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Textes philosophiquesEmmanuel Mounier la chute dans le "on""Il y a dans l’existence humaine (et non pas seulement mêlé à elle) une tendance incoercible à l’interpréter sur le monde des objets dont elle est préoccupée, à se fondre dans le monde où elle plonge, à se laisser accaparer par lui. C’est une sorte de chute originelle dont le poids nous entraîne sans cesse. L’homme de l’existence inauthentique vit dans le monde de l’on, ou de l’impersonnel : culte de la banalité moyenne, nivellement du nouveau, de l’exceptionnel, du personnel, du secret, existence étalée et irresponsable. En retour, il jouit de la quiétude spirituelle et de l’assurance vitale. Cette aliénation dans les choses extérieures n’est pas, comme il pourrait sembler, une expansion vers plus de réalité. Elle étouffe, au contraire, à la racine, le désir de participation et de compréhension. L’existant, le soi-même, disparaît sous le « on-même » anonyme et irresponsable. Qu’on imagine pas le « on-même » comme une décadence rare ou historiquement limitée : il est l’état le plus constant de l’existence humaine, et certains traversent leur vie sans jamais le dépasser. A force de se modeler sur les choses, l’être inauthentique finit par se considérer comme une chose parmi les choses. Son expression est le bavardage quotidien, où chaque existant est réduit au discours distrait que l’on tient à son propos. L’existence en commun s’y ramène au bavardage en commun : manière d’être d’une existence déracinée, coupée de tout rapport réel entre elle, le monde et les hommes. Le vide s’en recouvre parfois d’une vitalité purement apparente, d’une curiosité papillonnante et superficielle, mais stérile. Le tumulte qu’elle déploie bloque le retour sur soi, masque l’angoisse. Il entretient une fuite perpétuelle devant la responsabilité personnelle. Ce dernier mot éclaire l’ambiguïté d’une définition par ailleurs remarquable. Elle est d’un bout à l’autre la description d’une démission. Cependant, elle nous présente la tendance à l’inauthentique comme une force presque incoercible entraînant malgré nous la plus grande part de notre vie. De Heidegger à Sartre règne la même incertitude fondamentale aux racines de la liberté. ». Introduction aux existentialismes, Denoël.
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