Textes philosophiques

Stephen Jourdain       la première personne


     Au début de la vie, chacun porte en soi ce secret limpide qui fait de nous quelqu’un, et de cet homme le lieu où ruisselle la valeur et le principe même de cette eau : moi. Extraordinaire absence d’emphase de cette chose ! Elle touche le Ciel, elle est le Ciel, elle condense tous les feux de celui-ci, et elle n’est pas plus allurée que la frange de la nappe ou que la craquelure du trottoir. Je ne peux penser à ce genre de chose insignifiante sans que mes yeux s’humectent. Une fois, quand j’étais en pension au lycée français de Londres, je me suis mis à pleurer de pure joie en entendant un balai-brosse racler le sol cimenté du réfectoire. Eh bien, le Ciel est humble comme cela. Je suis le Ciel, je suis la Sainteté et la Divinité, et je suis insignifiant.

     Lors de ta première intervention, Seigneur, tu as eu l’idée de ce secret. L’idée du Gars et de la Garce. Pour que cette humanité invisible, intangible, soit viable, tu devais lui donner une respiration. Tu as trouvé pour l’âme ce souffle : se savoir. L’as-tu extrait de ce que tu es ? As-tu convoqué un de tes anges ? La conscience est-elle accourue pour te servir et me servir, dans un bruissement d’ailes ? As-tu forgé sur le tas, pour les besoins de ma cause, le fabuleux principe d’autoconnaisance ? Il n’y a que trente ans que je médite là-dessus, aussi serai-je très prudent dans ma réponse : il me semble que l’hypothèse angélique est la bonne. Oui, j’incline à croire que la conscience est l’une de tes extensions ; pas n’importe laquelle : la première de tes délégations, le premier ange… Un autre jour, Seigneur, je te dirai sur quoi se fonde mon impression. De toute façon, c’est ainsi que, dans ta conception, la personne humaine capable de se connaître, de se savoir, est devenue première personne : moi.

     J’imagine que quelque chose comme des larmes de bonheur et de fierté ont jailli de toi quand tu as réalisé que ce que tu venais d’inventer. Et que tu as ressenti quelque chose comme un pincement de cœur, comme quelqu’un qui a choisi de s’immoler pour ce qu’il considère comme le Bien brûle plus haut et plus clair. Car c’est ce que tu as fait, Dieu. Tu nous as choisis de préférence à toi. Tu as conçu l’indépassable énigme de l’existence personnelle et décidé que désormais ce serait le commencement, la fin et le milieu de tout. Et tu as disparu en moi, du moins je le crois : comme une poignée de sel se dissout dans l’eau.

     Ainsi as-tu fait de chaque homme l’étai du Ciel, le pilier du Divin. Quatre milliards d’âmes. Quel risque ! Quelle responsabilité ! L’un de nous, au-dedans, se fripe, rompt le pacte originel d’amour pour sa propre humanité, et le Divin agonise.

     J’ai soudain très peur. Quatre fois je suis entré les yeux grands ouverts dans l’agonie de Dieu. Dans ta destruction, Seigneur. Quatre fois, une main anonyme a plongé jusqu’au fond de moi et brisé ce lien d’amour. Je suis devenu indifférent à moi-même. Je suis devenu une étincelle d’indifférence pure. Le lien qui m’attachait à la valeur mourait. Nul ne le soupçonne, mais dans l’état naturel d’amour de soi, un milliard de fils d’amour nous attachent à chacune de nos perceptions. J’ai senti ces fils, un à un, se rompre. Celui qui m’unissait au sable de l’allée cavalière de l’avenue Henri-Martin. Celui qui m’unissait à cette feuille et celui qui m’unissait à cette autre. Celui qui me reliait à la rumeur de la ville. C’était le printemps, il faisait un temps exquis. La masse fraîche, piquetée de rose, des marronniers ondoyait dans un doux souffle bleu. Ce spectacle ne m’ennuyait pas. Il ne s’était pas enlaidi, pas affadi. Le lien invisible qui depuis toujours m’unissait au sourire printanier avait été sectionné dès son attache, dans la contexture profonde de mon être. Cette perception mourait. Je mourais à chacune de mes perceptions et impressions. J’avais soif, très soif. Ceci eût dû me ramener à la normale, me sauver. On ne peut être indifférent sa soif ! Je m’accrochais à cette sensation comme un homme qui se noie à une planche providentielle. Vain espoir. Ce n’était qu’un peu d’écume. La puissante étreinte de ma soif est devenue lâche. Avec une terreur indicible, j’ai senti que ce lien primitif, le dernier qui me nouait à la vie, mourait lui aussi. J’entrais tout vif dans le néant. Les flammes de l’enfer me léchaient. Je suis rentré chez mes parents en titubant. J’ai continué de mourir spirituellement pendant plus d’une heure.

