Textes philosophiquesRalph Waldo Emerson Société et solitudeLa nécessité de la solitude est plus profonde que nous ne l’avons dit ; elle est organique. J’ai vu plus d’un philosophe dont le monde n’est assez large que pour une personne. Il affecte d’être un compagnon agréable ; mais nous surprenons constamment son secret, à savoir qu’il entend et qu’il lui faut imposer son système à tout le reste. L’impulsion de chacun est de s’écarter de tous les autres, comme celle des arbres de tendre au libre espace. Quand chacun n’en fait qu’à sa tête, il n’est pas étonnant que les cercles sociaux soient si restreints. Comme celui du président Tyler, notre parti se détache de nous tous les jours et, finalement, il nous faut aller en Sullcy. Pauvre cœur ! Emporte mélancoliquement cette vérité - il n’est point de coopération. Nous commençons par l’amitié, et toute notre jeunesse se passe à rechercher et recruter la sainte fraternité qu’elle formera pour le salut de l’homme. Mais les étoiles les plus lointaines semblent des nébuleuses ne formant qu’une lumière ; cependant, il n’est point de groupe que le télescope ne parvienne à dissoudre ; de même, les amis les plus chers sont séparés par d’infranchissables abîmes. La coopération est involontaire, et nous est imposée par le Génie de la Vie, qui se la réserve comme une part de ses prérogatives. Il nous est facile de parler ; nous nous asseyons, méditons, et nous nous sentons sereins et complets ; mais dès que nous rencontrons quelqu’un, chacun devient une fraction. Bien que le fond de la tragédie et des romans soit l’union morale de deux personnes supérieures, dont la confiance mutuelle pendant de longues années, dans l’absence et la présence, et en dépit de toutes les apparences, se justifie à la fin en prouvant victorieusement sa fidélité devant les dieux et les hommes, source de joyeuses émotions, de larmes et de triomphe - bien que cette union morale existe pour les héros, cependant, eux aussi, sont aussi loin que jamais de l’union intellectuelle, et l’union morale n’a pour but que des choses comparativement basses et extérieures, comme la coopération d’une compagnie maritime ou d’une société de pompiers. Mais comme tous les gens que nous connaissons sont insulaires et pathétiquement seuls ! Et quand ils se rencontrent dans la rue, ils n’osent dire ce qu’ils pensent l’un de l’autre. C’est à bon droit, en vérité, que nous reprochons aux hommes du monde leurs politesses superficielles et trompeuses ! Telle est la tragique nécessité que l’expérience rigoureuse découvre sous notre vie domestique et nos rapports de voisinage, nécessité qui, comme avec des fouets, pousse irrésistiblement chaque âme adulte au désert, et fait de nos tendres contrats quelque chose de sentimental et de momentané. Nous devons conclure que les fins de la pensée étaient péremptoires, puisqu’elles ont dû être assurées à un prix si ruineux. Elles sont plus profondes qu’on ne peut le dire, et relèvent de l’immense et de l’éternel. Elles descendent à cette profondeur d’où la société même surgit et où elle disparaît - où la question est : Qui a la priorité, l’homme ou les hommes ? - où l’individu est absorbé en sa source. Mais il n’est point de métaphysique qui puisse légitimer ou rendre tolérable cet exil parmi les rochers et les échos. C’est là un résultat si contraire à la nature, c’est une vue si incomplète, qu’il faut la corriger par le sens commun et l’expérience. « L’homme naît auprès de son père et y demeure. » L’homme a besoin du vêtement de la société, sinon on a l’impression de quelque chose de nu, de pauvre, d’un membre qui serait comme déplacé et dépouillé. Il doit être enveloppé d’arts et d’institutions, tout comme de vêtements corporels. De temps à autre, un homme de nature rare peut vivre seul, et doit le faire ; mais enfermez la majorité des hommes, et vous les désagrégerez. « Le roi vivait et mangeait dans sa grand’salle avec les hommes, et comprenait les hommes, » dit