J.J. Rousseau


Discours sur l’origine et
le fondement de l’inégalité parmi les hommes

    Le sujet proposé au concours de 1754 par l’Académie de Dijon est «quelle est l’origine de l’inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par la loi naturelle ?  ». Il y a deux aspects dans cette question :

      Le problème de l’origine de l’inégalité dans le sens où existe des riches et des pauvres, où existe une distinction entre gouvernants et gouvernés. Le problème est de savoir s’il s’agit d’un fait de la Nature, qui impliquerait une inégalité dont l’homme n’est pas redevable, ou bien il s’agit d’un héritage culturel lié à l’histoire.

      Le second point concerne le problème du Droit naturel, la loi naturelle légitime-t-elle l’existence d’une inégalité entre les riches et les pauvres, une inégalité entre les gouvernants et les gouvernés.

    Comment Rousseau répond-il à ces deux questions bien distinctes ? Il va d’abord écarter une interprétation : L’inégalité sociale est-elle à proportion des mérites des hommes ? Non. Aucun rapport. C’est d’ailleurs une question stupide qui n’est bonne qu’à agiter entre des esclaves déjà implicitement soumis et ne voulant pas poser le vrai problème.

A. La question du droit naturel

    Il faut d’abord en toute rigueur préciser ce que l’on doit entendre par loi naturelle. On distingue le droit naturel du droit codifié. D’un côté, il y aurait la loi de justice de la nature et de l’autre la loi de justice codifiée dans les lois humaines, les lois en vigueur dans un code. En quel sens peut-on parler d’un droit antérieur à toute institution et toute culture ? La nature nous enseigne t-elle des règles universelles de justice ?

    Pour Rousseau la loi est naturelle au sens 1) où elle parle par la seule voix de la nature sous la forme de la raison et du sentiment, cela indépendamment de ce qu’énonce les lois instituées, le droit positif .Elle nous dicte, du plus profond de notre conscience ce qui est juste et légitime. Ce que la conscience morale connaît, c’est la loi naturelle sous la forme d’une exigence de justice. 2) La loi naturelle d’autre part est universelle, cela contrairement aux lois positives qui sont variable d’une contrée à l’autre, variables suivant les époques, les nations, les cultures. Elle est valide pour tous les hommes quels que soient leurs mœurs, leurs coutumes ou leur système politique et juridique. 3) Enfin, la loi naturelle se réfère à l’état de nature, qui définit l’existence de l’homme antérieurement à toute institution sociale, à sa nature originelle. Ces trois caractères sont partagés par les auteurs de l’époque.

    Ce qui fait problème, c’est de donner un contenu précis à cette loi. Rousseau se demande notamment si on doit y inclure le respect de la propriété, la nécessité de l’autorité politique, l’exigence pénale de règlement de la violence etc. En bref ne transporte-t-on pas en vrac dans le droit naturel des notions qui sont propres à une société constituée ? La notion de loi naturelle n’est pas là pour justifier l’ordre social existant en se disant d’emblée qu’il est «naturel ». De même, il ne s’agit pas de se servir de cette notion pour justifier dans une idéologie politique l’instauration d’un nouveau régime qui ne sera pas plus «naturel » que celui que l’on quitte.

    Rousseau estime que ceux qui raisonnent sur l’état de nature se sont fourvoyés de plusieurs manières. Ils ont prélevé chez leurs contemporains tel ou tel traits comme le goût de la rivalité, le sens de la propriété, le souci de la justice etc. pour les ériger arbitrairement comme traits distinctifs de l’humanité ». Il ne s’agit pas de peindre l’homme naturel à l’image de l’homme social actuel, mais de démêler ce qu’il peut y avoir de naturel et d’artificiel en l’homme. Cela implique que Rousseau admet que l’Histoire n’est pas en continuité avec la Nature, dans une sorte de prolongement de ce qui aurait déjà implicitement existé dans l’état de nature. Non, il y a une rupture inaugurée par l’entrée dans l’Histoire. L’homme aurait pu ne pas entrer dans l’Histoire et rester dans «l’enfance heureuse de l’humanité », si la Nature l’avait pourvu de tout le nécessaire, si l’équilibre entre les besoins et leur satisfaction avait été comblé. Ainsi peut on concevoir que les habitants des îles tropicales dans une nature radieuse qui livre la nourriture et un climat agréable n’aurait guère eu besoin de se regrouper pour se protéger et survivre – ce qui n’a de sens que dans une nature hostile -.

