartes et sa vision de la nature ont influencé tous les domaines de la science moderne et peuvent, d'ailleurs, nous être très utiles, aujourd'hui, si leurs limites sont clairement reconnues. Tous les phénomènes de la nature pouvant être expliqués mathématiquement, il ne pensait pas qu'il faille intégrer d'autres principes de physique, ni d'ailleurs que ceux-ci fussent souhaitables. En appliquant des relations numériques aux figures géométriques, il fut à même de relier algèbre et géométrie et, ce faisant, connue sous le nom de géométrie analytique. Celle-ci comprenait la représentation de courbes au moyen d'équations algébriques dont il étudia les solutions de manière systématique. Sa nouvelle méthode permit à Descartes d'appliquer un type très général d'analyse mathématique à l'étude des corps en mouvement en accord avec son grand projet. Il pouvait donc déclarer avec fierté : "Toute ma physique n'est autre chose que géométrique."

p. 52 ; "La méthode de Descartes est analytique. Elle consiste à éclater les pensées et les problèmes en parcelles, à les réagencer en ordre logique : c'est probablement sa plus grande contribution à la science. Elle est devenue une caractéristique essentielle de la pensée scientifique moderne et s'est avérée très utile dans l'élaboration des théories scientifiques et la réalisation de projets technologiques complexes. C'est cette même méthodologie qui a permis à la NASA de "poser" un homme sur la lune. D'autre part, l'importance excessive de la méthode cartésienne a conduit à la fragmentation, caractéristique de notre mode de pensée général, de nos disciplines académiques et du réductionnisme largement répandu dans la science -la conviction que tous les aspects des phénomènes complexes peuvent être compris en les réduisant à leurs éléments constituants."

p. 53 ; "La division cartésienne entre esprit et corps a eu un impact profond sur la pensée occidentale (...) elle a empêché les médecins de considérer sérieusement les dimensions psychologiques de la maladie et les psychothérapeutes de s'intéresser au corps de leurs patients.

(...) Selon Heisenberg, qui se heurta à ce problème durant de nombreuses années : "Cette compartimentation s'est profondément incrustée dans l'esprit humain durant les trois siècles qui suivirent Descartes et il faudra encore bien du temps pour qu'elle soit remplacée par une attitude réellement différente à l'égard du problème de la réalité."

Descartes fonda toute sa vision sur cette division fondamentale entre deux domaines indépendants et séparés, celui de l'esprit ou res cogitans (la chose qui pense) et celui de la matière, ou res extensa (la chose étendue). L'esprit et la matière étaient des créations de Dieu, qui constituait leur point de référence commun, étant la source de l'ordre naturel exact et de la lumière de la raison permettant à l'esprit humain de reconnaître cet ordre. Pour Descartes, l'existence de Dieu était essentielle à sa philosophie mais, au cours des siècles suivants, les scientifiques omirent toute référence explicite à Dieu et développèrent leurs théories en fonction de la division cartésienne, les sciences humaines se concentrant sur la res cogitans et les sciences naturelles sur la res extensa ."

p. 54 ; " L'image de la terre vue comme un organisme vivant et une mère nourricière servit de contrainte culturelle limitant les actions des êtres humains. On ne tue pas facilement une mère, on n fouille pas dans ses entrailles à la recherche d'or, on ne mutile pas son corps... Aussi longtemps que la terre fut considérée comme vivante et sensible, on pouvait considérer que poser un acte susceptible de la détruire était une infraction grave à l'éthique humaine*. (...) En fait, Descartes lui-même partageait l'idée de Bacon que le but de la science était la domination et le contrôle de la nature, affirmant que la connaissance scientifique pouvait être utilisée pour "nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature."

(...) L'approche cartésienne remporta de grands succès, surtout en biologie, mais elle limita également les directions de la recherche scientifique. Le problème est que les scientifiques, encouragés par leurs succès, eurent tendance à croire que les organismes vivants n'étaient rien de plus que des machines. Le revers de la médaille de ce réductionnisme fallacieux est devenu particulièrement apparent en médecine où l'adhésion au modèle cartésien su corps humain/horloge a empêché les médecins de comprendre bon nombre de maladies importantes contemporaines.

p. 55-56 ; "Descartes ne fut, évidemment, pas à même de mener à bien son ambitieux projet et il reconnut lui-même que sa science était incomplète. Mais, sa méthode de raisonnement et les grandes lignes de sa théorie des phénomènes naturels ont modelé la pensée scientifique occidentale pendant trois siècles...

p. 74 ; "Dans son manuel consacré à la théorie quantique et publié en 1951, Bohm proposait quelques spéculations intéressantes quant aux analogies entre les processus quantiques et les processus de pensée, élargissant ainsi la célèbre formule énoncée par James Jeans, vingt ans plus tôt : "Aujourd'hui, on s'accorde assez généralement à reconnaître... que la connaissance nous mène vers une réalité non mécanique ; l'univers commence à ressembler plus à une grande pensée, qu'à une grande machine"".

 * In The Death of Nature, de Carolyn Merchant."

Le Temps du Changement,   Editions du Rocher.

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