Document : Proust,
la mémoire affective


« Me rappelant trop avec quelle indifférence relative Swann avait pu parler autrefois des jours où il était aimé, parce que sous cette phrase il voyait autre chose qu'eux, et de la douleur subite que lui avait causée la petite phrase de Vinteuil en lui rendant ces jours eux-mêmes tels qu'il les avait jadis sentis, je comprenais trop que ce que la sensation des dalles inégales, la raideur de la serviette, le goût de la madeleine avaient réveillé en moi, n'avait aucun rapport avec ce que je cherchais souvent à me rappeler de Venise, de Balbec, de Combray, à l'aide d'une mémoire uniforme ; et je comprenais que la vie pût être jugée médiocre, bien qu'à certains moments elle parût si belle, parce que dans le premier cas c'est sur tout autre chose qu'elle même, sur des images qui ne gardent rien d'elle qu'on la juge et qu'on la déprécie. (...)

    Je glissais rapidement sur tout cela, plus impérieusement sollicité que j'étais de chercher la cause de cette félicité, du caractère de certitude avec lequel elle s'imposait, recherche ajournée autrefois. Or, cette cause, je la devinais en comparant entre elles ces diverses impressions bienheureuses et qui avaient entre elles ceci de commun que je les éprouvais à la fois dans le moment actuel et dans un moment éloigné où le bruit de la cuillère sur l'assiette, l'inégalité des dalles, le goût de la madeleine allaient jusqu'à faire empiéter le passé sur le présent, à me faire hésiter à savoir dans lequel des deux je me trouvais ; au vrai, l'être qui alors goûtait en moi cette impression la goûtait en ce qu'elle avait de commun dans un jour ancien et maintenant, dans ce qu'elle avait d'extra-temporel, un être qui n'apparaissait que quand, par une de ces identités entre le présent et le passé, il pouvait se trouver dans le seul milieu où il pût vivre, jouir de l'essence des choses, c'est-à-dire en dehors du temps. Cela expliquait que mes inquiétudes au sujet de ma mort eussent cessé au moment où j'avais reconnu, inconsciemment, le goût de la petite madeleine, puisqu'à ce moment-là l'être que j'avais été était un être extra-temporel, par conséquent insoucieux des vicissitudes de l'avenir. Cet être-là n'était jamais venu à moi, ne s'était jamais manifesté qu'en dehors de l'action, de la jouissance immédiate, chaque fois que le miracle d'une analogie m'avait fait échapper au présent. Seul il avait le pouvoir de me faire retrouver les jours anciens, le Temps Perdu, devant quoi les efforts de ma mémoire et de mon intelligence échouaient toujours. (...)

 Un véritable moment du passé. Rien qu'un moment du passé ? Beaucoup plus, peut-être ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu'eux deux. (...) Une minute affranchie de l'ordre du temps a recréé en nous, pour la [l'essence permanente des choses] sentir, l'homme affranchi de l'ordre du temps. »

Proust, A la recherche du temps perdu, Le Temps retrouvé, Gallimard, 1942, p. 7 et 599.

 


Indications pour la lecture :

Le narrateur de La Recherche écrit sous le "je" autobiographique qui revit son passé tout en le narrant (il vit l’action et en fait le récit). L’expérience est donc revécue plutôt que vécue ; cette introspection permet alors l’insertion de nombreuses réflexions qui se mêlent aux souvenirs.

Ce texte de Proust met en scène la notion de « souvenir écran », notion psychanalytique. Le souvenir écran est défini comme un souvenir infantile, comportant une netteté spécifique et une apparente insignifiance. Toutefois, son analyse conduit à des expériences infantiles marquantes et à des fantasmes inconscients. Cette définition convient bien à l’expérience que nous décrit Proust : il se souvient clairement de ce qui s’est passé, et prend conscience de l’importance qu’a eu cette expérience de la madeleine, d’apparence anodine.

Proust, dans cette œuvre, cherche bien plutôt à transcrire la durée (voir la différence entre le « temps psychologique » et le « temps des horloges », c’est-à-dire entre durée et temps, chez Bergson, même si Proust lui-même a récusé toute association avec la philosophie de Bergson, affirmant que son œuvre était « dominée par la distinction entre la mémoire involontaire et la mémoire volontaire », in Le Temps du 13/11/1913 ), à ressaisir sa propre expérience, qu’à témoigner sur son époque (il n’est pas question ici de fresque sociale ou historique ; il s’agit en fait d’une introspection, d’un travail sur soi, tel que pourrait le faire le psychanalyste par exemple (attention toutefois, Proust ne connaissait pas les théories de Freud).

 Ce texte est à rapprocher avec le début de La Recherche du temps perdu, Du coté de chez Swann, où apparaît pour la première fois le souvenir de la madeleine.

 texte préparé par Stéphanie Combabessou


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