Commentaires philosophiques

 

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Alain  sur le langage, la langue instrument à penser :

«La langue[1] est un instrument à penser[2]. Les esprits que nous appelons paresseux[3], somnolents[4], inertes[5], sont vraisemblablement[6] surtout incultes[7], et en ce sens[8] qu'ils n'ont qu’un petit nombre de mots et d'expressions[9]; et c'est un trait de vulgarité[10] bien frappant que l'emploi d'un mot à tout faire. Cette pauvreté est encore bien riche[11], comme les bavardages[12] et les querelles[13] le font voir; toutefois la précipitation du débit et le retour des mêmes mots montrent bien que  ce mécanisme[14] n'est nullement dominé. L'expression "ne pas savoir ce qu'on dit[15]" prend alors tout son sens. On observera ce bavardage dans tous les genres d'ivresse et de délire[16]. Et je crois même qu'il arrive à l’homme de déraisonner par d'autres causes[17]; l'emportement dans le discours fait de la folie[18] avec des lieux communs[19]. Aussi est-il vrai que le premier éclair de pensée, en tout homme et en tout enfant, est de trouver un sens[20] à ce qu'il dit[21]. Si étrange cela soit, nous sommes dominés par la nécessité de parler[22] sans savoir ce que nous allons dire[23]; et cet état sibyllin[24] est originaire[25] en chacun ; l’enfant parle naturellement avant de penser, et il est compris des autres bien avant qu'il se comprenne lui-même[26]. Penser c'est donc parler à soi[27]

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[1]Et non langage. La langue a une dimension culturelle, elle est concrète, le langage est la structure abstraite du système des signes. Ici, il est question de l’influence reçue du simple fait que nous vivons dans la langue comme le poisson vit dans l’eau. La langue est un milieu dans lequel la pensée vient se former.

[2]On attendrait ici plutôt « instrument à parler », en effet, nous croyons d’ordinaire que la vocation première du langage est la communication. Alain veut montrer que non. La langue nous apprend à penser, notre pensée est façonnée par l’usage de cet instrument qu’est la langue.

[3]Qui n’est pas porté sur l’action, manque d’entrain, manque d’enthousiasme intellectuel pour se livrer à une quelconque activité de pensée.

[4]Manque d’éveil intérieur, marque d’une conscience vigilante affaiblie. L’abruti n’est pas bien réveillé. Son esprit est encore engourdi. Il y a des esprits si abrutis que l’on se demande s’il se réveilleront jamais !!! Cela se remarque tout de suite dans un regard terne, sans éclat, un regard qui n’est pas éveillé. Au contraire, un esprit en  éveil se remarque par une vivacité du regard.

[5]Encore un terme qui marque une opposition avec l’activité. Un esprit inerte semble privé de tout dynamisme propre : il faut le remuer, le secouer pour le sortir de son inertie, sans quoi il y resterait.

[6]Selon toute vraisemblance, c’est-à-dire que la meilleure explication que l’on puisse donner de leur état est que...

[7]Qui manque de culture, d’instruction, d’éducation. Il s’agit essentiellement d’une pauvreté du savoir. Alain attribue à cette pauvreté l’état de somnolence intellectuelle des esprits les plus inertes. Il ne met pas directement l’accent sur la qualité de l’éveil, qui semble pourtant essentielle. A son avis donc, il suffirait de leur apporter un savoir plus riche pour qu’ils sortent de leur  état d’abrutissement. L’éducation pourrait modifier cet état de chose : vision typique d’une idéalisme moral..

[8]L’inculture est donc explicité en disant qu’elle est aussi la maîtrise d’une vocabulaire extrêmement limité. La maîtrise d’un langage complexe suppose une culture complexe, une culture étendue et variée.

[9] Quand on n’a pas de mots pour dire, on se répète et on bafouille beaucoup. Le petit nombre des mots nous fait tourner en rond. Dans une langue étrangère, au début, on se sent très limité, confiné dans un vocabulaire étroit.

[10]Vulgum : le peuple, le vulgaire est le populaire, ce qui ne veut pas dire propos obscènes. La vulgarité n’est pas forcément de la grossièreté.

[11]Étrangement pourtant la pauvreté du savoir n’empêche pas que l’on puisse en même temps bavarder beaucoup.

