Textes philosophiques

Alain    l'imaginaire et l'émotionnel


   Un homme qui a peur sent vivement et presque violemment la présence de ce qui lui fait peur ; mais il s'en faut de beaucoup que l'image qu'il se forme de cet objet soit bien déterminée. Souvent, pour ne pas dire toujours, car le monde ne cesse jamais de nous envelopper, c'est une chose perçue, une chose réelle, qui est tout l'objet de l'imagination. [...] L'imaginaire n'est pas dans l'image, c'est-à-dire dans la connaissance que l'on a de l'objet, mais bien dans l'émotion, c'est-à-dire dans une énergique et confuse réaction de tout le corps soudain en alarme. Et si, au lieu d'interroger l'émotion, qui dicte si naturellement des descriptions fantastiques, on interroge l'objet lui-même, en cherchant si l'imagination y a produit quelque changement d'apparence, on ne trouve rien. [...] Et n'oublions pas que celui qui croit avoir vu et qui s'est enfui est toujours éloquent, et souvent irrité si l'on contredit. Il vaut mieux considérer des images qui n'émeuvent guère et dont on est maître. Chacun sait bien découvrir, dans des feuillages ou dans les fentes du plâtre, un visage humain ou une forme animale ; on la perd, on la retrouve ; c'est un jeu de l'enfance, et, je crois, un jeu de tous les âges. Or je me demande ceci : quand je retrouve ou quand je trouve cette forme imaginaire, peut-on dire que ce que j'ai devant les yeux est autre qu'il n'était ? De souvenir, je répondrais oui ; mais devant l'objet même, et dans le moment que j'y vois la forme qui n'y est point, il faut que je réponde non. Non, la forme que je connais est ce qu'elle doit être ; c'est toujours feuillage ; c'est toujours fissure ou lézarde dans un mur. En suivant cette idée à travers vos expériences, peut-être arriverez-vous, comme j'ai fait, à conclure que ce monde-ci ne nous trompe jamais, même en ses apparences, et que, selon une forte expression de Hegel, il apparaît toujours comme il doit. Mais c'est ce que le passionné ne veut point croire. C'est qu'il sent en son corps une présence, et que cette présence émouvante le détourne de faire attention. Souvent il fuit, ou il se couvre les yeux ; c'est ainsi presque toujours que sont vus les apparitions et les spectres ; on ne fait ensuite qu'exprimer, par des discours éloquents, toute cette peur que l'on a réellement sentie.

"Vingt Leçons sur les Beaux-Arts", in Les Arts et les Dieux, Bibliothèque de la Pléiade, Ed. Gallimard, p. 475

Indications de lecture :

voir la leçon Imagination et imaginaire in La Nature de l'Esprit.

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