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Textes philosophiquesV. Jankélévitch l'homme sérieux"Les croyants du dimanche matin, comme chacun le sait, se recrutent parmi les incroyants des jours ouvrables. Bergson et le pragmatisme ont certes beaucoup contribué à réfuter le sophisme spéculatif d'un intellect séparé de l'action; mais il faudrait maintenant ajouter que rien ne vaut l'exigence éthique pour ressouder d'un seul coup ... l'homme sérieux, dont la conscience est globale et intégrale (...) et non pas fendillée à l'intérieur. Celui qui n'est pas convaincu ne sera pas non plus convaincant; car il n'y a d'entraînant qu'une conscience "entière", ou, selon le mot de Fénelon, non-partagée ... L'homme totalisé est donc un vouloir-force qui induit contagieusement son prochain dans les voies dynamiques de la récréation et du recommencement... Appelons sincérité cet état d'une conscience de bon aloi, faites d'un seul bloc et aussi pure que le cristal. Le bien veut qu'on s'y engage avec toute son âme, et de tout son coeur; non pas du bout de l'âme, et avec des réserves ou des restrictions tacites, mais à fond. C'est tout moi-même qui est ici concerné. On en fait pas sa part à la loi morale; et comme un gaz tend à occuper toute la place où on l'enferme, ainsi la loi envahit toute la vie, se dilate à travers l'épaisseur de l'existence qui l'a une fois accueillie. A l'intermittence et au retranchement de la vie esthétique s'oppose la continuité journalière d'une vie morale... Que dirait-on du moraliste, s'il était moral le dimanche seulement? On dirait que ce n'est pas un moraliste: on dirait que c'est un dilettante, le dilettantisme étant non pas la fidèle et sérieuse occupation de tous les jours, mais le jeu des dimanches, des jours féries et des loisirs souriants. Les saints ne prennent jamais de vacances, et de même l'homme éthique ne connaît pas de jour sans morale; il est moral non pas de temps en temps, mais tout le temps".
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