    D’où l’image de la statue du dieu Glaucos, couverte de coquillage, elle est défigurée, elle est devenue méconnaissable. La nature originelle de l’homme est toujours en lui, elle est toujours présente. Elle n’a pas disparue depuis l’époque lointaine de l’état de nature. Cependant, la nature de l’homme est difficile à déceler car elle est recouverte par le maquillage de la civilisation. Et le plus difficile, c’est qu’en plus la raison elle-même qui prétend nous la révéler se situe d’emblée du côté de l’état social, donc elle a bien du mal à entendre ce que peut être l’homme dépouillé de tout artifice. L’état actuel des choses, les faits, ne peut nous pour la même raison d’aucun secours précis. Il ne reste donc que l’analyse philosophique qui peut déchiffrer par un retour sur soi dans le silence des passions d’entendre en nous la voix de la nature : 

    « laissons donc tous les livres scientifiques qui ne nous apprennent qu’à voir les hommes tels qu’il se sont faits ». Ce qui importe, c’est de revenir aux opérations les plus simples de l’âme humaine pour y déchiffrer les principes antérieurs à la raison.

    Quels sont ils ? Quels sont ces principes naturels qui gouvernent l’homme sans que la société y soit pour quelque chose ? 1) celui de la conservation de soi qui ait que nous sommes par-dessus tout attaché à notre bien être et 2) celui de la pitié qui fait que nous avons une répugnance à voir souffrir un être sensible et tout particulièrement nos semblables.

    A partir du principe de la conservation de soi et de la pitié, Rousseau entreprend de montrer que l’on peut en tirer les règles du droit naturel. De la conservation de soi naîtront plus tard lles droits de l’homme (tout homme a le droit de se conserver lui-même), de la pitié, le devoir de respect d’autrui et les droits à l’égard d’autrui (la liberté civile s’arrête là où commence la liberté d’autrui). La loi naturelle n’est pas la loi civile, elle est naturelle au sens où on la suit sans réfléchir. L’opposition entre permis/défendu, entre bien/mal est un acquis tardif, celui de l’homme complètement socialisé. Or le sauvage dans l’état de nature est innocent, il est dans une condition a-morale, il ne connaît pas le bien et le mal. S’il ne fait pas le mal, c’est qu’il ne connaît ni le bien ni le mal, qu’il en fait que suivre sa nature plutôt timide et l’inclination naturelle de la pitié. Il y aura donc dans l’état social apparition du sens de la distinction bien/mal, permis/défendu, c’est la raison, ce sont les loi morales qui transposeront les règles naturelles de l’homme de l’état de nature. En un sens donc le droit, la justice, la morale n’existent que dans l’état social, que lorsque l’homme ne se laisse plus guider par la seule inspiration naturelle, mais il y a correspondance dans la mesure où l’homme social définit les règles morales et les règles du droit dans la langue de la raison alors que le sauvage ne connaissait que le sentiment.

B. Le statut de l’état de nature

    Par état de nature on désigne le statut de la condition humaine avant l’instauration de la société civile, avant que les hommes accepte un pacte d’entente implicite par lequel ils deviennent membre de l’État. C’est dans l’État que le citoyen apparaît, le citoyen s’engage à reconnaître la volonté générale, il se plie à des lois communes, il accepte la force publique comme garantie des liberté civile. Dans l’état de nature, il n’y a pas de citoyen, il n’y a qu’un homme. L’état de nature n’est pas pour Rousseau une réalité historique. Il ne s’agit pas de confondre le sauvage avec une représentation genre La guerre du feu. Rousseau ne fait pas d’anthropologie. L’hypothèse de l’état de nature est purement spéculative, elle est destinée à souligner tout le contraste entre l’homme actuel – tel qu’il a été formé à travers ses institutions – et l’homme tel que la nature l’a crée. C’est une fiction théorique, mais une fiction nécessaire pour décortiquer ces coquillages qui sont sur la statue du dieu Glaucos. L’état de nature désigne l’état originel où l’homme vit dans une solitude, un dénuement intellectuel complet. Il s’étend jusqu’au moment de la formation des premières communautés, jusqu’au pacte social d’où sortira la première société policée. Ce que veut montrer Rousseau, c’est qu’il y a partout opposition, rupture. Rupture entre la solitude du primitif et la sociabilité de l’homme social, entre la communauté sans état et l’État. La transition se fera aussi dans des ruptures, de manière accidentelle. Contrairement aux visions des penseurs du progrès de l’Histoire, rousseau veut marquer une coupure entre l’état de nature et l’état social. L’état de nature est là pour permettre d’évaluer tout ce que l’homme doit - pour le meilleur et pour le pire -, à l’entrée dans l’Histoire.

