Textes philosophiques

Bergson   la difficulté de la démocratie


  On comprend que l’humanité ne soit venue à la démocratie que sur le tard. [...] De toutes les conceptions politiques c’est en effet la plus éloignée de la nature, la seule qui transcende, en intention du moins, les conditions de la « société close » Elle attribue à l’homme des droits inviolables. Ces droits, pour rester inviolés, exigent de la part de tous une fidélité inaltérable au devoir. Elle prend donc pour matière un homme idéal, respectueux des autres comme de lui‑même, s’insérant dans les obligations qu’il tient pour absolues, coïncidant si bien avec cet absolu qu’on ne peut plus dire si c’est le devoir qui confère le droit ou le droit qui impose le devoir. Le citoyen ainsi défini est à la fois « législateur et sujet », pour parler comme Kant. L’ensemble des citoyens, c’est‑à‑dire le peuple, est donc souverain. Telle est la démo cratie théorique. Elle proclame la liberté, réclame l’égalité, et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur rappelant qu’elles sont sœurs , en mettant au‑dessus de tout la fraternité. Qu’on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contra diction si souvent signalée entre les deux autres et que la fraternité est l’essentiel : ce qui permettrait de dire que la démocratie est d’essence évangélique et qu’elle a pour moteur l’amour. [...] Les objections tirées du vague de la formule démocratique viennent de ce qu’on en a méconnu le caractère originellement religieux. Comment demander une définition précise de la liberté et de l’égalité, alors que l’avenir doit rester ouvert à tous les progrès, notamment à la création de conditions nouvelles où deviendront possibles les formes de liberté et d’égalité aujourd’hui irréalisables, peut‑être inconcevables ? On ne peut que tracer des cadres, ils se rempliront de mieux en mieux si la fraternité y pourvoit. « Ama et fac quod vis[i]. » La formule d’une société non démocratique, qui voudrait que sa devise correspondît, terme à terme, à celle de la démo cratie, serait : « autorité, hiérarchie, fixité ». Voilà donc la démocratie, dans son essence. Il va sans dire qu’il faut voir simplement un idéal, ou plutôt une direction où acheminer l’humanité. D’abord, c’est surtout comme protestation qu’elle est introduite dans le monde. Chacune des phrases de la Déclaration des droits de l’homme est un défi jeté à un abus. [...] Les formules démocratiques, énoncées d’abord dans une pensée de protestation, se sont ressenties de leur origine. On les trouve commodes pour empêcher, pour rejeter, pour renverser ; il est moins facile d’en tirer l’indication positive de ce qu’il faut faire. Surtout, elles ne sont applicables que si on les transpose, absolues et quasi générales ; et la transposition risque toujours d’amener une incurvation dans le sens des intérêts particuliers. Mais il est inutile d’énumérer les objections élevées contre la démocratie et les réponses qu’on y fait. Nous avons simplement voulu montrer dans l’état d’âme démocratique un grand effort en sens inverse de la nature. »

 Les Deux Sources de la Morale et de la Religion, 1932, PUF.

 

 Indications de lecture :

Cf .Philosophie politique, ch. III.

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