Et cependant ils prennent sujet de conclure qu'un de
ces points n'est pas, de ce qui leur devrait faire conclure l'autre. Les
sages qui ont dit qu'il n'y avait qu'un Dieu ont été persécutés, les Juifs
haïs, les chrétiens encore plus. Ils ont vu par lumière naturelle que s'il
y a une véritable religion sur la terre, la conduite de toutes choses doit
y tendre comme à son centre. Toute la conduite des choses doit avoir pour
objet l'établissement et la grandeur de la religion; les hommes doivent
avoir en eux-mêmes des sentiments conformes à ce qu'elle nous enseigne; et
enfin elle doit être tellement l'objet et le centre où toutes choses
tendent, que qui en saura les principes puisse rendre raison et de toute
la nature de l'homme en particulier, et de toute la conduite du monde en
général. Et sur ce fondement, ils prennent lieu de blasphémer la religion
chrétienne, parce qu'ils la connaissent mal. Ils s'imaginent qu'elle
consiste simplement en l'adoration d'un Dieu considéré comme grand et
puissant et éternel; ce qui est proprement le déisme, presque aussi
éloigné de la religion chrétienne que l'athéisme, qui y est tout à fait
contraire. Et de là ils concluent que cette religion n'est pas véritable,
parce qu'ils ne voient pas que toutes choses concourent à l'établissement
de ce point, que Dieu ne se manifeste pas aux hommes avec toute l'évidence
qu'il pourrait faire.
Mais qu'ils en concluent ce qu'ils voudront contre le
déisme, ils n'en concluront rien contre la religion chrétienne, qui
consiste proprement au mystère du Rédempteur, qui unissant en lui les deux
natures, humaine et divine, a retiré les hommes de la corruption du péché
pour les réconcilier à Dieu en sa personne divine.
Elle enseigne donc ensemble aux hommes ces deux
vérités : et qu'il y a un Dieu, dont les hommes sont capables, et qu'il y
a une corruption dans la nature, qui les en rend indignes. Il importe
également aux hommes de connaître l'un et l'autre de ces deux points; et
il est également dangereux à l'homme de connaître Dieu sans connaître sa
misère, et de connaître sa misère sans connaître le Rédempteur qui l'en
peut guérir. Une seule des ces connaissances fait, ou la superbe des
philosophes, qui ont connu Dieu et non leur misère, ou le désespoir des
athées,qui connaissent leur misère sans Rédempteur.
Et ainsi, comme il est également de la nécessité de
l'homme de connaître ces deux points, il est aussi également de la
miséricorde de Dieu de nous les avoir fait connaître. La religion
chrétienne le fait, c'est en cela qu'elle consiste. Qu'on examine l'ordre
du monde sur cela, et qu'on voie si toutes choses ne tendent pas à
l'établissement de deux chefs de cette religion : Jésus-Christ est l'objet
de tout, et le centre où tout tend. Qui le connaît connaît la raison de
toutes choses.
Ceux qui s'égarent ne s'égarent que manque de voir
une de ces deux choses. On peut donc bien connaître Dieu sans sa misère,
et sa misère sans Dieu; mais on ne peut connaître Jésus-Christ sans
connaître tout ensemble et Dieu et sa misère. Et c'est pourquoi je
n'entreprendrai pas ici de prouver par des raisons naturelles, ou
l'existence de Dieu, ou la Trinité, ou l'immortalité de l'âme, ni aucune
des choses de cette nature; non seulement parce que je ne me sentirais pas
assez fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre des athées
endurcis, mais encore parce que cette connaissance, sans Jésus-Christ, est
inutile et stérile. Quand un homme serait persuadé que les proportions des
nombres sont des vérités immatérielles, éternelles et dépendantes d'une
première vérité en qui elles subsistent et qu'on appelle Dieu, je ne le
trouverais pas beaucoup avancé pour son salut. Le Dieu des chrétiens ne
consiste pas en un Dieu simplement auteur des vérités géométriques et de
l'ordre des éléments; c'est la part des païens et des épicuriens. Il ne
consiste pas seulement en un Dieu qui exerce sa providence sur la vie et
sur les biens des hommes, pour donner une heureuse suite d'années à ceux
qui l'adorent; c'est la portion des juifs. Mais le Dieu d'Abraham, le Dieu
d'Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des chrétiens, est un Dieu d'amour et
de consolation; c'est un Dieu qui remplit l'âme et le coeur de ceux qu'il
possède; c'est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère, et
sa miséricorde infinie; qui s'unit au fond de leur âme; qui la remplit
d'humilité, de joie, de confiance, d'amour; qui les rend incapables
d'autre fin que de lui-même. Tous ceux qui cherchent Dieu hors de
Jésus-Christ, et qui s'arrêtent dans la nature, où ils ne trouvent aucune
lumière qui les satisfasse, où ils arrivent à se former un moyen de
connaître Dieu et de le servir sans médiateur, et par là ils tombent ou
dans l'athéisme ou dans le déisme qui sont deux choses que la religion
chrétienne abhorre presque également.
Sans Jésus-Christ, le monde ne subsisterait pas; car
il faudrait, ou qu'il fût détruit, ou qu'il fût comme un enfer.
Si le monde subsistait pour instruire l'homme de
Dieu, sa divinité y reluirait de toutes parts d'une manière incontestable;
mais comme il ne subsiste que par Jésus-Christ, et pour Jésus-Christ et
pour instruire les hommes et de leur corruption et de leur rédemption,
tout y éclate des preuves de ces deux vérités.
Ce qui y paraît ne marque ni une exclusion totale, ni
une présence manifeste de divinité, mais la présence d'un Dieu qui se
cache. Tout porte ce caractère.
Le seul qui connaît la nature ne la connaîtra-t-il
que pour être misérable? le seul qui la connaît sera-t-il le seul
malheureux ?
Il ne faut (pas) qu'il ne voie rien du tout; il ne
faut pas aussi qu'il en voie assez pour croire qu'il le possède, mais
qu'il en voie assez pour connaître qu'il l'a perdu; car, pour connaître
qu'on a perdu, il faut voir et ne voir pas; et c'est précisément l'état où
est la nature.
Quelque parti qu'il prenne, je ne l'y laisserai point
en repos.