    Ce qui est étrange donc, c’est cette instance sur le caractère accidentel de l’évolution que rien dans la nature ne laissait prévoir et qui ne peut se justifier que par un « funeste hasard » qui a tout mis en mouvement. Ce qui est remarquable, c’est que Rousseau ici opposer deux conceptions du temps. Dans l’état de nature, le temps est circulaire, il est le perpétuel retour du Même, celui des saisons qui passent, le point de départ et le point d’arrivée, c’est le cycle éternel de la Nature. Dans cette temporalité, c’est comme s’il n’y avait pas d’Histoire, el temps se répète, mais n’avance pas. Rien ne se passe. Par contre, dès l’entrée dans l’état social, le temps va devenir linéaire, il va prendre une direction irréversible, le passé va s’accumuler comme un héritage, chaque génération transportant ce que la génération précédant a pu réaliser.

C. Besoins et désirs, la place de l’entendement

    Rousseau marque dans l’homme trois niveau distincts. Le domaine des besoins, le domaine des passions, le domaine de la raison, ou de l’entendement.

    Le besoin naturel est purement physique, il est sobre, simple, facile à combler. Il reste en équilibre avec la Nature qui est là pour lui donner satisfaction. D’un autre côté, le besoin est vital et la vitalité est aussi liée à la vie et la mort. La non-satisfaction du besoin peut entraîner la mort.

    C’est toute la différence avec le désir, c’est à dire la sphère des besoins artificiels engendrés par la société. Le désir n’est pas vital et sa privation ne conduit pas à la mort. Par passion, Rousseau entend une impulsion spontanée, elle désigne toute la vie affective du sentiment. Il faut là encore faire des distinctions. Il y a des passions naturelles et des passions dérivées. Les passions naturelles naissent toutes de l’amour de soi, elles naissent de l’affirmation du désir de vivre et nous rattachent à ce qui conforme à l’affirmation de la vie. Les passions dérivées sont par contre issue de l’amour propre elles sont acquises en procèdent de la comparaison et de la comparaison avec l’autre : Passions que l’homme contracte en se comparant à celui qu’il voit comme son semblable. L’amour propre incite l’homme à la jalousie, elle le rend sensible à la vanité, le porte à la domination, et le rétracte sur lui-même. Il n’est concevable qu’une fois la socialisation commencée et non chez un être solitaire qui n’aura d’autre passion que celles qui résultent de l’amour de soi.

    L’entendement est la faculté de former des idées abstraites en comparant entre elles des représentations pour en dégager, par abstraction le caractère commun. L’idée de l’arbre suppose par exemple que l’on dégage les caractères communs du tronc, des feuilles que nous avons pu voir. L’entendement est lié au langage qui permet de nommer des objets.

    Ces trois sphères sont liées. L’ordre naturel est celui qui va de la dépendance du besoin physique à l’entendement en passant par la passion. La passion (comme passion de quelque chose) est liée au désir, lié au corps, son mouvement est celui qui exprime le manque : la tension du désir et de la crainte. L’entendement est lié à la personnalité entière, il tire toute son énergie de la passion elle-même « nous ne cherchons à connaître que parce que nous désirions jouir ». Mais cet ordre naturel peut aussi s’inverser dans l’ordre social. C’est l’activité même de la pensée qui va susciter de nouvelles passions, qui va faire naître de nouveaux besoins. C’est grâce à la comparaison et à l’imagination que l’homme se projette dans des désirs multiples. Il y a donc deux sens ou deux schémas. Quand le besoin reste naturel, il trouve assez facilement satisfaction dans le milieu extérieur dans lequel se rencontre de quoi le satisfaire. Les passions qui en dérouleront seront faibles, limitées. L’influence sur l’entendement sera pauvre et la pensée n’en sera guère stimulée. S’il n’y a pas de stimulation de la pensée, les besoins et les passions seront stables. Pas d’évolution. Le temps se déroule en pure perte dans un présent perpétuel, aussi rond que les jours de l’homme. Maintenant, si la nature devient hostile, s’il y a un déséquilibre du climat, un « funeste hasard » va s’interposer entre le besoin et sa satisfaction, cette frustration va aiguiser les passions et stimuler l’entendement de l’homme. D’où les progrès de son intelligence forcée de se développer dans un ingéniosité. D’où une sorte de phénomène de boule de neige, car les progrès de l’entendement vont générer de nouveaux besoins et de nouvelles passions. C’est l’accélération de l’entrée dans l’Histoire dans laquelle la raison va pouvoir se développer, mais aussi développer les valeurs de l’artifice et du paraître qui seront les attributs de l’homme social.

