Textes philosophiquesA. Comte-Sponville L'amitié dans le couple" J"'observe d'ailleurs que le langage moderne, ici comme souvent, donne raison à Aristote. Comment, dans un couple non marié, désigner (quand on en parle à quelqu'un d'autre) celui ou celle dont on partage la vie ? Mon compagnon, ma compagne ? Cela fait scout ou suranné. Mon concubin, ma concubine ? Cela ne se dit que pour l'état civil ou les impôts. Mon partenaire ? Quel horreur! Mon amant, ma maîtresse ? Cela suppose ordinairement un autre couple, que l'on transgresse. Alors ? A l'intérieur du couple, le prénom suffit, ou bien l'on dit « Mon amour », comme tout le monde. Mais quand il faut en parler au dehors, devant quelqu'un à qui le prénom ne dira rien ? Le plus souvent on dit alors « mon ami(e) » (ou pour les plus jeunes : mon copain, ma copine), et chacun comprend ce que cela veut dire. L'ami, ou l'amie, c'est celui ou celle que l'on aime; et si l'on en parle au singulier, comme d'un absolu, c'est celui ou celle dont on partage la vie ou, à tout le moins, avec qui on fait l'amour, non une fois ou de loin en loin, comme avec un « partenaire » occasionnel, mais de manière régulière, sur la longue (plus ou moins longue) durée du couple... Comment l'amitié, au fil des années, ne se mêlerait-elle pas au désir ? Comment ne se substituerait-elle pas, peu à peu, à la dévorante passion (ou simplement à l'état amoureux) qui l'a précédée et d'ailleurs préparée? Cela est vrai aussi dans le mariage, quand il est heureux, et seules les habitudes de langage le rendent alors moins manifeste. On parle de l'autre en disant « ma femme », « mon mari », plutôt que « mon ami(e) ». Heureux les couples mariés pour lesquels ce n'est qu'une question d'usage, qu'un mot différent pour dire la même chose ! Quelle chose? L'amour, mais réalisé et non plus rêvé. Je me souviens avec émotion de cette femme d'une quarantaine d'années, qui me disait, parlant de l'homme avec qui elle vivait depuis dix ou douze ans, dont elle avait eu deux enfants, qu'ils élevaient ensemble: « Bien sûr, je ne suis plus amoureuse de lui. Mais j'ai toujours du désir pour lui, et puis c'est mon meilleur ami. » J'y ai reconnu, enfin dite, et tranquillement dite, la vérité des couples, quand ils sont heureux, et aussi une expérience, soit dit en passant, sexuellement très forte, très douce, très troublante... Ceux qui n'ont jamais fait l'amour avec leur meilleur(e) ami(e) ignorent quelque chose d'essentiel, me semble-t-il, sur l'amour et sur les plaisirs de l'amour, sur le couple et sur la sensualité des couples. Le meilleur ami, la meilleure amie, c'est celui ou celle que l'on aime le plus, mais sans en manquer, sans en souffrir, sans en pâtir (d'où vient passion), c'est celui ou celle que l'on a choisi(e), celui ou celle que l'on connaît le mieux, qui nous connaît le mieux, sur qui on peut compter, avec qui on partage souvenirs et projets, espoirs et craintes, bonheurs et malheurs... Qui ne voit que c'est en effet le cas dans un couple, marié ou pas, dès lors qu'il dure un peu, du moins si c'est un couple uni, et pas seulement par l'intérêt ou le confort, si c'est un couple aimant, et vrai, et fort ? C'est ce que Montaigne appelait si joliment « l'amitié maritale », et je ne connais pas de couple heureux, hormis le feu des commencements, que cette catégorie ne décrive plus adéquatement que celles de manque, de passion ou d'amour-fou. [...]"Petit traité des grandes vertus, p. 18.
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