Textes philosophiques

Henri Bergson     Les mots, de simples étiquettes


     « Enfin, pour tout dire, nous ne voyons pas les choses mêmes; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont d’ de personnel, d’originellement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. Mais le plus souvent, nous n’apercevons de notre état d’âme que son déploiement extérieur. Nous ne saisissons de nos sentiments que leur aspect impersonnel, celui que le langage a pu noter une fois pour toutes parce qu’il est à peu près le même, dans les mêmes conditions, pour tous les hommes. Ainsi, jusque dans notre propre individu, l’individualité nous échappe. Nous nous mouvons parmi des généralités et des symboles, comme en un champ clos où notre force se mesure utilement avec d’autres forces; et fascinés par l’action, attirés par elle, pour notre plus grand bien, sur le terrain qu’elle s’est choisi, nous vivons dans une zone mitoyenne entre les choses et nous, extérieurement aux choses, extérieurement aussi à nous-mêmes. Mais de loin en loin, par distraction, la nature suscite des âmes plus détachées de la vie. Je ne parle pas de ce détachement voulu, raisonné, systématique, qui est oeuvre de réflexion et de philosophie. Je parle d’un détachement naturel, inné à la structure du sens ou de la conscience, et qui se manifeste tout de suite par une manière virginale, en quelque sorte, de voir, d’entendre ou de penser. Si ce détachement était complet, si l’âme n’adhérait plus à l’action par aucune de ses perceptions, elle serait l’âme d’un artiste comme le monde n’en a point vu encore. Elle excellerait dans tous les arts… »

Le Rire, PUF, p. 117-118.


Indications de lecture :

Dans ce texte Bergson s'interroge sur le sens des mots, qui ne sont pour lui que des étiquettes qui nous servent à désigner les choses du monde.

L'usage des mots communs ou genre rassemble des choses différentes sous une idée générale ou sous un concept, en ne retenant que le commun et en faisant abstraction des particularités. Bergson ne salue pas ici notre capacité d'abstraction, mais il souligne bien plutôt la perte, l'oubli de l'individuel. Seul le rare nom propre le traduit. C'est parce qu'ils sont des noms propres que les noms de villes (Florence par exemple) font rêver Proust.

Le langage, par la généralité de ses désignations, nous fait perdre ce que les objets extérieurs ont de singulier, ainsi que notre capacité de saisir l'originalité de notre expérience intérieure, de notre vécu, de nos sentiments.

Bergson a finalement une conception instrumentaliste du langage: il est un outil qui me permet de disposer de la réalité, mais selon lui, la langue n'est qu'une collection de signes juxtaposés qui font écran à la réalité profonde et qui constituent un voile entre les choses et nous-mêmes.

Mais cette thèse n'est-elle pas réductrice? Peut-on légitimement penser que les mots ne sont que des étiquettes? La langue n'est-elle pas plutôt un système où tout est interdépendant? Le langage n'a t-il pas une force plus puissante, un rôle plus capital dans  notre relation au monde? N'est-ce pas réducteur que de le considérer comme le fait Bergson, de ne lui prêter qu'un rôle d'assignation distributive de noms aux choses? Certes, il est vrai que le langage quotidien tisse un voile entre les choses et nous, mais les hommes ne pourront pas se dispenser d'avoir recours aux mots, même pour exprimer des expériences personnelles.

texte préparé par Stéphanie Combabessou

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