Textes philosophiquesHeidegger le péril de la techniqueLa représentation courante de la technique, suivant laquelle elle est un moyen et une activité humaine, est la conception instrumentale et anthropologique de la technique... Il demeure exact que la technique moderne soit, elle aussi, un moyen pour des fins... On veut, comme on dit, "prendre en main" la technique et l’orienter vers des fins "spirituelles". On veut s’en rendre maître. Cette volonté d’être le maître devient d’autant plus insistante que la technique menace davantage d’échapper au contrôle de l’homme. La conception
instrumentale de la technique, bien qu’exacte, ne nous révèle pas encore son
essence. Il nous faut chercher le vrai à travers l’exact. En quoi l’essence de la technique a-t-elle affaire avec le dévoilement? Réponse: en tout. Car tout "produire" se fonde dans le dévoilement. Dans son domaine rentrent les fins et les moyens, et aussi l’instrumentalité. Ainsi la technique n’est pas seulement un moyen: elle est un mode de dévoilement, c’est-à-dire de la vérité. Le mot "technique" vient du grec et désigne ce qui appartient à la technè. Or ce mot ne désigne pas seulement le faire de l’artisan et son art, mais aussi l’art au sens élevé. La technè est quelque chose de "poiétique". Un autre point à considérer est que jusqu’à Platon, le mot technè est toujours associé au mot epistemè. Tous deux sont des noms de la connaissance au sens le plus large. Ils désignent le fait de pouvoir se retrouver en quelque chose, de s’y connaître. La technique est un mode du dévoilement. Elle déploie son être dans la région où le dévoilement et la non-occultation (la vérité) a lieu. On pourrait objecter que cette détermination de la technique est valable pour la pensée grecque mais non pour la technique moderne, qui est motorisée. Or, c’est précisément elle (la technique moderne) et elle seule l’élément inquiétant qui nous pousse à demander ce qu’est "la" technique. On dit que la technique moderne est différente de toutes celles d’autrefois, parce qu’elle est fondée sur la science moderne, exacte, de la nature. Qu’est-ce que la technique moderne? Elle aussi est un dévoilement. Le dévoilement qui régit la technique moderne est une provocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée ... Le travail du paysan ne provoque pas la terre cultivable ... Qui accomplit l’interpellation provocante? L’homme, manifestement. Mais c’est seulement pour autant que, de son côté, l’homme est déjà provoqué à libérer les énergies naturelles que ce type de dévoilement peut avoir lieu. Où et comment a lieu le dévoilement, s’il n’est pas le simple fait de l’homme? Nous n’avons pas à aller chercher bien loin. Quand l’homme à l’intérieur de la non-occultation dévoile à sa manière ce qui est présent, il ne fait que répondre à l’appel de la non-occultation, là même où il le contredit. Ainsi la technique moderne, en tant que dévoilement qui commet, n’est-elle pas un acte purement humain. L’appel provoquant qui rassemble l’homme autour de la tâche de commettre comme fonds ce qui se dévoile, Heidegger l’appelle l’Arraisonnement (Gestell). Ainsi appelle-t-il le mode de dévoilement qui régit l’essence de la technique moderne et n’est lui-même rien de technique. L’essence de la technique moderne met l’homme sur le chemin de ce dévoilement par lequel, d’une manière plus ou moins perceptible, le réel partout devient fonds. C’est à partir de ce destin que la substance de toute histoire se détermine. L’Arraisonnement, comme tout mode du dévoilement, est un envoi du destin. L’homme dans tout son être est toujours régi par le destin du dévoilement. Mais, si le destin nous régit dans le mode de l’Arraisonnement, alors il est le danger suprême. La technique n’est pas ce qui est dangereux. Il n’y a rien de démoniaque dans la technique, mais il y a le mystère de son essence. C’est l’essence de la technique qui est le danger (Gefahr). Mais là où il
y a danger, là aussi Ainsi - contrairement à toute attente - l’être de la technique recèle en lui la possibilité que ce qui sauve se lève à notre horizon. C’est pourquoi le point dont tout dépend est que nous considérions ce lever possible, et que, nous souvenant, nous veillions sur lui. Ceci avant tout en apercevant ce qui dans la technique est essentiel, au lieu de nous laisser fasciner par les choses techniques. Aussi longtemps que nous nous représentons la technique comme un instrument, nous restons pris dans la volonté de la maîtriser. Si nous considérons enfin que l’esse de l’essence se produit dans "ce qui accorde" et qui, préservant l’homme, le maintient dans la part qu’il prend au dévoilement, alors il nous apparaît que l’essence de la technique est ambiguë en un sens élevé. Une telle ambiguïté nous dirige vers le secret de tout dévoilement, c’est-à-dire de la vérité. L’irrisistibilité du commettre et la retenue de ce qui sauve passent l’une devant l’autre comme, dans le cours des astres, la trajectoire de deux étoiles. L’être de la technique menace le dévoilement, il menace de la possibilité que tout dévoilement se limite au commettre et que tout se présente seulement dans la non-occultation du fonds. L’action humaine ne peut jamais remédier immédiatement à ce danger. Les réalisations humaines ne peuvent jamais, à elles seules, écarter le danger. Néanmoins, la méditation humaine peut considérer que ce qui sauve doit toujours être d’une essence supérieure, mais en même temps apparentée, à celle de l’être menacé. Essais et conférences Trad. André Préau, Paris, Gallimard, 1958, pp. 9 à 48. Indications de lecture: Sur cette question on aura une analyse bien plus développée chez Jacques Ellul qui ne renie pas la thèse de Heidegger.
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