D. Les quatre étapes de l’humanité et l’Histoire

    L’homme aurait pu ne pas sortir de l’état de nature, aucune nécessité interne ne le poussait dans ce sens. Ils serait resté dans un étant où toutes ses facultés seraient restées en germe. Il a fallu un hasard (peut être une volonté de Dieu), pour qu’il en soit autrement. Ce sont des obstacles qui vont le sortir de sa torpeur. L’impulsion va venir de l’extérieur et elle va enclencher le mouvement de l’Histoire.

      dans la première étape, l’homme se trouve dans l’état de pure nature. C’est une situation tout à fait semblable à l’idée du paradis de l’Ancien testament. L’homme ne faisait que jouir de son existence dans le contentement, il jouissait d’un bonheur sans pensée, sans mémoire, sans avenir, il vivait dans les bras de la Mère Nature. Son champ de conscience était bien sûr limité et le maintenait dans la solitude, rivé à ses simples besoins et ne concevant rien au delà. Faute de comparaison, il ne saurait faire naître en lui de désir. (Ici on pourrait songer au moi naturel tel que Hegel le définit, avant le moi humain qui suppose la relation avec autrui).

      Dans la seconde étape, la chute survient. La Nature est devenue beaucoup moins généreuse, l’homme doit puiser en lui-même toutes les ressources qui lui permettront de vivre. Il doit développer ses facultés. Les besoins, les passions et l’entendement vont se stimuler. Mais si l’homme accroît ainsi ses pouvoirs, il devient plus difficile à contenter. Ce qui va constituer la révolution de cette étape, c’est la formation de liens entre les hommes, cela va être la formation des premières passions sociales. Nous sommes ici au temps des tribus communautaires. C’est la « jeunesse du monde », L’homme y est heureux, mais ce n’est plus d’un bonheur animal comme dans le cas précédent, c’est d’un bonheur humain. Mais il est marqué par une blessure, il a contracté l’amour-propre dont les ravages ne vont faire que de s’aggraver avec le temps.

      Dans la troisième étape, l’état précédent va dégénérer. Encore une fois c’est encore le hasard qui y préside. L’homme découvre la métallurgie ; il invente l’agriculture. Ce n’est pas qu’un besoin le pousse dans cette direction, c’est un hasard. La lave d’un volcan refroidie, l’idée d’utiliser le métal. Ce qui est décisif, c’est qu’alors il en découle la possibilité d’avoir des outils pour travailler la terre. Plus important, l’agriculture suppose la propriété de la terre. Or la propriété privée, c’est le morceau d’élection principal de l’amour-propre. A ce stade, plus d’égalité entre les hommes, l’égalité naturelle a vécue. Ce qui règne maintenant, c’est à la fois l’inégalité des hommes entre eux et leur dépendance étroite. De cette situation vont surgir les conflits des guerres où souvent le péril de la destruction de l’humanité sera frôlé.

      Dans la quatrième étape surgit la solution d’un tel conflit. En passant entre eux un pacte social, les hommes vont transformer les communautés primitives en États policés. Ici finit l’état de nature et commence l’État civil. La nature a cessée de dicter ses lois à l’homme, c’est l’homme qui promulgue des lois pour l’homme. Le malheur, c’est que faute d’éradiquer le mal à sa racine, le pacte social ne parviendra qu’à un compromis insuffisant et un nouveau cycle de décadence conduira les hommes de régime politique en régime politique, vers le despotisme et la servitude. C’est la naissance de la guerre là où l’homme naturel lui ne connaissait que la querrelle.

E. Ce qu’est l’homme naturel du point de vue physique

C’est à tort que l’on a vu dans l’homme privé de toute culture une être misérable, exposé à tous les dangers d’une nature hostile, péril dont le sauverait ma science et les techniques qui en dérivent. C’est un lieu commun des Lumières qui doit être dénoncé. Mais attention, rousseau ne brosse pas pour autant un tableau idyllique, l’état de nature n’est pas un paradis.

