Textes philosophiques

Karl Jaspers    L'Englobant


"(...) Pour répondre à la question posée: qu’est-ce que l’être en tant qu’être?, on a eu recours à une réalité présente dans le monde, à laquelle on attribuait ce caractère particulier d’être la source de tout le reste. (...) Les diverses écoles, au cours de leur lutte millénaire, n’ont jamais réussi à vérifier l’un de ces points de vue aux dépens de l’autre. (...) Toutes ces conceptions ont un point commun: elles font de l’objet une réalité qui est en dehors de moi, un objet sur lequel je suis braqué. Le phénomène fondamental de notre vie consciente va pour nous tellement sans dire que nous en sentons à peine le mystère. Nous ne nous interrogeons pas à son sujet. Ce que nous pensons, ce dont nous parlons, c’est toujours autre chose que nous-mêmes, c’est ce sur quoi nous sommes braqués, nous sujets, comme sur un objet situé en face de nous. Quand par la pensée, je me prends moi-même pour objet, je deviens autre chose pour moi. En même temps, il est vrai, je suis présent en tant que moi-qui-pense, qui accomplis cette pensée de moi-même; mais ce moi, je ne peux pas le penser, de façon adéquate, comme objet, car il est toujours la condition préalable de toute objectivation. Ce trait fondamental de notre vie pensante, nous l’appelons la scission sujet-objet. Nous sommes toujours en elle, pour peu que nous soyons éveillés et conscients. Nous aurons beau tourner et retourner notre pensée sur elle-même, nous n’en resterons pas moins toujours dans cette scission entre le sujet et l’objet et braqués sur l’objet (...).

     Quel est donc le sens de ce mystère impliqué à tout instant par la scission sujet objet? Manifestement, c’est que l’être en tant que totalité ne peut être ni objet ni sujet, mais qu’il doit être l’«englobant» qui se manifeste dans cette scission. Il est évident que l’être en soi ne peut pas être objet. Tout ce qui est objet pour moi vient à moi du fond de l’englobant et c’est du fond de l’englobant que je surgis comme sujet. L’objet est un être défini pour le moi. L’englobant, pour ma conscience, reste obscur. Il ne s’éclaire que par les objets, et il devient d’autant plus clair que les objets sont plus nettement présents à la conscience. L’englobant ne devient pas lui-même objet, mais il se manifeste dans la scission du moi et de l’objet. Lui-même reste un arrière-plan que s’éclaire sans cesse à travers la manifestation des objets, tout en demeurant l’englobant. (...)

      L’englobant, c’est donc ce qui, à travers la pensée, ne fait que s’annoncer. Nous ne le rencontrons jamais lui-même, mais tout ce que nous rencontrons, nous le rencontrons en lui."

Introduction à la Philosophie, Plon, 10/18, 1981-2001, pp.28-30

Indications de lecture :

Un autre texte de Jaspers sur le site, sur le même thème. Faire un lien avec un texte d'Eckhart Tolle.

A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K, L, M, N, O, P, Q, R, S, T, U, V, W, X, Y, Z


Bienvenue| Cours de philosophie| Suivi des classes| Textes philosophiques| Liens sur la philosophie| Nos travaux| Informations
 
philosophie.spiritualite@gmail.com