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Stendhal   la cristallisation


  On se plaît à orner de mille perfections une femme de l’amour de laquelle on est sûr ; on se détaille tout son bonheur avec une complaisance infinie. Cela se réduit à exagérer une propriété superbe, qui vient de nous tomber du ciel, que l’on ne connaît pas, et de la possession de laquelle on est assuré.
Laissez travailler la tête d’un amant pendant vingt-quatre heures et voici ce que vous trouverez :
Aux mines de sel de Salzbourg, on jette dans les profondeurs abandonnées de la mine un rameau d’arbre effeuillé par l’hiver : deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes. Les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grandes que la patte d’une mésange, sont garnies d’une infinité de diamants mobiles et éblouissants . on ne peut plus reconnaître le rameau primitif.
Ce que j’appelle cristallisation, c’est l’opération de l’esprit qui tire de tout ce qui se présente, la découverte que l’objet aimé a de nouvelles perfections
En un mot, il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce que l’on aime.
Ce phénomène, que je me permet d’appeler la « cristallisation », vient de la nature qui nous commande d’avoir du plaisir et qui nous envoie le sang au cerveau, du sentiment que les plaisirs augmentent avec les perfections de l’objet aimé, et de l’idée qu’elle est à moi. [...]
Le doute naît. [...]
L’amant arrive à douter du bonheur qu’il se promettait, il devient sévère sur les raisons d’espérer qu’il a cru voir. Il veut se rabattre sur les autres plaisirs de la vie, il les trouve anéantis. La crainte d’un affreux malheur le saisit, et avec elle l’attention profonde.
Alors commence la seconde cristallisation produisant pour diamants des confirmations de cette idée :
Elle m’aime.
A chaque quart d’heure de la nuit qui suit la naissance des doutes, après un moment de malheur affreux, l’amant se dit : oui, elle m’aime ; et la cristallisation se tourne à découvrir de nouveaux charmes ; puis le doute à l’oeil hagard s’empare de lui et l’arrête en sursaut. Sa poitrine oublie de respirer ; il se dit : mais, est-ce qu’elle m’aime ? Au milieu de ces alternatives déchirantes et délicieuses, le pauvre amant sent vivement : elle me donnerait des plaisirs qu’elle seule au monde peut me donner.
C’est l’évidence de cette vérité, c’est ce chemin sur l’extrême bord d’un précipice affreux, et touchant de l’autre main le bonheur parfait, qui donne tant de supériorité à la seconde cristallisation sur la première


De l’Amour, Hypérion,1936 p.3-7

 


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