Commentaires philosophiques

Bergson           La société comme autorité morale


« Le souvenir du fruit défendu[1] est ce qu’il y a de plus ancien dans la mémoire de chacun de nous[2], comme dans celle de l’humanité[3]. Nous nous en apercevrions si ce souvenir n’était recouvert par d’autres[4], auxquels nous préférons nous reporter. Que n’eût pas été notre enfance si l’on nous avait laissé faire[5] ! Nous aurions volé de plaisir en plaisir. Mais voici qu’un obstacle[6] surgissait, ni visible ni tangible : une interdiction[7]. Pourquoi obéissons-nous[8] ? La question ne se posait guère ; nous avions pris l’habitude d’écouter[9] nos parents et nos maîtres. Toutefois, nous sentions bien que c’était parce qu’ils étaient nos parents[10], parce qu’ils étaient nos maîtres. Donc, à nos yeux, leur autorité venait moins d’eux-mêmes que de leur situation par rapport à nous. Ils occupaient une certaine place : c’est de là que partait, avec la force de pénétration qu’il n’aurait pas eue s’ils avait été lancé d’ailleurs, le commandement. En d’autres termes, parents et maîtres semblaient agir par délégation[11]. Nous ne nous rendions pas nettement compte, mais derrière nos parents et nos maîtres nous devions quelque chose d’énorme ou plutôt d’indéfini, qui pesait sur nous de toute sa masse par leur intermédiaire. Nous dirions plus tard que c’est la société[12] ».



[1] Allusion à la Bible, le fruit cueilli par Adam, séduit par Satan, et que Dieu avait interdit de cueillir, ce qui engendrera la punition consistant pour Adam et Eve d’être chassé du paradis. Par extension, on pourrait dire que la tentation guette toujours l’homme qui le conduit vers le mal (Satan) et l’éloigne du Bien (Dieu). La tentation de ce qui est interdit signifie donc une déviation vers l’immoralité.

[2] Etant enfant, nous avons fait suffisamment de bêtises pour avoir éprouvé cette tentation de faire ce qui est interdit. L’enfant se rend très bien compte qu’il enfreint un interdit : il regarde son père ou sa mère d’un coin de l’œil tout en essayant d’écrire sur le papier peint !

[3] Cette mémoire ancienne peut-être vue relativement à l’ancienneté de la Bible, mais cela ne suffit pas, puisque la Bible ne constitue une autorité que pour une partie de l’humanité. Il faut supposer plutôt que dans toutes les cultures, les religions, dans leurs mythes fondateurs, mentionnent des interdits. La religion propose au croyant un système d’interdits qui lui tient lieu de référence morales, l’Ecriture servant de garant à l’autorité des prescriptions morales.

[4] Dans notre histoire personnelle, le passé récent occulte le passé plus ancien. Pour l’adolescent, le souvenir s’agglutine vite autour de quelque expériences amoureuses, ou quelques audaces. Résultat : il perd le sens de l’interdit devant l’autorité des parents et il est alors facilement inconscient, irresponsable. Il ne se rend même plus compte de ce qui est mal, il ne voit que ce qui lui fait plaisir : il profite. Le plaisir est sa morale.

[5] Bergson parle de son époque, mais ce qui se passe aujourd’hui est justement la réalisation de ce programme : laisser faire, laisser aller et encourager la poursuite du plaisir. Les média ne font que cela et notre société promeut une énorme industrie du loisir ! Comme le dit la publicité : rêvez nous ferons le reste ! Plus vs êtes inconscients et frivoles, meilleurs vous serez consommateurs !

[6] La règle morale est d’abord perçu par l’enfant comme une contrainte : c’est justement la conception infantilisée de la morale que d’y voir une contrainte. En réalité elle est une obligation qui lie les personne à travers des devoirs réciproques.

[7] Ce qui prend la forme de « tu ne dois pas » (mentir, voler, faire violence etc.). L’interdit est la version négative de l’obligation morale, sous la forme de l’impératif catégorique « tu dois » (dire la vérité, être honnête et bon etc.) Le système des obligations et des interdits est appelé une morale.

[8] Malheureusement, n’étant pas disposé à faire directement notre devoir, nous exigeons que l’on nous fournisse des « raisons » de le faire. C’est déjà un signe d’immoralité. C’est comme si on disait « oui, je veux bien être honnête... mais à condition que ça rapporte... ». Nous exigeons au moins une autorité morale pour accepter d’obéir à la morale.

[9] L’enfant, maintenu dans une relation de soumission, fait son devoir par simple habitude, sous al crainte de la punition, parce qu’il n’est pas encore capable de comprendre par lui-même qu’il est indispensable de le faire. L’adulte est capable de comprendre, il est autonome.

[10] Nous prenions conscience qu’en fait l’autorité n’est pas fondée sur la force, mais sur un certain rôle. Le père est père en assumant son rôle de père, son autorité vient de là.

[11] Au fond, la véritable autorité morale est alors liée aux situations sociales et aux responsabilités réciproques qui nous incombent dans nos relations.  Être mère, grand-frère, c’est avoir des devoirs vis-à-vis de son enfant ou de sa petite sœur. C’est sentir que l’on a des obligations à respecter.

[12] En définitive, nous sommes en relation essentiellement morale avec les autres. Une façon de concevoir cette relation consiste à dire que la société et ses règles s’adresse constamment à nous à travers nos devoirs sociaux.


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