    Ce que Rousseau suppose, c’est que la nature a dû être assez féconde, généreuse pour donner à l’homme de quoi subvenir à ses besoins physiques. L’homme naturel, le primitif décirt par rousseau, vit en relation harmonieuse avec la Nature. Il sait s’adapter, même s’il n’a pas d’instinct spécifique, il peut imiter les instincts des autres animaux. Il vit dans l’aisance, dans l’absence d’effort, en adaptation spontanée avec la Nature. C’est une sorte de fusion charnelle avec la Mère Nature.

    Son corps est son seul instrument. A la différence, l’homme civilisé vit entouré de machines d’outils, de prothèses qui multiplient son pouvoir sur le monde. Le sauvage qui possède sont corps pour seul instrument, est non-divisé, non dépendant de l’outil ou de la machine, il le porte « toujours tout entier avec soi ».

    Il est robuste et sain. Rousseau a très bien compris qu’il pouvait y avoir des maladies de la civilisation, que la civilisation ne peut pas elle-même remédier aux maux qu’elles engendre. L’étude de la maladie révèlerait, à travers les maux physiques, les tares de la société. Rousseau ne s’en tient pas seulement à des conseils sur l’exercice physique et une nourriture frugale, il fait le procès d’une condition de vie qui ne cultive pas la vertu de robustesse, de résistance à la maladie. C’est vrai que la Nature est dure avec les malades, mais en un sens elle sélectionne la santé. La médecine que Rousseau critique va dans un sens qui tend à installer un milieu propice à al dépendance et à la mollesse. La vertu, contrairement à ce que l’on croit, est surtout affaire de force (force virile étymologie) donc affaire de santé.

    Mais ce qui est le plus remarquable dans la description de Rousseau, c’est l’insistance qu’il met à montrer que le primitif a sa vie bornée à l’instant, le présent immédiat. Ce qui pousse l’homme vers un futur, c’est la faille de l’insatisfaction des désirs qui incite à prévoir, à pro-jeter, à faire des pro-vision comme on dit. Le civilisé est toujours hors de lui tendu vers un avenir qui n’est pas encore. Le sauvage lui est au sens plein du terme et cela dissipe toute angoisse, notamment l’angoisse de la mort. C’es- seulement l’imagination qui fait peur en projetant un avenir menaçant. « jamais l’animal ne saura ce qu’est mourir ». L’imagination introduit le manque. Pour le primitif la mort n’est rien, elle est une extinction qui ne représente rien.

F. Le primitif et sa nature métaphysique

    On serait tenté d’adresser à Rousseau une critique sévère : si le sauvage est à ce point différent de nous, c’est qu’il n’est pas un homme mais seulement un animal. A quoi Rousseau répond qu’il y a tout de même une différence entre l’homme et l’animal. Par l’âme, l’homme est humain, et l’âme est l’essence de l’homme, ce qui le distingue de l’animal. Qu’est-ce que l’âme ?

    1) La réponse de Descartes était, l’âme c’est la pensée. Rousseau ne dit pas exactement cela, c’est surtout la liberté, et non pas la raison qui fait l’homme. D’abord, Rousseau part du principe que l’homme n’est pas le seul à avoir des idées. « tout animal a des idées puisqu’il a des sens, …l’homme ne diffère à cet égard de la bête que du plus ou moins ». Donc l’entendement ne suffit pas à exprimer la spiritualité de l’âme. « la nature fait tout dans les opérations de la bête, au lieu que l’homme concours aux siennes en qualité d’agent libre. L’un choisit et rejette par instinct, et l’autre par un acte de liberté ». L’homme dispose d’un libre-arbitre qui le rend capable de choisir ses motivations. La conduite humaine n’est pas instinctive, elle est intentionnelle. Le primitif est certes par son corps constitué comme un animal, mais il est déjà un homme à part entière, sa vraie nature s’exprime dans sa liberté de vouloir. Il obéit à la nature, mais il est déjà un agent libre. Par contre, la raison elle devra son développement aux aléas de l’Histoire. Si donc on veut remonter à ce qui constitue l’essence de la nature humaine, il faut considérer que celle-ci s’exprime d’abord dans sa liberté. Les avancées techniques et scientifiques traduisent elles le progrès de la raison. Le progrès de la liberté et de son usage est la vraie mesure du progrès de l’humanité. C’est encore la liberté qui constituera le fondement de l’État républicain selon Rousseau. L’homme n’es tenu d’obéir qu’à la loi à laquelle im a consenti librement. On voit donc que chez Rousseau, il y a une promotion de la liberté au détriment de la raison, dans l’analyse de la nature humaine.