Selden. Quand un jeune avocat dit à feu M. Mason : « Je reste dans mon cabinet pour étudier le droit. » - « Étudier le droit ! » répliqua le vétéran, « c’est au Tribunal qu’il vous faut étudier le droit ! » Et la règle est la même en littérature. Si vous voulez apprendre à écrire, c’est dans la rue qu’il faut le faire. En vue de l’expression, comme en vue de la fin des beaux-arts, vous devez fréquenter la place publique. La société, et non le collège, voilà le foyer de l’écrivain. Le scholar est un flambeau qu’allument l’amour et le désir de tous les hommes. Sa part et son revenu, ce ne sont jamais ses terres ou ses rentes, mais le pouvoir de charmer l’âme cachée qui se tient voilée derrière ce visage rosé, derrière ce visage viril. Ses productions sont aussi nécessaires que celle du boulanger ou du tisserand. Le monde ne peut se passer d’hommes cultivés. Dès que les premiers besoins sont satisfaits, les besoins supérieurs se font sentir impérieusement. Il est difficile de nous magnétiser, de nous exciter nous-mêmes ; mais grâce à la sympathie, nous sommes capables d’énergie et d’endurance. Le sentiment de l’entente enflamme les gens d’une certaine ardeur d’exécution à laquelle ils atteindraient rarement s’ils étaient seuls. C’est là l’utilité réelle de la société : il est si facile avec les grands d’être grand, si facile de s’élever à la hauteur du modèle existant - aussi facile que pour l’amoureux de nager vers sa fiancée à travers les vagues auparavant si effrayantes. Les bienfaits de l’affection sont immenses ; et l’événement qui ne perd jamais son charme, c’est la rencontre d’êtres supérieurs en des conditions qui permettent les plus heureux rapports. De ce que les soirées nous semblent fastidieuses, et que la soirée nous juge fastidieux, il ne s’ensuit nullement que nous ne soyons pas faits pour le monde. Un « backwoodsman », qui avait été envoyé à l’Université, me disait que quand il avait entendu les jeunes gens les mieux élevés causer ensemble à l’École de Droit, il s’était regardé comme un rustre ; mais que toutes les fois qu’il les avait pris à part et en avait eu un seul avec lui, c’était eux les rustres, et lui l’homme qui valait le mieux. Et rappelons-nous - les heures rares où nous avons rencontré les meilleurs êtres : nous nous sommes alors trouvés nous-mêmes, et pour la première fois la société a semblé exister. C’était la société, bien que dans l’écoutille d’un brick, ou les îlots de la Floride. Un homme de tempérament froid, nonchalant, pense qu’il n’a pas assez de faits à apporter à la conversation, et doit laisser passer son tour. Mais ceux qui causent n’en ont pas davantage - en ont moins. Ce qui sert, ce ne sont pas les expériences, mais la chaleur pour fondre les expériences de chacun. La chaleur vous fait pénétrer comme il convient en des quantités d’expériences. Le défaut capital des natures froides et arides, c’est le manque d’énergie vitale. Elle semble une puissance incroyable ; c’est comme si Dieu ressuscitait les morts. Le solitaire regarde avec une sorte d’effroi ce que les autres accomplissent grâce à elle. C’est pour lui chose aussi impossible que les prouesses du Cœur-de-Lion, ou la journée de travail d’un Irlandais sur la voie ferrée. On dit que le présent et l’avenir sont toujours des rivaux. L’énergie vitale constitue le pouvoir du présent, et ses hauts faits sont comme la structure d’une pyramide. Leur résultat, c’est un lord, un général, un joyeux compagnon. En face d’eux, comme la Mémoire avec son sac de cuir paraît un mendiant vulgaire ! Mais cette ardeur géniale se trouve en toutes les natures à l’état latent, et ne se dégage qu’au contact de la société. Bacon disait au sujet des manières : « Pour les acquérir, il suffit de ne pas les mépriser ; » de même, nous disons de cette force vitale qu’elle est le produit spontané de la santé et de l’habitude du monde. « Pour ce qui est de la tenue, les hommes se l’apprennent mutuellement, comme ils prennent la