Textes philosophiques
    Stephen Jourdain   le cogito de Descartes et l'éveil
     
        "Ça 
    ne vous est jamais arrivé, de vous promener dans une rue, et puis tout à 
    coup, ce n’est plus dans une rue que vous êtes, c’est La Rue, tout vous 
    arrive précédé de l’article défini, et se met comme à briller, et un 
    extraordinaire bonheur fondant et bourdonnant est là, avec l’impression 
    qu’il y a des siècles que vous vivez cette seconde, qui durera toujours?  
     
    Je regarde le nuage...  
     
    Et soudain il se passe cette chose fantastique, et, pour une seconde ou 
    deux, les portes du Paradis s’ouvrent: soudain, la substance du nuage 
    change, il se transmue en un pan d’une matière inconnue, angélique — 
    barbe-à-papa spirituelle? Intériorité faite talc?...; en même temps, 
    l’intervalle entre lui et moi meurt — le nuage devient vivant, s’anime d’une 
    vie immense. Cette vie m’aime; cette vie, avec laquelle mon esprit (où Je 
    est étrangement évident) communique directement, m’aime d’un amour infini et 
    me le dit. Et dans cette voix, oh fabuleux bonheur! Je reconnais la mienne, 
    JE SUIS LE NUAGE.  
     
    (...)  
     
    (La dernière fois que ça m’est arrivé, c’était avant; dans le métro, à six 
    heures du matin, en rentrant de surboum.)  
     
    J’étais réveillé depuis un bon bout de temps, mais l’idée: “je suis 
    réveillé” ne m’était pas, cette fois-là, venue. Et cette veille innocente 
    gardait la spontanéité du rêve, elle courant, courait sans frein, vive et 
    pure, s’incarnant en une cascade de pensées menues (mais était-ce exactement 
    des pensées?), mince et solitaire ruisseau d’or dévalant sans un bruit, 
    gaiement, au coeur des ténèbres.  
     
    A un moment, la conscience “je veille” est venue me visiter au fond de cet 
    or, doucement et silencieusement, comme un flocon de neige vous arrive sur 
    la joue; sans rompre le charme, sans que certaines machineries se remettent 
    en marche, sans rien altérer.  
     
    Et instantanément, de cette veille qui se redoublait, j’ai glissé dans la 
    clarté incroyablement intense et douce, sans âge, abyssalement centrale 
    d’une perception nouvelle de mon propre fait — saisie miraculeuse, sans fin, 
    de l’essence “moi” par elle-même, conscience, connaissance d’être, 
    existence, ineffable “moi-ité”, merveille.  
     
    (Ce pourrait être une description de “l’éveil”. Pourtant, je dois 
    l’affirmer, il ne s’agissait encore que d’un “instant”, d’un état; sans 
    commune mesure ni commune nature avec cet avènement intraduisible: l’usage 
    véritable de la faculté de conscience.)  
     
    L’EVEIL  
     
    C’était le soir, j’étais dans ma chambre, allongé dans l’obscurité, et je 
    tournais et retournais dans ma tête depuis un long moment, probablement 
    depuis une demi-heure, la petite phrase du Cogito de Descartes: “Je pense, 
    donc je suis”. Il m’avait semblé, dans les jours précédents, entrevoir une 
    prodigieuse vérité dans cette petite phrase, et j’essayais de retrouver 
    cette vérité entrevue dans un éclair. Je réfléchissais depuis très 
    longtemps, en me répétant inlassablement: “je pense, donc je suis”, et en 
    faisant chaque fois le voyage depuis la réalité vivante qui en moi-même 
    correspondait à “je pense” et “je suis” jusqu’à ce que ces mots, pour les 
    charger, dans la petite phrase, de leur vrai sens. En m’efforçant de penser 
    le Cogito avec ma vie. C’était un travail très difficile, j’étais épuisé, le 
    déclic qui m’aurait révélé la signification mystérieuse de la phrase ne se 
    produit pas, mais, à un certain moment, un autre déclic, que je n’attendais 
    pas, a dû jouer. [Un ressort secret qui devait être enfoui dans la 
    conscience humaine depuis la Création, qui attendait son heure et que je 
    viens d’effleurer par hasard.]. Et l’événement s’est produit, avec une 
    soudaineté surnaturelle.  
     
    Et tout d’un coup je me suis retrouvé dans un avant, un commencement 
    insoupçonné de moi-même, veillant d’une veille sans limite, me sachant — et 
    me sachant me sachant — et me sachant me sachant me sachant: à l’infini, et 
    m’éprouvant totalement identique à cette veille, cet abîme d’auto-conscience, 
    qui n’était point chose qui m’était donnée, mais au contraire 
    qu’essentiellement je ne subissais pas, faisais moi-même brûler.  
     
    [Et puis vlan! Quelque divinité, dans le royaume métaphysique, a tripoté un 
    bouton, je me suis retourné comme un gant, et déjà cette chose insensée 
    était là au milieu de moi, comme un membre vivant à la place d’une 
    prothèse.]  
     
    A brûle-pourpoint, je glisse dans une lucidité sans nom, achèvement inouï de 
    l’aurore qu’on nomme conscience de soi. Cette lumière n’est pas un état 
    passivement subi: c’est un acte que désormais je sais accomplir. Elle n’est 
    point non plus, à proprement parler, une expérience que je fais: elle est 
    moi, elle est exactement Steve Jourdain". 
     
    Revue 3ème millénaire, 
	No 5, juin 
    1987, pp. 16-17.
    
      
    
    
      
        
		
    
      
      
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