    2) Le second caractère sur lequel Rousseau insiste, c’est la perfectibilité. Elle désigne non seulement la capacité de s’adapter à des conditions de vie nouvelles, mais aussi l’aptitude à tirer de soi-même les facultés requisent à son propre développement. L’homme perfectible est inventif et ingénieux, il saura non seulement s’adapter à une nature plus hostile, mais encore la relayer. Rousseau estime que toutes les facultés propres à l’homme viennent de la perfectibilité. C’est elle qui oppose nettement l’homme à l’animal. L’animal est bien pourvu dès le départ par la nature, mais il ne gagne rien par la suite, il est dès le début tout ce qu’il sera plus tard. L’instinct est rigide, il ne permet pas de choisir, de trouver des solutions nouvelles. Ce qui est remarquable, c’est que la perfectibilité fait que l’homme se créé lui-même au fur et à mesure qu’il développe toutes ses facultés. On penserait ici faire un rapport avec Sartre disant qu’il n’y a pas de nature humaine et que l’homme n’est que tel qu’il se fait. Rousseau se rend bien compte de l’ambiguïté de la liberté humaine : elle rend l’homme capable du pire comme du meilleur : « l’esprit déprave les sens,…la volonté parle encore, quand la nature se taît » . Si la perfectibilité n’a pas été utilisée tout à fait à tort et à travers dans l’Histoire, c’est qu’au fond, la Providence a veillé, pour opposer à l’homme les obstacles nécessaires à son développement. Sans cela, la perfectibilité seraient restée une virtualité assez vide.

    3) Quelle place accorder à la pensée et à la sensation dans l’analyse de la nature métaphysique de l’homme ? L’homme originel ne réfléchit pas « apercevoir et sentir sera son premier état, qui lui sera commun avec tous les animaux ». La sensation est un état passif qui relie au monde. La pensée suppose une dualité, une distinction du sujet et de l’objet. Réfléchir, c’est prendre du recul. Or le sauvage se livre sans réflexion « au sentiment de son existence actuelle ». Il ne peut pas penser, pour cela il faudrait interpréter et nommer. Il vit dans un état sensitif pur. Donc contrairement à la tradition philosophique, Rousseau semble dire que l’homme originel n’est pas un « animal raisonnable ». La sensation ne conduit pas vers la raison et d’autre part, la raison ne semble pas vraiment innée, elle est acquise avec le temps. C’est la provocation des conditions de vie dans la nature qui va susciter un effort vers la raison, une mutation mentale chez l’homme originel. Celle-ci suppose l’acquisition du langage. Aussi Rousseau va-t-il se trouver confronté au problème de l’origine du langage. Pour qu’il y ait des idées générales, il faut des mots. Mais immédiatement il rencontre un paradoxe : les langues humaines sont conventionnelles, c’est par l’arbitraire du signe que l’on explique la relation entre un signifiant et un signifié. Or toute convention présuppose un langage. Pour que les hommes décident dorénavant on appellera ceci « arbre », il faut qu’ils aient un langage. On ne peut donc pas trouver l’origine du langage premier dans la convention. Si en plus l’homme à l’origine n’était même pas social, on voit mal comment il aurait pu fabriquer un langage pour communiquer avec les autres. La solution que trouve Rousseau consiste à dire qu’il y a dû y avoir au départ « le cri de la nature », puis une sorte de modulation des articulations de la voix jointe au geste, et – on ne sait pas trop comment- l’homme est passé à un langage abstrait tel que le nôtre. Rousseau avoue sa perplexité devant un tel problème, au point qu’il est tenté d’accepter une hypothèse théologique : Dieu aurait donné le langage aux hommes. Il est donc difficile de comprendre comment le langage d’institution a pu venir aux hommes, mais il est bien un fait et un fait social. Il traduit un fossé entre l’homme et la nature, le passage dans la sphère de la culture.

