Textes philosophiques
Krishnamurti
le cerveau, la fin du temps pscyhologique
Krishnamurti : Une nuit, en Inde, je me suis réveillé; j'ai regardé ma
montre, il était minuit et quart. J'hésite à en parler tellement cela a
l'air extravagant, mais la source de toute énergie avait été atteinte. Et
l'effet sur le cerveau était extraordinaire. Physiquement aussi —
excusez-moi de parler ainsi de moi-même — mais, voyez-vous, il n'existait
littéralement plus aucune division, plus aucun sentiment du monde, du « moi
» Est-ce que vous me suivez ? Il ne restait que la sensation d'une
formidable source d'énergie.
David Bohm : Donc le cerveau était en contact avec cette source d'énergie ?
Krishnamurti : Oui, et si je parle depuis soixante ans, c'est que je
voudrais que d'autres y parviennent — non, il ne s'agit pas de parvenir.
Est-ce que vous me comprenez ? Tous nos problèmes sont alors résolus. Parce
que c'est l'énergie pure, de toute éternité. Comment puis-je — pas « moi »,
bien entendu —comment ne pas enseigner, aider, inciter — comment réussir à
dire : « cette voie mène à une paix totale, à l'amour » ? Pardonnez-moi
d'avoir recours à ces mots-là. Mais supposez que vous ayez atteint le point
où votre cerveau lui-même en devient tout vibrant — comment feriez-vous pour
aider les autres ? Vous comprenez ? Aider — pas débiter des mots. Comment
aider les autres à accéder à cela ? Vous voyez ce que je veux dire ?
David Bohm : Oui.
Krishnamurti : Mon cerveau — pas le mien propre, bien sûr — a évolué. Cette
évolution implique le temps, donc le cerveau ne peut vivre, penser, que dans
le plan du temps. Et nier le temps est pour lui une activité formidable, car
tout problème qui surgit, toute question qui se pose se trouvent alors
résolus instantanément.
David Bohm : Est-ce un état qui perdure, ou bien est-ce temporaire ?
Krishnamurti : C'est un état durable, évidemment, sinon cela ne servirait à
rien. Ce n'est pas un état sporadique, intermittent. Par conséquent, comment
peut-on ouvrir les portes, aider les autres à admettre : « Bon, nous avons
fait fausse route, seul compte le non-mouvement; et si le mouvement cesse,
tout sera parfait » ?
David Bohm : Oui, mais c'est difficile de savoir à l'avance que tout sera
parfait.
Krishnamurti : Revenons à notre point de départ : la question de savoir si
l'humanité avait fait fausse route, pas physiquement, mais
psychologiquement. Peut-elle rebrousser chemin ? Ou s'arrêter ? Mon cerveau
est tellement habitué à cette idée évolutionniste de devenir, de gain
personnel, d'accumulation de connaissance, etc.; ce cerveau peut-il
percevoir d'un seul coup que le temps n'existe pas ? Comprenez-vous où je
veux en venir ?
David Bohm : Oui.
Krishnamurti : J'écoutais l'autre jour un débat télévisé sur Darwin — ses
connaissances, ses découvertes, toute sa théorie de l'évolution. Il me
semble que, sur le plan psychologique, c'est totalement inadéquat.
David Bohm : Il a apparemment prouvé que toutes les espèces ont changé au
fil du temps. En quoi cette idée est-elle inadéquate ?
Krishnamurti : Mais voyons, c'est évident.
David Bohm : A un certain point de vue, la théorie est exacte, bien qu'à mon
avis il soit inexact de dire que l'esprit a évolué au cours du temps.
Krishnamurti : C'est indiscutable.
David Bohm : Mais physiquement, il paraît évident qu'un processus
d'évolution ait eu lieu, et que ce processus ait augmenté les capacités du
cerveau dans certains domaines. Par exemple, si le cerveau n'avait pas gagné
en volume, nous ne serions pas en mesure de discuter comme nous le faisons
actuelle ment.
Krishnamurti : Bien sûr.
David Bohm : Mais vous sous-entendez, me semble-t-il, que l'esprit n'a pas
sa source dans le cerveau. Est-ce exact ? Le cerveau est peut-être un instru
ment de l'esprit ?
Krishnamurti : Et l'esprit n'est pas le temps. Regardez de près ce que cela
signifie.
