Textes philosophiques

Jacques Derrida     l'événement et la mort


   Le bon sens nous dit que tout est au présent : le passé et l’avenir s’annoncent dans des modalités qui sont toujours celles du présent, du présent vivant. C’est cette évidence que j’ai essayé de compliquer un peu. Cette question du temps est restée à l’ouvre dans tout mon travail. Cependant, ce que vous dites d’une attention privilégiée à l’événement est juste. Elle s’est faite de plus en plus insistante. L’événement comme ce qui arrive, imprévisiblement, singulièrement. Non seulement " ce " qui arrive, mais ce " qui " arrive, l’arrivant. La question " que faire avec (ce) qui arrive ? " commande une pensée de l’hospitalité, du don, du pardon, du secret, du témoignage. Les enjeux politiques de ces réflexions ont été soulignés. Tout cela concerne " (ce) qui arrive ", l’événement en tant qu’imprévisible. Car un événement que l’on prévoit est déjà arrivé, ce n’est plus un événement. Ce qui m’intéresse dans l’événement, c’est sa singularité. Cela a lieu une fois, chaque fois une fois. Un événement est unique donc, et imprévisible, c’est à dire sans horizon. La mort est en conséquence l’événement par excellence : imprévisible même quand elle est prévue, elle arrive et n’arrive pas puisque quand elle arrive, imprévisible, elle n’arrive plus à personne. D’où cet intérêt que j’ai porté au texte de Blanchot sur la mort comme impossible. La mort, pour le dire tout simplement, est-elle le thème le plus continu dans tout ce que j’ai écrit, bien avant Glas (Galilée, 1974) et après Donner la mort (Galilée, 1999). Tout part d’une pensée de la mort et tout y revient. Je peux donner en exemple trois types de réflexion qui touchent à cette pensée de la mort. Le caractère testamentaire de l’écriture (De la grammatologie, Minuit, 1957) : quand j’écris, je sais très bien que ce que j’écris peut me survivre, que ce qui est à l’origine de la trace peut disparaître sans que disparaisse la trace, c’est sa structure, une structure que j’ai appelée testamentaire ; la spectralité aussi, qui est indissociable de la notion de trace - et dont la réflexion est présente chez moi bien avant Spectres de Marx : une trace n’est ni vivante ni morte ; enfin, que je porte (je voudrais souligner ici pour des raisons politiques), à la grande question de la peine de mort - j’y ai consacré un séminaire de plusieurs années et quelques gestes militants, notamment à propos du " cas " Mumia Abu-Jamal, dont j’ai préfacé un des livres (En direct du couloir de la mort, La Découverte, 1999). L’histoire de la peine de mort m’a paru décisive en elle-même, et être, en même temps, un remarquable fil conducteur pour penser l’État, la souveraineté, le pouvoir.

Entretien avec Jérôme-Alexandre Nielsberg, archives de l'Humanité.

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