G. L’homme naturel du point de vue moral

    On sait que La doctrine de la religion sur la nature morale de l’homme est assez pessimiste : elle est gâtée par le péché originel. Quand Rousseau proclame que l’homme est naturellement bon, il choque profondément ses lecteurs de l’époque. En fait, il faut être plus précis. Le primitif n’est pas exactement « bon », au sens où il ne sait même pas ce qu’est le bien et le mal, son statut est neutre, il est innocent. Il est incapable de faire le bien/mal tel que nous les pensons nous. Il n’est pas « mauvais » parce que la nature ne l’a pas doté de morale. Rousseau s’oppose à Hobbes sur ce point. Le fait que l’homme ne possède pas l’idée de la bonté ne fait pas de lui un être méchant. Ce sont les mêmes causes qui l’empêchent d’être vertueux qui l’empêchent aussi d’être méchant. Donc le vice étrangement naît avec la morale de l’aptitude à raisonner dans un contexte de dépendance sociale, dans un contexte où l’homme ne cesse de se comparer avec l’homme, de l’envier, de lui en vouloir etc. Il ne faut surtout pas projeter sur l’homme primitif toutes ces passions, tous les ouvrages de l’amour propre. Le primitif n’aura de passions que celles qui naissent de l’amour de soi lié à la simple conservation. Et c’est là que nous commençons à comprendre ce qu’est l’amour propre et son rôle. Si la comparaison intervient, c’est sous la coupe de la réflexion, cela veut dire que l’amour propre est en fait l’amour de soi qui se réfléchit lui-même, qui se pense lui-même par rapport à un autre. Le terme de réflexion est d’ailleurs à prendre au sens optique, car se réfléchir, c’est constituer une image de soi. La vanité, l’orgueil, le sens de l’honneur bafoué, la jalousie portent non pas sur ce que l’on est, mais sur l’amour de l’image que l’on renvoie aux autres. C’est la raison pour laquelle ils nous rendent si dépendants des autres. Rousseau a même vu que c’est exactement le lieu de naissance de l’ego. Le premier regard que l’homme porta sur lui-même fit naître le premier sentiment d’orgueil. Je m’affirme moi, à travers des sentiments d’amour propre. La morale humaine, née du développement de la raison et de la condition sociale de l’homme devra être un palliatif, un frein aux passions humaines liée à cette conscience du moi.

    Cependant, si le sauvage est innocent, il a pourtant une qualité qui a une valeur morale, c’est la pitié. Ce que Rousseau entrevoit par là c’est une sensibilité à la souffrance, la compassion pour celui qui souffre. La pitié est le signe d’une bonté naturelle qui est donc plus que la neutralité. La tradition chrétienne nous a habitué à penser la pitié par rapport au semblable, éprouver de la pitié serait être sensible à la souffrance d’un de nos semblables. Mais le sauvage n’est pas assez sociable pour cela. La compassion qu’il peut éprouver est immédiate, elle est presque animale, c’est une répugnance quasi instinctive à voir souffrir. C’est un prolongement de l’amour de soi sur le monde extérieur. Dès que va surgir la comparaison, la pitié va prendre un autre visage, celui du semblable, celui du frère que l’on ne supporte pas de voir souffrir. D’où les maximes fondamentale de la morale : « fais ton bien avec le moindre mal d’autrui qui est possible ». et « fais à autrui comme tu veux qu’on te fasse ». C’est ici que surgit un sentiment de justice qui n’est plus le sentiment naturel de la pitié. La raison doit reconstruire sur des principes ce que la pitié éprouve comme sentiment. Mais même quand l’homme est dirigé par la raison, sa morale dépend encore du sentiment de la pitié. « avec toute leur morale, les hommes n’eussent jamais été que des montres si la nature ne leur eût donné la pitié à l’appui de la raison ».

    Une fois ces précisions opérées, il reste à tracer la genèse de la société et à décrire à la fois la formation de l’État et sa décadence. Sitôt que la Nature n’a plus pourvu suffisamment aux besoins les hommes ont dû se rapprocher les uns des autres. Ce sont les passions et la nécessité de travailler ensemble qui vont tisser les premières communautés. Les premiers développements des techniques amenèrent les hommes à se bâtir des cabanes. C’est au temps des cabanes que les premières familles vont se former de manière plus durable. Les mœurs s’affine et l’on va prendre goût aux commodités de la vie sociale .Les premières nations vont surgir de la fédération des familles. La nécessité de vivre ensemble et l’habitude vont contribuer à l’établissement d’une langue commune.

 

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