Henri Frédéric Amiel

Textes philosophiques

Henri Frédéric Amiel la corruption morale par l'argent

"Le plus vilain résultat de l'étroite aisance, c'est l'inclination qu'elle donne à lésiner sur ses plus innocents plaisirs, à économiser ses sous aux dépends de son bonheur. Du reste nous renchérissons sur notre sort et nous nous faisons esclaves des choses encore plus qu'il n'est nécessaire. La richesse semble engendre fatalement des défauts qui correspondent à ses vertus, comme au bord de l'eau tout objet crée son image renversée. La richesse ancienne et aristocratique a les siens : fainéantise, orgueil et souvent ineptie. Ceux de la richesse bourgeoise, née de l'ordre, de l'^âpre calcul sont souvent la ladrerie mesquine ou au moins la vulgarité. De là la nuance de dédain qui s'attache au mot de bourgeois employé comme épithète. Pour éviter l'écueil, il faut une élévation du coeur plus qu'ordinaire. Vivant dans l'infiniment petit, comment n'oublierait-on pas l'infiniment grand? Préoccupé d'acquérir et de conserver l'indépendance par la fortune, combien il est facile d'oublier que la fortune n'est qu'un moyen et que la seule chose importante est l'âme, ses jouissances et ses destinées! Émancipée par l'économie, si elle n'y prend pas garde, la bourgeoisie se pétrifie par l'avarice. Aussi la société bourgeoise, fondée sur l'argent, pétrie par l'argent, quand le symbole a supplanté la chose et que l'écu, cessant de représenter la vertu et le travail dans le passé, la dignité de la vie et la culture pour l'avenir, prétend judaïquement à une valeur intrinsèque, à un culture direct. La cupidité devient le mobile dont l'or est le souci. Or la cupidité, forme de l'égoïsme, sépare les hommes au lieu de les relier, et abaisse l'homme bien loin de le grandir".

Journal intime Mardi 23 juin 1851, p.1000.

Indications de lecture:

cf. texte de Nietzsche sur le même sujet. Voir aussi le texte de Baudelaire sur l'argent.

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