maladie les uns des autres. » Mais les gens doivent être pris à très petites doses. Si la solitude est orgueilleuse, la société est vulgaire. Dans le monde, les capacités supérieures de l’individu sont considérées comme choses qui disqualifient. La sympathie nous abaisse aussi facilement qu’elle nous élève. Je connais tant d’hommes que la sympathie a dégradés, des hommes ayant des vues natives assez hautes, mais liés par des rapports trop affectueux aux personnes grossières qui les entouraient ! Les hommes n’arrivent pas à s’unir par leurs mérites, mais s’ajustent les uns aux autres par leurs infériorités - par leur amour du bavardage, ou par simple tolérance ou bonté animale. Ils troublent et font fuir l’être qui a de hautes aspirations. Le remède consiste à fortifier chacune de ces dispositions par l’autre. La conversation ne nous corrompra pas si nous venons dans le monde avec notre propre manière d’être et de parler, et l’énergie de la santé pour choisir ce qui est nôtre et rejeter ce qui ne l’est pas. La société nous est nécessaire ; mais que ce soit la société, et non le fait d’échanger des nouvelles, ou de manger au même plat. Être en société, est-ce s’asseoir sur une de vos chaises ? Je ne vais point chez mes parents les plus intimes, parce que je ne désire pas être seul. La société existe par affinités chimiques, et point autrement. Réunissez des gens en leur laissant la liberté de causer, et ils se partageront rapidement d’eux-mêmes en bandes et en groupes de deux. On accuse les meilleurs d’être exclusifs. II serait plus vrai de dire qu’ils se séparent comme l’huile de l’eau, comme les enfants des vieillards, sans qu’il n’y ait là ni amour ni haine, chacun cherchant son semblable ; et toute intervention dans les affinités produirait la contrainte et la suffocation. Chaque conversation est une expérience magnétique. Je sais que mon ami peut s’exprimer avec éloquence ; vous savez qu’il ne peut articuler une phrase : nous l’avons vu en des réunions différentes. Assortissez vos hôtes, ou n’invitez personne. Mettez en tête à tête Stubbs et Coleridge, Quintilien et Tante Miriam, et vous les rendrez tous malheureux. Ce sera immédiatement une geôle bâtie dans un salon. Laissez les chercher leurs pareils, et ils seront aussi gais que des moineaux. Une civilisation plus haute restaurera dans nos mœurs un certain respect que nous avons perdu. Que faire avec ces jeunes hommes effervescents qui se frayent un passage à travers toutes les barrières, et se comportent dans toutes les maisons comme s’ils étaient chez eux ? Si mon compagnon n’a pas besoin de moi, je le découvre en un instant, et quand le bon accueil n’est plus, des cordes ne pourraient me retenir. On voudrait croire que les affinités s’affirment avec une réciprocité plus sûre. Ici encore la Nature se plaît, comme elle le fait si souvent, à nous mettre entre des oppositions extrêmes, et notre salut est dans l’adresse avec laquelle nous suivons la diagonale. La solitude est impraticable, et la société fatale. Il nous faut tenir notre tête dans l’une, et nos mains dans l’autre. Nous y arriverons si, en gardant l’indépendance, nous ne perdons pas notre sympathie. Ces montures merveilleuses doivent être conduites par des mains délicates. Nous avons besoin d’une solitude telle qu’elle nous attache à ses révélations quand nous sommes dans la rue et les palais ; car beaucoup d’hommes sont intimidés dans la société, et vous disent des choses justes en particulier, mais ne s’y tiennent pas en public. Toutefois ne soyons pas victimes des mots. Société et solitude, ce sont là des termes décevants. Ce qui importe, ce n’est pas le fait de voir plus ou moins de gens, mais la promptitude de la sympathie ; une àme saine tirera ses principes de l’intuition, en une ascension toujours plus pure vers le bien suffisant et absolu, et acceptera la société comme le milieu naturel où ils doivent s’appliquer. Société et solitude, Traduit par Marie Dugard, 1911.
|