Textes philosophiquesJacques Ellul la publicité devenue dictature invisible"Par ailleurs, les recherches de motivation ont aussi forcément changé de caractère, car il s'agit de faire acheter des objets de plus en plus inutiles, des gadgets, comme nous l'avons vu. Tout ce que l'on avait envisagé comme motivations soit rationnelles, soit « freudiennes », ne compte presque plus (malgré l'importance qui subsiste de l'éros et de la liberté), la publicité s'oriente inévitablement vers le délirant. Nous y reviendrons. Tout le monde a pu se rendre compte du changement de « style » de la publicité. Ce n'est pas seulement l'utilisation de nouveaux moyens techniques, d'images fabriquées par ordinateur, de procédés cinématographiques récents, ni d'un changement de sujets ou de méthodes pour traiter un sujet. Il s'agit de tout autre chose. Que les publicitaires soient conscients à la fois de la nécessité de présenter autrement des produits tout nouveaux, inattendus, et aussi des moyens étonnants mis maintenant à leur disposition, c'est évident. Que l'on poursuive l'idée qu'il fallait « introduire dans la marchandise des qualités libidinales non intrinsèques au départ » (E. Morin), que l'on continue le chemin parfaitement décrit par ce dernier auteur selon lequel la publicité s'avance, d'un côté, sur la route de la libido qui conduit vers des pulsions inconscientes, vers le « ça » freudien, et de l'autre sur la route de l'individualité, de cette construction culturelle qui s'appelle la personnalité, le « moi » freudien, cela reste parfaitement exact. Mais ce n'est plus suffisant pour rendre compte, et de la mutation publicitaire et de son rôle actuel. La publicité a changé de style parce qu'elle a changé de fonction, et en même temps elle a changé de statut. Les publicitaires sont en réalité portés par une transformation de l'objet de leur travail, qui fait que tout l'ancien arsenal de recherches de motivation, etc., est en réalité très désuet, et je dirais qu'ils font en effet une publicité adaptée à son nouveau statut, une publicité qui, en quelque sorte, leur échappe. Jusqu'à présent, la publicité était une annexe, indispensable certes, de la distribution, du commerce, et servait à faire acheter un produit. Aujourd'hui, il est bien exact qu'un de ses objectifs est toujours de faire acheter un produit, mais ce n'est plus tout à fait le même genre, il s'agit moins de vendre un cirage ou un meuble que de vendre un produit technique, un appareil ou bien une marchandise très sophistiquée, à qualités hautement techniques (même s'il ne s'agit que de Coca-Cola !). En réalité, le changement de statut de la technique correspond à ce que d'agent annexe de vente, elle est devenue le moteur de tout le système. La publicité est la dictature invisible de notre société. Le Bluff technologique, Hachette, pluriel, p. 413-414. Indications de lecture:Cf. La société de consommation, part A.
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