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Textes philosophiquesEdgar Morin la crise des fondements du savoir""Au cours du XIXe siècle et au début du XXe, la science ne cessait de vérifier qu'elle avait prouvé l'indubitable fondement empirico-logique de toute vérité. Ses théories semblaient émaner de la réalité elle-même, via l'induction, laquelle légitimait les vérifications/confirmations empiriques en preuve logique et les amplifiait en lois générales. En même temps, l'armature logico-mathématique assurant la cohérence interne des théories vérifiées semblait refléter les structures mêmes du réel. C'est dans ces conditions qu'un groupe de philosophes et scientifiques, désireux d'en finir à jamais avec le bavardage prétentieux et arbitraire de la métaphysique, entreprit de transformer la philosophie en science, en fondant toutes ses propositions sur des énoncés vérifiables et cohérents. Ainsi donc, le Cercle de Vienne (1925-1936) prétendit fonder la certitude de pensée sur le "positivisme logique". Une entreprise corrélative fut menée par Wittgenstein sur le plan du langage, et par Hilbert sur le plan de l'axiomatisation des théories scientifiques. Or, en fait, la purification de l'élimination de toutes les scories, impuretés et impertinences s'est révélée une purge emportant tripes et boyaux le rêve de trouver des fondements absolus s'est effondré par la découverte, au cours de l'aventure, de l'absence de tels fondements. En effet, Popper démontra que la "vérification" ne suffisait pas pour assurer la vérité d'une théorie scientifique. De fait, les théories vérifiées se succédaient sans qu'aucune puisse à jamais acquérir l'infaillibilité. Et, renversant l'apparente évidence selon laquelle la théorie scientifique apportait la certitude, Popper révélait que, au contraire, le propre de la scientificité d'une théorie était dans le "faillibilisme". L'insuffisance de la vérification entraînait ipso facto l'insuffisance de l'induction comme preuve logique. Demeurait toutefois, y compris dans l'optique poppérienne, l'idée que la logique déductive conservait valeur décisive de preuve et constituait un fondement irrécusable de vérité. Or, ce socle logique devait lui-même se révéler insuffisant. D'une part, les avancées de la micro-physique atteignaient un type de réalité devant laquelle défaillait le principe de non-contradiction. D'autre part, le théorème de Gödel établissait l'indécidabilité logique au sein des systèmes formalisés complexes. Dès lors, ni la vérification empirique ni la vérification logique ne sont suffisantes pour établir un fondement certain à la connaissance. Celle-ci se trouve du coup condamnée à porter en son cœur une béance irréfermable. Au même moment, le réel lui-même est entré en crise. Sa substance propre s'est désagrégée dans les équations de la physique quantique. La particule a cessé d'être la brique élémentaire de l'univers pour devenir une notion frontière entre le concevable (l'onde, le corpuscule, le quark) et l'inconcevable, le concevable étant lui-même soumis à une inévitable contradiction entre les termes désormais complémentaires d'onde et de corpuscule, d'unité élémentaire et d'inséparabilité. Simultanément, l'Ordre impeccable de l'Univers a fait place à une combinaison incertaine et énigmatique d'ordre, désordre et organisation. Le cosmos nous est apparu enfin, dans les années soixante, comme le fruit d'une inconcevable déflagration, et son devenir soumis à une dispersion peut-être irréversible. Si bien que toutes les avancées de la connaissance nous font approcher d'un inconnu qui défie nos concepts, notre logique, notre intelligence. Brèche dans le Réel, ouvrant une béance inaccessible à l'intelligibilité; brèche dans la logique, inapte à se refermer démonstrativement sur elle-même; par ces deux brèches, s'effectue une hémorragie de ce qu'on continue à appeler le Réel, et la pente irréparable des fondements de ce qu'il faut appeler la Connaissance. La crise des fondements de la connaissance scientifique rejoint donc la crise des fondements de la connaissance philosophique, l'une et l'autre convergeant sur la crise ontologique du Réel, pour nous confronter "au problème des problèmes (...) celui de la crise des fondements de la pensée" (Pierre Cornaire). L'Etre est devenu silence ou béance. La logique apparaît crevassée. La Raison s'interroge, s'inquiète. L'incertain fondamental est tapi derrière toutes les certitudes locales. Pas de socle de certitude. Pas de Vérité fondatrice. L'idée de fondement doit sombrer avec l'idée de dernière analyse, de cause ultime, d'explication première. À la place du fondement perdu, il n'y a pas le vide, mais une "vase" (Popper) sur laquelle s'élèvent les pilotis du savoir scientifique, une "mer de boue sémantique" (Mugur-Schachter) à partir de quoi émerge le concevable. Ni le doute ni la relativité ne sont désormais éliminables." La Méthode 3, la connaissance de la connaissance.
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