Textes philosophiques

Aristote   bonheur et amitié


      On discute également, au sujet de l’homme heureux, s’il aura ou non besoin d’amis. On prétend que ceux qui sont parfaitement heureux et se suffisent à eux-mêmes n'ont aucun besoin d'amis : ils sont déjà en possession des biens de la vie, et par suite se suffisant à eux-mêmes n'ont besoin de rien de plus ; or l'ami, qui est un autre soi-même, a pour rôle de fournir ce qu'on est incapable de se procurer par soi-même. D'où l'adage :

Quand la fortune est favorable, à quoi bon des amis ?

Pourtant il semble étrange qu'en attribuant tous les biens à l'homme heureux on ne lui assigne pas des amis, dont la possession est considérée d'ordinaire comme le plus grand des biens extérieurs. De plus, si le propre d'un ami est plutôt de faire du bien que d'en recevoir, et le propre de l'homme de bien et de la vertu de répandre des bienfaits, et si enfin il vaut mieux faire du bien à des amis qu'à des étrangers, l'homme vertueux aura besoin d'amis qui recevront de lui des témoignages de sa bienfaisance. Et c'est pour cette raison qu'on se pose encore la question de savoir si le besoin d'amis se fait sentir davantage dans la prospérité ou dans l'adversité, attendu que si le malheureux a besoin de gens qui lui rendront des services, les hommes dont le sort est heureux ont besoin eux-mêmes de gens auxquels s'adresseront leurs bienfaits. – Et sans doute est-il étrange aussi de faire de l'homme parfaitement heureux un solitaire : personne, en effet, ne choisirait de posséder tous les biens de ce monde pour en jouir seul, car l'homme est un être politique et naturellement fait pour vivre en société. Par suite, même à l'homme heureux cette caractéristique appartient, puisqu'il est en possession des avantages qui sont bons par nature. Et il est évidemment préférable de passer son temps avec des amis et des hommes de bien qu'avec des étrangers ou des compagnons de hasard. Il faut donc à l'homme heureux des amis.

Que veulent donc dire les partisans de la première opinion et sous quel angle sont-ils dans la vérité ? Ne serait-ce pas que la plupart des hommes considèrent comme des amis les gens qui sont seulement utiles ? Certes l'homme parfaitement heureux n'aura nullement besoin d'amis de cette dernière sorte, puisqu'il possède déjà tous les biens ; par suite, il n'aura pas besoin non plus, ou très peu, des amis qu'on recherche pour le plaisir (sa vie étant en soi agréable, il n'a besoin en rien d'un plaisir apporté du dehors) : et comme il n'a besoin d'aucune de ces deux sortes d'amis, on pense d'ordinaire qu'il n'a pas besoin d'amis du tout.

Mais c'est là une vue qui n'est sans doute pas exacte. Au début, en effet, nous avons dit que le bonheur est une certaine activité ; et l'activité est évidemment un devenir et non une chose qui existe une fois pour toutes comme quelque chose qu'on a en sa possession.  Or, si le bonheur consiste dans la vie et dans l'activité, et si l'activité de l'homme de bien est vertueuse et agréable en elle-même, ainsi que nous l'avons dit en commençant ; si, d'autre part, le fait qu'une chose est proprement nôtre est au nombre des attributs qui nous la rendent agréables ; si enfin nous pouvons contempler ceux qui nous entourent mieux que nous-mêmes, et leurs actions mieux que les nôtres, et si les actions des hommes vertueux qui sont leurs amis, sont agréables aux gens de bien (puisque ces actions possèdent ces deux attributs qui sont agréables par leur nature), dans  ces conditions l'homme parfaitement heureux aura besoin d’amis de ce genre, puisque ses préférences vont à contempler des actions vertueuses et qui lui sont propres, deux qualités que revêtent précisément les actions de l'homme de bien qui est son ami.

En outre, on pense que l'homme heureux doit mener une vie agréable. Or pour un homme solitaire la vie est lourde à porter car il n'est pas facile, laissé à soi-même, d'exercer continuellement  une activité, tandis que, en compagnie d'autrui et en rapports avec d'autres, c'est une chose plus aisée. Ainsi donc l'activité de l'homme heureux sera plus continue <exercée avec d'autres >, activité qui est au surplus agréable par soi, et ce sont là les caractères qu'elle doit revêtir chez l'homme parfaitement heureux.

