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Commentaires philosophiquesHanna Arendt sur le travail« C’est l’avènement[1] de l’automatisation[2] qui, en quelques décennies[3], probablement videra les usines[4] et libèrera l’humanité[5] de son fardeau le plus ancien[6] et le plus naturel[7], le fardeau du travail, l’asservissement à la nécessité[8]. (…) C’est une société de travailleurs[9] que l’on va délivrer des chaînes[10] du travail, et cette société[11] ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes[12] pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté[13]. Dans cette société qui est égalitaire[14], car c’est ainsi que le travail fait vivre[15] ensemble les hommes, il ne reste plus de classe[16], plus d’aristocratie politique[17] ou spirituelle[18], qui puisse provoquer une restauration des autres facultés[19] de l’homme. Même les présidents et les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires[20] à la vie de la société, et parmi les intellectuels, il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu’ils font comme des œuvres[21] et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous c’est la perspective d’une société de travailleurs[22] sans travail, c’est à dire privés de la seule activité[23] qui leur reste. On en peut rien imaginer de pire[24] ». La condition de l’homme moderne ProblématiqueLe sens du travail fait problème dans notre monde postmoderne, infiniment plus qu’il ne pouvait faire problème dans une société qui partageait encore des idéaux religieux qui étaient ceux du protestantisme, ou ceux du marxisme. La crise du sens du travail est le résultat de la convergence de plusieurs facteurs importants : d’abord l’automatisation qui, après la période du travail à la chaîne (qui est encore largement la nôtre) doit nous mener à un monde dans lequel très peu de personnes pourront produire la totalité de ce qui est nécessaire à la satisfaction de nos besoins. L’automatisation consiste à remplacer dans l’usine l’OS par un robot, de sorte que l’usine se vide de ses ouvriers .D’un coté, cela semble éliminer le « fardeau » du travail au sens ancien de la compréhension du travail (torture, malédiction divine dans la Bible), mais aussi au sens grec de cette soumission à la nécessité qui oblige l’homme à travailler pour satisfaire ses besoins. Mais, le paradoxe, c’est que dans le même temps, l’occident a inculqué aux masses l’idée que seul le travail donne à la vie un sens, de même que nos sociologues répètent que le travail est un facteur « d’insertion sociale », le résultat, c’est que priver l’homme de travail, c’est lui ôter le sens de sa vie et le placer dans un situation d’exclusion. Ce n’est pas tout, en plus, l’hyper sollicitation du loisir de notre société est remarquablement hypocrite, car si le loisir, c’est du temps libre, retiré du travail, d’un autre côté, il faut aussi des moyens financiers pour ne jouir, donc, il faut travailler ! Les choses seraient plus claires, si, comme les grecs, nous ne considérions pas le travail comme un but en soi, si nous avions une conception aristocratique de la vie. Penser que le but de la vie est le travail frénétique, c’est, pense Nietzsche, voir dans le travail une sorte de police sociale qui consume l’énergie vitale et la détourne de sa véritable destination qui est l’affirmation de soi, la compréhension de soi, l’expérience de soi et l’enrichissement de soi, bref, des valeurs les plus élevées de la culture. C’est là une conception isolée, celle d’un solitaire, non de la foule, celle d’une sorte d’artiste de la vie et non d’un besogneux. Pourtant pareille conception est compatible avec ce que la technique moderne rend possible. La crise du travail dont parle Hanna Arendt à la fin du texte tient au fait que cette mutation de la signification n’est pas accomplie, que l’on prive les travailleurs de travail, ce qui est une contradiction violente - tant que les homme ne se pensent eux-mêmes que comme des travailleurs. [1] Ce sont les stades de l’apparition de l’ère industrielle : d’abord les machines outils, puis la rationalisation du travail à la chaîne et en dernier lieu seulement l’automatisation. [2] Processus de la production industrielle consistant à passer au-delà du principe des chaînes de production pour supprimer les anciens postes de travail d’OS par des robots automatiques. Cf ces usines technologique avancée dans lesquelles il n’y a quasiment plus d’OS mais seulement des ouvriers de fabrication qui surveillent le bon fonctionnement des unités de production. [3] Remarquer que Hanna A. voit le passage à l’automatisation complète comme inéluctable et assez rapide. Les faits ne confirment pas cette vue (le « probablement » qui suit est bien vu). [4] On met dehors les OS devenus inutiles. Avec 200 ouvriers aujourd’hui on arrive à produire autant que dans une usine d’autrefois où il en aurait fallu 2000. [5] Le cantique consacré à la libération de la peine, du labeur dans le travail, grâce à la technologie sensée être libératrice. [6] Dans la Bible, le travail est déjà présenté comme une malédiction conséquence du péché originel, l’homme étant condamné à travailler à la sueur de son front et la femme condamnée à enfanter dans la douleur. [7] Le fardeau naturel du travail se présente par exemple dans la conception grecque pour qui par nature l’homme est asservi à la nécessité de satisfaire ses besoin, pour se libérer de cette nécessité, il est indispensable de disposer d’esclaves qui se chargeront du travail manuel. [8] Dans un texte célèbre, qui présente la conception grecque du travail, l’auteur a montré cette importance grecque accordée à la Nécessité dans la vie humaine, ce qui engendre le Destin de ceux qui n’auront que la possibilité de servir les hommes les plus libres, les aristocrates qui seuls ont la possibilité de se libérer de la nécessité du travail. [9] Depuis l’avènement du capitalisme, il est admis que l’homme est fait pour travailler, cf Max Weber, le travail est le but de la vie. [10] Une chaîne, cela attache, mais le paradoxe ici, c’est que la chaîne que l’automatisation peut briser, c’est justement ce par quoi on a justifié le sens de la vie ! [11] pas la société grecque, pas la société du début de l’ère industrielle, non, notre société actuelle, la société post-moderne. Cf Gilles Lipovesky, le crépuscule du devoir. [12] Thèse grecque par excellence. Pour les grecs, le but de la vie réside dans la contemplation, les œuvres de la culture, les œuvres de l’esprit. L’homme libre se consacre à l’art, à la philosophie, à la connaissance et il dédaigne le travail manuel. [13] La liberté gagnée dans le loisir opposée à celle du travail [14] L’égalitarisme de l’ère postmoderne, promotion de la démocratisation de tous les secteurs de l’activité humaine. [15] Conception du travail au sens économique ayant une fonction sociale d’intégration. [16] Renvoi implicite à la conception marxiste de la lutte des classes. [17] Aristocratie au sens grec, au sens de la noblesse, au sens du régime politique fondée sur la vertu de ceux qui sont là pour assurer la prospérité du peuple : seigneurs, roi etc, la caste aristocratique. [18] L’idée d’aristocratie de l’esprit cf Nietzsche, fondée sur la suprématie du spirituel. [19] Faculté spirituelle de l’humain : le goût pour l’art, la philosophie, les lettres, al connaissance désintéressée etc. les faculté les plus hautes de l’esprit, opposées au facultés liées à la seule survie économique. [20] Ils n’ont pas une conception aristocratique de la vie. [21] Idéal du travail comme produisant une œuvre désintéressée, l’artiste par exemple pour qui la fonction économique de l’art est seconde par rapport à la création. [22] Toujours la référence au marxisme. [23] Tout travail est une activité, mais toute activité n’est pas nécessairement un travail dans le sens que lui donnent les économistes (qui est rétribué par le salaire). [24] Ce qui est grave c’est que l’on en soit arrivé là, à déprécier l’activité humaine au point de la réduire au seul travail productif.
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