Textes philosophiquesJacques Ellul bonheur et consommation"J'ai longuement montré ailleurs qu'il y avait une différence considérable entre l'idéologie du bonheur (ou l'utopie) des millénaires passés et la nôtre : c'est une affaire de moyens. Autrefois, il n'y avait pas de moyens pour rendre les gens heureux, et la quête du bonheur était alors beaucoup plus une affaire personnelle, de culture, de spiritualité, d'ascèse, de choix d'un genre de vie. Depuis presque deux cents ans nous avons les moyens (techniques) de mettre le bonheur à la portée de la main de tous. Bien entendu, ce n'est pas tout à fait la même chose. Le bonheur consistera à combler les besoins, à assurer du bien-être, à atteindre l'opulence et aussi la culture, la connaissance. Le bonheur n'est plus un état intérieur, mais une activité de consommation. Avant tout la réponse aux besoins : bien que ce soit un lieu commun, il n'est pas inutile de rappeler que l'on doit distinguer (ce qui a été contesté) les besoins de base, ou primaires, ou naturels, et puis les besoins nouveaux, secondaires ou artificiels. Cette distinction a été vivement contestée en ce que, dit-on, les besoins soi-disant naturels sont en réalité modelés par une culture donnée. Tout besoin est culturel, et réciproquement, lorsqu'un besoin dit artificiel est absolument ancré dans les moeurs (le besoin actuel de l'auto), il est devenu aussi prégnant qu'un besoin « naturel ». En principe la croissance technicienne, dans les pays où elle a eu lieu, a permis de répondre aux besoins naturels de l'homme, manger, boire, se vêtir, se protéger contre le froid et le chaud, être à l'abri des intempéries. Je sais que cette simple déclaration va provoquer des réactions, ce n'est pas vrai que dans notre monde tous aient cette satisfaction des besoins naturels. Ma réponse est simple. La différence avec les siècles passés est la suivante : autrefois quand il y avait une famine, c'était le destin, il n'y avait qu'à accepter cette fatalité, et faire son possible pour subsister. Aujourd'hui, une famine ou l'existence d'un quart-monde est un scandale qu'il faut immédiatement faire cesser". Le Bluff technologique, Hachette, pluriel, p. 471-472.. Indications de lecture :Cf. Leçon la recherche du bonheur.
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