     Je ne puis regarder un visage humain sans inquiétude. Je ne sais de qui je dois avoir le plus peur, du joueur de football professionnel ou du monsieur cultivé. La seule jauge dont je dispose est celle de l’échange verbal, et ses indications ne sont jamais concluantes. La question que je me pose est évidemment : dans quelle mesure cet homme est-il en train de tuer Dieu ? Que reste-t-il en lui de Tom Sawyer ? Dieu ayant fait muter chez moi dès l’adolescence l’initiale perfection de moi, je ne sais pas ce qu’est l’âge adulte normal. J’ai mes problèmes, mais ils sont autres. Je ne puis puiser en moi aucun élément de réponse à ma grave interrogation. Je me trouve devant le brouillard le plus absolu. Je suis à jamais privé du recours à la projection psychologique. Hélas ! Si aveugle que je sois, je sais additionner 2 et 2 et faire 4. Une âme abîmée, flétrie, est bien souvent la vérité des traits physiques que j’interroge.

   J’ai mis longtemps à me persuader du fait. Ce doit être vers l’âge de trente ans, après avoir parlé à bien des gens, qu’atterré, inquiet, je me suis rendu à l’évidence. Une fois passé le seuil de l’âge adulte, moi, généralement, s’éteint. Une pluie de cendres s’abat sur le successeur légitime de Dieu. Autant dire Dieu. Une pluie de cendres s’abat sur la première personne humaine, et celle-ci disparaît sous le linceul. C’est comme si elle n’avait jamais existé. C’est comme si Dieu n’avait jamais existé. Les cendres ont aussi effacé le souvenir de Dieu : n’est-ce pas particulièrement atroce ? Et, désormais, « moi » va signifier « cendres ». Que faire de cette poudre morte si ce n’est la verser dans une poubelle ? Le geste est naturel. Puis-je me permettre une question ? Une question personnelle. Êtes-vous absolument sûr que tout est éteint ? Selon moi, non. Une braise doit être encore là, au milieu des cendres. Je vous suggère la prudence. Si submergeante puisse être votre sensation que l’homme est un déchet, mieux vaut faire preuve de circonspection. Je conviens que le geste relève de l’acte de foi : explorez tout de même les cendres. Et ne remettez pas directement notre humanité calcinée à l’éboueur, au risque de voir finir sur la décharge le feu résiduel de Dieu. (…) Depuis que tu es intervenu dans ma substance, Seigneur, je rampe dans un roncier avec une idée fixe : dire l’incommensurable événement, décrire avec précision et clarté cet autre sens du mot « perfection » ; du mot « moi ». (…)

      [L’un des enseignements majeurs de la Vérité est l’irréalité fondamentale de tout fait, de toute vérité : ] … Je te vois à travers la fenêtre, Dieu, et dois te récuser en tant qu’hallucination : voici l’une de tes expressions les plus pures, Dieu. Voici l’une des plus grandes étrangetés que tu as incorporées au principe moi quand tu l’as fait muter. Voici l’une des puissances que j’ai trouvées dans ta maison quand, brûle-pourpoint, tu m’y as installé. Je l’emplissais entièrement et toi donc, Père, je t’en ai chassé. Décidément, Père, tu es avare de ta présence. (…) Tu es en train d’inventer la vie, Seigneur ! Tu es en train de la réussir ! Tu es en train de m’inventer, Seigneur ! Tu es en train de me réussir ! (…) Je ne peux pas me mettre à genoux. J’aimerais, j’aimerais tant ! Mais comment faire ? En surgissant dans la maison de mon Père, selon son vœu, je l’en ai chassé ; les choses ont dû se passer ainsi ; et tout ce qu’il y a ici, qui est partout, est MOI. « Que vois-tu, petit trou du cul d’enfant d’homme ? - Je n’aperçois, à « gain de vue », que JE qui JEJOIE, et VEILLE qui VEILLOIE ; absolument rien d’autre qu’un petit trou du cul d’enfant d’homme. » Aussi ne tomberai-je pas à genoux. JAMAIS. Aussi, jusqu’à ce que mort m’emporte, m’interdirai-je toute marque de déférence et de respect à l’endroit de la divinité. Aussi, jusqu’à ce que mort m’emporte, manifesterai-je ma dévotion par l’impertinence, la grossièreté, l’insulte, je serai brûlant dans mon irrévérence.

 L'irrévérence de l'Eveil

Indications de lecture:

   Voir la leçon La personne et l'impersonnel.

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