Textes philosophiques

Jean Baudrillard                 l'esprit du terrorisme


    Erreur contre terreur – il n'y a plus d'idéologie derrière tout cela. On est désormais loin au-delà de l'idéologie et du politique. L'énergie qui alimente la terreur, aucune idéologie, aucune cause, pas même islamique, ne peut en rendre compte. Ça ne vise même plus à transformer le monde, ça vise (comme les hérésies en leur temps) à le radicaliser par le sacrifice, alors que le système vise à le réaliser par la force.

 Le terrorisme, comme les virus, est partout. Il y a une perfusion mondiale du terrorisme, qui est comme l'ombre portée de tout système de domination, prêt partout à se réveiller comme un agent double. Il n'y a plus de ligne de démarcation qui permette de le cerner, il est au cœur même de cette culture qui le combat, et la fracture visible (et la haine) qui oppose sur le plan mondial les exploités et les sous-développés au monde occidental rejoint secrètement la fracture interne au système dominant. Celui-ci peut faire front à tout antagonisme visible. Mais l'autre, de structure virale – comme si tout appareil de domination sécrétait son antidispositif, son propre ferment de disparition –, contre cette forme de réversion presque automatique de sa propre puissance, le système ne peut rien. Et le terrorisme est l'onde de choc de cette réversion silencieuse.

 Ce n'est donc pas un choc de civilisations ni de religions, et cela dépasse de loin l'islam et l'Amérique, sur lesquels on tente de focaliser le conflit pour se donner l'illusion d'un affrontement visible et d'une solution de force. Il s'agit bien d'un antagonisme fondamental, mais qui désigne, à travers le spectre de l'Amérique (qui est peut-être l'épicentre, mais pas du tout l'incarnation de la mondialisation à elle seule) et à travers le spectre de l'islam (qui lui non plus n'est pas l'incarnation du terrorisme), la mondialisation triomphante aux prises avec elle-même. Dans ce sens, on peut bien parler d'une guerre mondiale, non pas la troisième, mais la quatrième et la seule véritablement mondiale, puisqu'elle a pour enjeu la mondialisation elle-même. Les deux premières guerres mondiales répondaient à l'image classique de la guerre. La première a mis fin à la suprématie de l'Europe et de l'ère coloniale. La deuxième a mis fin au nazisme. La troisième, qui a bien eu lieu, sous forme de guerre froide et de dissuasion, a mis fin au communisme. De l'une à l'autre, on est allé chaque fois plus loin vers un ordre mondial unique. Aujourd'hui celui-ci, virtuellement parvenu à son terme, se trouve aux prises avec les forces antagonistes partout diffuses au cœur même du mondial, dans toutes les convulsions actuelles. Guerre fractale de toutes les cellules, de toutes les singularités qui se révoltent sous forme d'anticorps. Affrontement tellement insaisissable qu'il faut de temps en temps sauver l'idée de la guerre par des mises en scène spectaculaires, telles que celles du Golfe ou aujourd'hui celle d'Afghanistan. Mais la quatrième guerre mondiale est ailleurs. Elle est ce qui hante tout ordre mondial, toute domination hégémonique – si l'islam dominait le monde, le terrorisme se lèverait contre l'Islam. Car c'est le monde lui-même qui résiste à la mondialisation.

