Textes philosophiques

Eric Weil     la prise de conscience de l'incertitude éveille l'intelligence


      L'homme qui vit dans la certitude de son monde peut avoir des pensées, il ne pense pas. Il sait ce qui est essentiel et ce qui n'importe pas dans sa vie et dans celle de sa communauté ; il peut distinguer entre bonheur et malheur, entre accidents favorables et défavorables ; comme tout ce qui lui arrive possède à ses yeux un sens, à aucun moment il n'est rejeté sur lui-même comme s'il devait reconstruire un monde à partir de lui-même comme du seul fondement possible. v possède une morale, c'est-à-dire, il vit selon certaines- règles ; ces règles existent, il n'a pas à les établir et justifier ; il n'a pas de théorie morale.
       Ce n'est qu'après la destruction de ce monde de la satisfaction toujours garantie (sinon toujours donnée) et où tout est accepté parce que tout y est sensé, que l'individu se met à penser et à réfléchir, à moins que par un travail abrutissant, un traitement inhumain, une pauvreté extrême il ne soit privé de toute possibilité matérielle de penser - ou bien c'est après la mise en question de ce monde par le contact avec d'autres mondes auxquels, de par le fait de leur puissance indéniable, il ne peut pas refuser le titre d'humains. C'est alors qu'il comprend le monde, dans lequel il vit maintenant de façon précaire (ou qu'il a déjà perdu), comme une possibilité parmi d'autres possibilités en principe innombrables, et qu'il se trouve obligé de choisir une voie, un but, un sens, une orientation. Ainsi naît la philosophie, une philosophie encore inconsciente en ce sens qu'elle ne comprend ni ne peut comprendre sa propre nature. Mais en fait, l'individu y pose ses questions d'une manière universelle et exige des réponses universelles, c'est-à-dire valables pour tout individu, -à tout moment historique, en toute situation : ses réponses ne peuvent être que négatives, puisqu'il s'agit d'éliminer tout ce qui n'a de sens que dans un monde historique déterminé, dans telles circonstances, pour telle forme de vie. C'est la pure forme de l'universalité qui devient le critère de toutes les actions pour une réflexion portant sur les actions possibles d'un individu qui se veut individu universel, c'est-à-dire moral."

Philosophie politique, Vrin, 1955.

Indications de lecture:

 

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