Document

Patrice Van Eersel             Jim Nollman et les orques


   Pendant deux jours, il joue seul, essentiellement de la guitare électrique, à bord de sa minuscule embarcation. Du folk, du rock, du reggae... Les longs miaulements de son instrument résonnent des kilomètres à la ronde. Mais rien ne bouge sur les eaux lisses. Le soleil tape, l'attente dure. Sur la berge, sa femme ramasse d'invraisemblables bouts de bois que l'eau a longuement sucés avant de les rendre à la berge. Soudain, au soir du troisième jour, deux ailerons géants fendent l'eau à quelques dizaines de mètres. Les deux premières orques de Jim Nollman ! Une vague de chair de poule lui parcourt le corps. Il redouble d'énergie, se met à changer de rythme toutes les trente secondes, pour tenter de trouver celui qui accrochera les colosses. Ces derniers font, un tour très large du canot et disparaissent. Mais dix minutes plus tard, ils sont à nouveau là et, cette fois, ils s'approchent à une vingtaine de mètres et s'immobilisent un instant, avant de disparaître à nouveau. Comme si les seigneurs des mers n'accordaient pas leur attention à n'importe qui. Ils vont observer Jim de loin, partir, revenir, écouter. Plusieurs fois. Le quatrième jour enfin la communication s'établit et Jim, ébloui, entend le chant des orques. Quelque chose  entre une trompette surpuissante et aiguë et un ballon de baudruche géant, que l'on ferait crisser sous les doigts. Côté air de scène, on les entend à deux kilomètres. Côté eau sans doute beaucoup plus loin. Mais ce qui frappe le plus Jim, c'est que les orques lui répondent!

     A la différence des loups, aux chants cristallisés dans des formes immuables depuis la nuits des temps, les orques improvisent. en harmonie avec la guitare! Jim lance un accord, les orques s'alignent. Mieux: ils participent carrément à des constructions musicales. Par exemple Jim fait miauler sa guitare en saccades de 2-3-2-3-2-3, une orque lui répond 1-2-1-2-1-2. Puis Jim l'imite et, d'un coup, c'est l'orque qui se met au 2-3-2-3-2-3. Ou alors ils montent un triangle, jim jouant trois coups, l'orque deux, Jim un, l'orque rien du tout. Souvent, c'est l'orque qui part la première, dans une modulation complexe. Immédiatement, Jim essaye de l'imiter, il sort de sa guitare un son maladroit, imitant de loin celui du cétacé. Celui-ci à son tour, imite Jim, c'est-à-dire qu'il reproduit exactement l'imitation bancale que le musicien vient de faire de lui...

      Un jour, les orques sont toute une bande, leurs ailerons gigantesques dressés vers le ciel, faisant cercle autour de lui. Revêtu d'une combinaison, Jim saute dans l'eau glacée. Dessous, il voit le cercle fantastique qui l'observe, à dix mètres. Tout d'un coup, une petite orque d'à peine quelques quintaux lui fonce droit dessus. Jim croit mourir de peur. Mais l'adolescent orque, comme soudain frappé par un coup de sifflet, stoppe net à trois mètres du musicien, l'évite mollement et rejoint les autres, qui n'ont pas bronché. Une sacrée décharge d'adrénaline. Jim a le coeur qui bat à cent cinquante! Il se hisse à la hâte dans son canot, essaye de se calmer. Alors, pour la première fois, un vieux mâle gigantesque s'approche de la frêle embarcation et se présente à l'homme ventre en l'air, signe d'une volonté pacifique affichée. Il salue Jim d'une longue série de sifflements et de cliquètements entremêlés. Jim comprend que le vieux est venu excuser la jeunesse un peu excitée qui lui a foncé dessus, et il redescend dans l'eau. Il n'y aura plus jamais d'incidents de ce genre aux concerts de Jim Nollman et des orques. Car cette expédition va devenir une institution. Chaque été, de 1978 à 1988, Jim et Kathy Nollman, accompagnés bientôt de leurs deux petites filles et d'un groupe de quelques artistes et chercheurs amis - les fondateurs d'Interspecies Communication -, vont renouveler leur festival. Les plus beaux concerts ont lieu au mois d'août, juste avant l'aurore. Dans la nuit phosphorescente, le canot se rend au lieu fixé la toute première fois, toujours le même. Souvent les orques sont déjà là. On les devine faiblement. De lourds remous, quelques chuintements mouillés, souvent rien. Et tout d'un coup le concert commence. Qui joue le premier? Cela dépend. Le concert le plus réussi fut ouvert par la musique des orques.

Le cinquième rêve, poche, p. 67-68.


Bienvenue| Cours de philosophie| Suivi des classes| Documents| Liens sur la philosophie| Nos travaux| Informations
 
philosophie.spiritualite@gmail.com