      Le terrorisme est immoral. L'événement du World Trade Center, ce défi symbolique, est immoral, et il répond à une mondialisation qui est elle-même immorale. Alors soyons nous-même immoral et, si on veut y comprendre quelque chose, allons voir un peu au-delà du Bien et du Mal. Pour une fois qu'on a un événement qui défie non seulement la morale mais toute forme d'interprétation, essayons d'avoir l'intelligence du Mal. Le point crucial est là justement : dans le contresens total de la philosophie occidentale, celle des Lumières, quant au rapport du Bien et du Mal. Nous croyons naïvement que le progrès du Bien, sa montée en puissance dans tous les domaines (sciences, techniques, démocratie, droits de l'homme) correspond à une défaite du Mal. Personne ne semble avoir compris que le Bien et le Mal montent en puissance en même temps, et selon le même mouvement. Le triomphe de l'un n'entraîne pas l'effacement de l'autre, bien au contraire. On considère le Mal, métaphysiquement, comme une bavure accidentelle, mais cet axiome, d'où découlent toutes les formes manichéennes de lutte du Bien contre le Mal, est illusoire. Le Bien ne réduit pas le Mal, ni l'inverse d'ailleurs : ils sont à la fois irréductibles l'un à l'autre et leur relation est inextricable. Au fond, le Bien ne pourrait faire échec au Mal qu'en renonçant à être le Bien, puisque, en s'appropriant le monopole mondial de la puissance, il entraîne par là même un retour de flamme d'une violence proportionnelle.

 Dans l'univers traditionnel, il y avait encore une balance du Bien et du Mal, selon une relation dialectique qui assurait vaille que vaille la tension et l'équilibre de l'univers moral – un peu comme dans la guerre froide le face-à-face des deux puissances assurait l'équilibre de la terreur. Donc pas de suprématie de l'un sur l'autre. Cette balance est rompue à partir du moment où il y a extrapolation totale du Bien (hégémonie du positif sur n'importe quelle forme de négativité, exclusion de la mort, de toute force adverse en puissance – triomphe des valeurs du Bien sur toute la ligne). A partir de là, l'équilibre est rompu, et c'est comme si le Mal reprenait alors une autonomie invisible, se développant désormais d'une façon exponentielle.

 Toutes proportions gardées, c'est un peu ce qui s'est produit dans l'ordre politique avec l'effacement du communisme et le triomphe mondial de la puissance libérale : c'est alors que surgit un ennemi fantomatique, perfusant sur toute la planète, filtrant de partout comme un virus, surgissant de tous les interstices de la puissance. L'islam. Mais l'islam n'est que le front mouvant de cristallisation de cet antagonisme. Cet antagonisme est partout, et il est en chacun de nous. Donc, terreur contre terreur. Mais terreur asymétrique. Et c'est cette asymétrie qui laisse la toute-puissance mondiale complètement désarmée. Aux prises avec elle-même, elle ne peut que s'enfoncer dans sa propre logique de rapports de forces, sans pouvoir jouer sur le terrain du défi symbolique et de la mort, dont elle n'a plus aucune idée puisqu'elle l'a rayé de sa propre culture.

 Jusqu'ici, cette puissance intégrante a largement réussi à absorber et à résorber toute crise, toute négativité, créant par là même une situation foncièrement désespérante (non seulement pour les damnés de la terre, mais pour les nantis et les privilégiés aussi, dans leur confort radical). L'événement fondamental, c'est que les terroristes ont cessé de se suicider en pure perte, c'est qu'ils mettent en jeu leur propre mort de façon offensive et efficace, selon une intuition stratégique qui est tout simplement celle de l'immense fragilité de l'adversaire, celle d'un système arrivé à sa quasi-perfection, et du coup vulnérable à la moindre étincelle. Ils ont réussi à faire de leur propre mort une arme absolue contre un système qui vit de l'exclusion de la mort, dont l'idéal est celui du zéro mort. Tout système à zéro mort est un système à somme nulle. Et tous les moyens de dissuasion et de destruction ne peuvent rien contre un ennemi qui a déjà fait de sa mort une arme contre-offensive. "Qu'importe les bombardements américains ! Nos hommes ont autant envie de mourir que les Américains de vivre !" D'où l'inéquivalence des 7 000 morts infligés d'un seul coup à un système zéro mort.

 Ainsi donc, ici, tout se joue sur la mort, non seulement par l'irruption brutale de la mort en direct, en temps réel mais par l'irruption d'une mort bien plus que réelle : symbolique et sacrificielle – c'est-à-dire l'événement absolu et sans appel.

Tel est l'esprit du terrorisme.

Le Monde, 02/11/2001.

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