Textes philosophiques

Stephen Jourdain     le mot sacré


Gilles Farcet : Tout ce que tu viens de dire m’incite à considérer l’aliénation au regard de l’autre comme le premier de tous les empêchements à se creuser, à être.

Steve : Je suis vraiment heureux que le message soit passé ! Ceci étant dit, notre totale absence d’autonomie intérieure nous pose un autre problème, presque aussi grave. (…)

Denise Desjardins : L’absence d’autonomie vient du besoin d’être aimé ; c’est la puissance de ce besoin qui empêche d’accéder à l’autonomie.

Steve : Oublions momentanément la distinction, si utile philosophiquement, entre la dictature du besoin et la mansuétude de l’innocente aspiration…

Ne retenons que le mot besoin.

Chez l’enfant, le besoin d’être aimé est souvent pur et léger à l’image d’un bruissement d’ailes. Mais il est vrai que le risque de dérapage est considérable. Il convient donc de regarder la bête sans sévérité excessive tout en sachant combien elle peut s’avérer dangereuse.

Denise : Si vous saviez la grande cruauté dont Swami Prajnanpad a fait preuve à mon égard pour me faire comprendre à quel point j’étais attachée à lui et m’amener à me dégager de cet attachement…

Steve : C’est ça ! Je lui tire mon chapeau ! Dans ce type de relation il est difficile de ne pas passer par la dépendance, certainement utile pour un temps, mais vient un moment où le sabre doit passer…

C’est le moment de bascule. Et si personne ne vous le murmure à l’oreille, si nul ne prend l’initiative de cet acte de sabrage, il ne se passera jamais rien de décisif.

Denise : Ne croyez-vous pas que ceux que vous avez mentionnés – qui se sont à un moment donné rapprochés d’une bascule mais ont reculé – ont tout simplement eu peur ? Peur de perdre leur moi, leur ego…

Steve : Ont-ils eu peur de perdre leur moi ou la représentation extraordinairement réductrice qu’ils s’en étaient forgé ? Ont-ils eu peur de perdre leur ego ou l’ombre de celui-ci ? Il ne semble pas qu’un esprit épris de vérité puisse éluder cette interrogation.

De l’existence d’un faux moi ai-je le droit d’induire que le moi est fausseté, mensonge ? Du fait que la santé est vulnérable, et que la défaillance ici s’appelle maladie, ai-je le droit d’induire que la santé est une maladie ?

En français, un tel comportement de l’intelligence a un nom : exaction logique. Quittons la France et élargissons notre champ de vision à tout l’Occident et tout l’Orient : ce qui fige de stupeur et surtout d’effroi, c’est la séduction qu’exercent sur tant d’esprits de telles absurdités – parlons clair, de telles âneries.

Je me permets de faire une autre remarque.

En latin, « ego » veut dire « je ». En français aujourd’hui, et pas uniquement dans les cercles spiritualistes, l’ego c’est le diable et Je c’est Dieu. N’y aurait-il pas ici comme un défaut ?

Gilles : Attends, Steve, explique-toi sur ce point précis : d’accord, « ego », mot latin couramment employé dans certains milieux pour désigner le diable (cela dont il faut se défaire), se traduit en français par « Je ». J’en conclus donc que pour toi, « Je » est l’un des noms de Dieu…

Steve : « Je » est le nom de Dieu. Mais si tu l’appelles « moi », il n’y verra aucune offense. Á la vérité, mon impression est que Dieu préfère qu’on l’appelle « moi ». Le mot moi est le mot sacré.

Gilles : Et donc, vaut mieux ne pas en altérer le sens !

Steve : Merci pour la perche tendue !

L’erreur commune, sinon universelle, commise moins par lâcheté que pour se conformer à la sirupeuse idéologie dominante, consiste à vider le mot moi de sa signification personnelle, ce qui revient à lui faire évacuer l’essentiel de sa substance. Danger mortel ! Meurtre de la Personne Intérieur ! Meurtre de la Première Personne ! Meurtre de la Conscience ! Meurtre de l’Esprit !

Gilles : Mais alors, que faire de toute la remise en cause du monde personnel qui semble fonder tant d’approches spirituelles ?

Steve : Bien sûr, il ne s’agit pas de faire stupidement l’apologie du personnel, je veux dire sans se demander ce que contient le paquet. Là encore, il y a confusion terminologique, légèreté dans l’emploi des mots. Et, là encore, ce qui pourrait n’apparaître de prime abord que comme un détail de langage débouche sur une catastrophe.

Qu’entend-on précisément par personnel ?

Ceux qui font de manière abusive le procès du « personnel » ne se sont pas posé la question élémentaire, mais vraiment essentielle : à quoi rapportent-ils exactement l’adjectif « personnel » ? Le rapportent-ils aux attributs de la Personne ou à la Personne Intérieure elle-même ?

Si par « personnel » on ne désigne que les attributs du moi, que ses caractéristiques, alors le procès intenté est parfaitement justifié. Ce « personnel »-là est sans le moindre intérêt, nos caractéristiques individuelles, ce que beaucoup révèrent sous le nom de Ma Personnalité, on s’en fout totalement. Je ne suis pas réductible à mes attributs*, je ne suis pas réductible à mes déterminations, ni à leur somme. Je ne suis pas réductible à mon identité.

En revanche, si l’on étend, ne serait-ce qu’implicitement, le sens du même adjectif à ce « Je » que je viens tout juste de prononcer, à la Personne ou l’Être Intérieur, on a commis l’irréparable ; on a tué et Dieu et son Enfant, l’Homme, on a châtré et le Ciel et la Terre. Dons faire coûte que coûte la différence entre ce que nous sommes et nos misérables attribut, entre « Je suis» et « cela que je suis ». (…)

L'irrévérence de l'éveil

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