Textes philosophiquesJacques Ellul mutation vers l'homme fasciné et diverti"La question immédiate que je me pose en présence des effets des techniques courantes sur l'homme existant, enfant, adulte, et leur probable développement, c'est le type d'homme qui est effectivement créé par millions, déjà maintenant, et sans la moindre intervention génétique. Or, je qualifierais cet homme, tel que je le rencontre, d'homme fasciné, halluciné, diverti. L'homme de notre société après avoir été un obsédé du travail devient un homme fasciné par la multiplication des images, l'intensité des bruits, la dispersion des informations. Or, dans ces trois domaines, il s'agit bien de l'effet des techniques sur l'homme quelconque, même s'il n'est pas un passionné de télévision ou de spectacles. Il ne peut strictement pas y échapper. Je pense à la croissance générale du bruit dans toutes les formes de la musique moderne. (Ce n'est plus du tout la même question que celle envisagée plus haut !) Bien entendu on dira : « Ce n'est pas la faute de la technique, c'est l'homme, l'utilisateur, qui met son poste au maximum » (lorsqu'il ne s'agit pas d'un concert). Mais c'est justement cela qui me paraît inquiétant ! C'est justement le fait que ce soit l'auditeur qui demande qu'on lui fournisse une musique totalement écrasante, destructrice de la conscience, et c'est en cela qu'il est fasciné. Il est dans la situation du drogué qui ne peut pas vouloir autre chose. Et ce qui me paraît à la fois le pire et le plus significatif dans cet ordre de situation, c'est le développement du « Walkman ». Il devient absurde et affolant de constater que les jeunes ne peuvent simplement pas supporter de vivre une heure sans cette musique qui écrase leur cerveau. Ils sont tellement intoxiqués par ce bruit qui efface tout le reste qu'ils en ont besoin dans un train, dans une auto... Ils ne peuvent plus échapper à ce magnétisme, qui les empêche à la fois de prendre conscience du monde extérieur, de recevoir d'autres impressions, de vivre dans un monde réel, et de sortir de leur obsession. Ce bruit, car on ne peut pas appeler cette musique autrement que « bruit », vient, et c'est très significatif, redoubler le bruit du milieu urbain. On est en général très d'accord pour admettre la nocivité de ce bruit permanent' (autos, engins de travail...) et parfois pour lutter contre, mais voici que la musique impose un bruit autrement redoutable et d'autant plus nocif qu'il est choisi". Le Bluff technologique, Hachette, pluriel, p. 393-394..
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