J. Pierre Castel
Q. Je lis dans votre leçon Le statut des sciences humaines que « les
philosophes [grecs] ont formulé […] les lois de la Nature », ce qui me
paraît assez évident (comme le fameux Eurêka d’Archimède). Et pourtant
nombre d’auteurs plaident que :
« L'idée que la raison puisse s'appliquer à
toutes choses implique que toutes choses soient intelligibles, qu'il n'y ait
pas d'irrationnel. Or chez Platon comme chez Aristote, s'il existe un seul
principe pour rendre compte de toutes choses, il y a de l'irrationnel, de
l'inintelligible dans le monde sensible ou sublunaire : on y trouve de
l'ordre, certaines régularités imparfaites, comme les saisons, mais pas de
lois véritables. La raison n'est donc pas valable universellement. C'est
seulement avec Galilée puis Descartes et Spinoza que la modernité admettra
que le réel est parfaitement intelligible et qu'ainsi des lois de la nature
sont possibles. »
Même pour JP Vernant "[la philosophie grecque]
ne s’est pas beaucoup rapprochée du réel physique ; elle a peu emprunté à
l’observation des phénomènes naturels ; elle n’a pas fait d’expérience. La
notion même d’expérimentation lui est demeurée étrangère. Elle a édifié une
mathématique sans chercher à l’utiliser dans l’exploration de la nature.
Entre le mathématique et le physique, le calcul et l’expérience, cette
connexion a manqué ce qui nous a paru unir au départ le géométrique et le
politique. Pour la pensée grecque, si le monde social doit être soumis au
nombre et à la mesure, la nature représente plutôt le domaine de
l’à-peu-près auquel ne s’appliquent ni calcul exact ni raisonnement
rigoureux. La raison grecque ne s’est pas tant formée dans le commerce
humain avec les choses que dans les relations des hommes entre eux…. » Dire
que les Grecs n’ont pas fait d’expérience ma paraît grotesque , même si
leurs moyens de mesure, en particulier du temps, étaient évidemment limités.
Pourrais-je avoir votre avis . L’invention de la notion de loi de la nature
n’est-elle pas au cœur de l’invention des sciences par les Grecs (pas
seulement les mathématiques, mais aussi la mécanique, l’optique, la
médecine, …)? R.
Je souscrit tout à fait au premier texte. Il me semble que la difficulté
vient du concept de loi qui n'est pas clair du tout. Avec Newton, disons
dans le paradigme mécaniste, nous voyons bien ce qu'il signifie, mais chez
les grecs, c'est moins facile. Quand Platon invoque les Lois, dans la
prosopopée des lois devant Socrate, il ne sépare pas la notion de loi divine
et de loi comme fondement, pilier de la Cité. Il reproche aux Sophistes de
faire de la loi un principe arbitraire, alors qu'elle est fondée sur un
principe cosmique. Comme l'idée de Dharma en Inde. Un Grec parlerait de
l'Ordre dans la Nature, l'ordre finalisé selon Aristote, qui en cela
prolonge Platon. Ce sont des raisons éternelles qui régissent le Cosmos et
non pas la déraison du Chaos. L'idée émise dans le livre, c'est que nous
pourrions nous représenter les dieux dans la métaphysique traditionnelle
comme symboles des lois de la Nature qui supportent toutes choses, créent,
maintiennent et détruisent à tour de bras, monde après monde, mais demeurent
inaltérables dans leur essence. A coup sûr, ce n'est pas du tout une idée de
la loi de la Nature telle qu'elle a été développée dans le paradigme
mécaniste. Voyez à ce propos comme Stuart Mill parle des lois naturelles
dans son essai sur la Nature. C'est un mécaniste brut. Maintenant, qu'il y
ait de l'irrationnel pour Aristote oui bien sûr, du fait de la matière,
la matière résiste à l'action de la forme dans le vivant et cela donne
parfois des "monstres", alors que d'ordinaire, les Idées se répliquent
plutôt bien, d'où la perfection que l'on trouve dans le règne végétal et
animal. Q.
Même pour J.P. Vernant "[la philosophie grecque] ne s’est pas beaucoup
rapprochée du réel physique ; elle a peu emprunté à l’observation des
phénomènes naturels ; elle n’a pas fait d’expérience. La notion même
d’expérimentation lui est demeurée étrangère. Elle a édifié une mathématique
sans chercher à l’utiliser dans l’exploration de la nature. Entre le
mathématique et le physique, le calcul et l’expérience, cette connexion a
manqué ce qui nous a paru unir au départ le géométrique et le politique.
Pour la pensée grecque, si le monde social doit être soumis au nombre et à
la mesure, la nature représente plutôt le domaine de l’à-peu-près auquel ne
s’appliquent ni calcul exact ni raisonnement rigoureux. La raison grecque ne
s’est pas tant formée dans le commerce humain avec les choses que dans les
relations des hommes entre eux…. » Dire que les Grecs n’ont pas fait
d’expérience me paraît grotesque , même si leurs moyens de mesure, en
particulier du temps, étaient évidemment limités. Pourrais-je avoir votre
avis . L’invention de la notion de loi de la nature n’est-elle pas au cœur
de l’invention des sciences par les Grecs (pas seulement les mathématiques,
mais aussi la mécanique, l’optique, la médecine, …)?
R. Oui c'est la position
universitaire en général. Cependant, j'ai des doutes, la découverte du
mécanisme d'Anticytère m'a troublé. Elle prouve indiscutablement qu'à une
époque très reculée, les grec ont pratiqué la mécanique à un très haut
degré, ce qui met par terre l'idée que l'on s'est fait longtemps d'une
culture qui aurait dédaigné la technique. Une idée fausse. En plus il y a un
accord pour attribuer le mécanisme d'Anticytère à Archimède! Nous
ignorons beaucoup de choses en histoire. Il ne faut pas l'oublier. Mais ce
qui reste vrai, c'est que la science grecque était fortement orientée vers
la contemplation, pas vers l'action, la maîtrise de la Nature. Une
civilisation dont l'empreinte est avant tout l'éthique. cf Paideia de
Jaeger. Avec la participation de
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