(Car l'homme vertueux, en tant que vertueux, se réjouit des actions conformes à la vertu et s'afflige de celles dont le vice est la source, pareil en cela au musicien qui ressent du plaisir aux airs agréables, et qui souffre à écouter de la mauvaise musique). – Ajoutons qu'un certain entraînement à la vertu peut résulter de la vie en commun avec les honnêtes gens, suivant la remarque de Théognis.

En outre, à examiner de plus près la nature même des choses, il apparaît que l'ami vertueux est naturellement désirable pour l’homme vertueux. Car ce qui est bon par nature, nous l'avons dit, est pour l'homme vertueux bon et agréable en soi. Or la vie se définit, dans le cas des animaux par une capacité de sensation, et chez l'homme par une capacité de sensation ou de pensée ; mais la capacité se conçoit par référence à l'acte, et l'élément principal réside dans l'acte. Il apparaît par suite que la vie humaine consiste principalement dans l'acte de sentir ou de penser. Mais la vie fait partie des choses bonnes et agréables en elles-mêmes, puisqu'elle est quelque chose de déterminé, et que le déterminé relève de la nature du bien ; et ce qui est bon par nature l'est aussi pour l'homme de bien (et c'est pourquoi la vie apparaît agréable à tous les hommes). Mais nous ne devons pas entendre par là une vie dépravée et corrompue, ni une vie qui s'écoule dans la peine, car une telle vie est indéterminée, comme le sont ses attributs. – Dans la suite de ce travail, cette question de la peine deviendra plus claire. – Mais si la vie elle-même est une chose bonne et agréable (comme elle semble bien l'être, à en juger par l'attrait qu'elle inspire à tout homme et particulièrement aux hommes vertueux et parfaitement heureux, car à ceux-ci la vie est désirable au suprême degré, et leur existence est la plus parfaitement heureuse), et si celui qui voit a conscience qu'il voit1, celui qui entend, conscience qu'il entend, celui qui marche, qu'il marche, et si pareillement pour les autres formes d'activité il y a quelque chose qui a conscience que nous sommes actifs, de sorte que nous aurions conscience que nous percevons, et que nous penserions que nous pensons, et si avoir conscience que nous percevons ou pensons est avoir conscience que nous existons (puisque exister, avons-nous dit, est percevoir ou penser), et si avoir conscience qu'on vit est au nombre des plaisirs agréables par soi (car la vie est quelque chose de bon par nature, et avoir conscience qu'on possède en soi-même ce qui est bon est une chose agréable) ; et si la vie est désirable, et désirable surtout pour les bons, parce que l'existence est une chose bonne pour eux et une chose agréable (car la conscience qu'ils ont de posséder en eux ce qui est bon par soi est pour eux un sujet de joie) ; et si l'homme vertueux est envers son ami comme il est envers lui-même (son ami étant un autre lui-même), – dans ces conditions, de même que pour chacun de nous sa propre existence est une chose désirable, de même est désirable pour lui au même degré, ou à peu de chose près, l'existence de son ami. Mais nous avons dit que ce qui rend son existence désirable c'est la conscience qu'il a de sa propre bonté, et une telle conscience est agréable par elle-même. Il a besoin, par conséquent, de participer aussi à la conscience qu’a son ami de sa propre existence, ce qui ne saurait se réaliser qu'en vivant avec lui et en mettant en commun discussions et pensées : car c'est en ce sens-là, semblera-t-il, qu'on doit parler de vie en société quand il s'agit des hommes, et il n'en est pas pour eux comme pour les bestiaux où elle consiste seulement à paître dans le même lieu.

Si donc pour l'homme parfaitement heureux l'existence est une chose désirable en soi, puisqu'elle est par nature bonne et agréable, et si l'existence de son ami est aussi presque autant désirable pour lui, il s'ensuit que l'ami sera au nombre des choses désirables. Mais ce qui est désirable pour lui, il faut bien qu'il l'ait en sa possession, sinon sur ce point particulier il souffrira d'un manque. Nous concluons que l'homme heureux aura besoin d'amis vertueux.

 

 Éthique à Nicomaque, IX, 9, traduit par J. Tricot, Vrin, 1997, pp. 460-468.

Indications de lecture:

 

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