[12]Cf la prolifération du vide caractéristique du bavardage ou on brasse des mots sans avoir rien à dire.

[13]Situation très différente, le flot des paroles dans la querelle n’est pas de la même nature que celui qui vient du bavardage : cf. Le passionnel et l’émotionnel.

[14]Ce qui est mécanique n’est pas vraiment conscient, il y a parole mécanique dans le bavardage et dans la colère.

[15]Dans la colère, on vomit des paroles sans vraiment se rendre compte de ce que l’on dit. On est tellement pris par la colère que l’on n’a plus d’attention à ce que l’on dit. Mais on ne s’en rend compte qu’après. Le résultat, c’est que l’on oublie ce que l’on a dit, parce que ce n’était ni pensé, ni conscient.

[16]Ivresse et délire sont aussi passionnels et relèvent de la même perte de conscience.

[17]A développer : autres causes de déraisons : fanatisme, aveuglement passionnel, terreur inconsciente etc.

[18]Maladie mentale qui voit la raison se perdre et avec elle un juste sens des valeurs et des choses, une appréciation correcte, raisonnée de la réalité. Le fou déraisonne et délire.

[19]Il n’y a pas besoin d’un langage complexe pour faire un discours délirant, on peut se contenter de banalités. Voyez le discours de celui qui prend une  cuite parce qu’une fille l’a laissé tomber ! Ce n’est pas un discours très compliqué !

[20]Une signification, même si elle est confuse, si elle relève d’une illusion que l’on se donne, d’une manière de se tromper soi-même. Nous vivons avec du sens et pas seulement avec des mots. Nous avons besoin que toutes choses aient un sens, sans quoi l’absurde surgirait  (absence de sens). On ne saurait vivre avec l’absurde.

[21]Que ce soit l’enfant ou bien l’homme, l’un et l’autre trouvent littéralement leurs pensées dans ce qu’ils expriment, comme s’il ne les connaissaient pas encore vraiment auparavant.

[22]Le mouvement de l’expression est fondamental et premier, il est le dynamisme qui se traduit pas la parole. Le besoin de parler est antérieur à la formation bien claire de la pensée. Il est donc faux ici d’aller soutenir que le langage nous permettrait de « traduire » ce que nous avons dans l’esprit, puisque nous ne savons même pas ce que nous avons dans l’esprit!

[23]Cf Merleau-Ponty, texte. L’analyse de l’inspiration oratoire serait à placer ici. Alain veut dire que la pensée semble prendre naissance dans un état très confus. Elle prend de l’assurance, devient clair dans l’expression et non pas avant l’expression. C’est « étrange » car on nous a toujours dit qu’il fallait réfléchir avant de parler, pour savoir ce que l’on avait à dire.

[24]Sibyllin : énigmatique. La Sibyle est une créature de la mythologie grecque qui proposait des énigmes à résoudre.

[25]Ce qui est originaire est le lieu d’un commencement radical, ici l’état originaire de la pensée est une confusion qui semble se démêler avec la parole, la parole qui semble antérieure dans sa motivation même à la pensée. Il y a un « besoin de parler » qui fait surgir le mouvement de l’expression.

[26]L’enfant répète tout ce qu’il entend, mais il ne sait pas ce que cela veut dire au début. Il comprend peu à peu les relations qui sont dans les mots prononcés. Même s’il est maladroit, on perçoit très bien ce qu’il essaye de dire, avant qu’il ne se comprenne d’ailleurs lui-même. Il faut ajouter aussi qu’il comprend très bien ce qui se déroule autour de lui sans savoir encore bien parler.

[27]C’est là une définition de la pensée que l’on trouve chez Platon, la pensée comme parole adressée à soi-même. Au lieu de dire que l’on pense en soi-même avant de parler, il faut dire que l’on se parle à soi-même et que ce processus fait la pensée. Toute l’argumentation tend donc à mettre en avant la puissance de l’expression dans la langue pour que la pensée puisse se former elle-même au contact des mots. Cela permet de rejeter l’idée selon laquelle la pensée serait un je ne sais quoi d’ineffable antérieur à l’expression qui viendrait soi-disant buter contre le langage (cf argument du mutisme).



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