David Bohm : L'esprit n'évolue pas parallèlement au cerveau.
Krishnamurti : Si l'esprit ne procède pas du temps, et que le cerveau
procède du temps, ne tenons-nous pas là l'origine du conflit ?
David Bohm : Voyons d'abord ce qui produit ce conflit. Ce n'est pas si
évident d'affirmer que le cerveau procède du temps; disons plutôt qu'il
s'est développé de telle manière que le temps y est inclus.
Krishnamurti : Oui, c'est ce que je voulais dire.
David Bohm : Mais ce n'est pas forcément le cas.
Krishnamurti : Le cerveau a effectivement évolué.
David Bohm : Il a évolué, donc il inclut le temps.
Krishnamurti : Oui, il a évolué; le temps en est partie intégrante.
David Bohm : Le temps est devenu indissociable de sa structure même.
Krishnamurti : C'est exact.
David Bohm : Et pourtant l'esprit agit en dehors du temps, bien que le
cerveau, lui, en soit incapable.
Krishnamurti : Ce qui signifie que Dieu est dans l'homme, et Dieu ne peut
agir que si le cerveau est silencieux, que s'il n'est pas prisonnier du
temps.
David Bohm : Ce n'est pas ce que je voulais dire. Je constate que le
cerveau, ayant une structure tempo relle, n'est pas capable de réagir de
façon adéquate face à l'esprit. C'est bien cela qui est en cause ici,
dirait-on.
Krishnamurti : Le cerveau peut-il percevoir lui-même qu'il est emprisonné
dans le temps, et que, tant qu'il sui vra cette direction, le conflit n'aura
pas de cesse, pas de fin ? Est-ce que vous me suivez ?
David Bohm : Oui. Le cerveau est-il en mesure de perce voir cela ?
Krishnamurti : A-t-il la faculté de voir que dans sa trajectoire actuelle —
qui l'emprisonne dans le temps —, que dans ce processus, le conflit n'en
finira jamais ? En d'autres termes : y a-t-il dans le cerveau un élément qui
ne procède pas du temps ?
David Bohm : Qui ne soit pas prisonnier ou tributaire du temps ?
Krishnamurti : Peut-on affirmer cela ?
David Bohm : Je l'ignore.
Krishnamurti : Cela reviendrait à dire — pour s'exprimer différemment — que
le cerveau n'est pas totalement conditionné par le temps, de sorte qu'une
partie de lui-même échappe au temps.
David Bohm : « Partie » n'est pas le terme exact; disons que le cerveau est
largement dominé par le temps — ce qui ne signifie pas pour autant qu'il
soit immuable.
Krishnamurti : Oui, c'est bien la question : le cerveau, dominé par le
temps, peut-il échapper à son emprise ?
David Bohm : C'est cela. Un tel moment suppose qu'il sorte du champ
temporel. Il me semble que je vois très bien : c'est uniquement quand on lui
accorde du temps que le cerveau se laisse dominer par lui. La pensée, qui
exige du temps, y est asservie, mais tout ce qui parvient à prendre le temps
de vitesse lui échappe.
Krishnamurti : Exactement. Comment le cerveau — accoutumé comme il l'est au
temps — peut-il s'apercevoir que dans ce processus s'engage un conflit sans
fin ? Peut-il le voir, c'est-à-dire en prendre conscience ? Va-t-il prendre
conscience sous la contrainte ? Bien sûr que non. Ou alors sous la pression
de la force, l'appât de la récompense ou la menace d'une sanction ?
Assurément non. Dans ce cas-là, ou bien il résiste, ou bien il s'échappe.
Quel est donc le facteur susceptible de déclencher dans le cerveau la prise
de conscience de son fonctionnement inadéquat ? (Utilisons ce terme pour
l'instant.) Comment peut-il s'apercevoir sou dain que ce mode de
fonctionnement est radicale ment pernicieux ? Qu'est-ce qui peut déclencher
cette réaction ? Certainement pas les drogues, ni un produit chimique
quelconque.
David Bohm : Non, aucun de ces agents extérieurs, assurément.
Krishnamurti : Alors, quel autre facteur peut susciter cette prise de
conscience ?
David Bohm : Qu'entendez-vous au juste par prise de conscience ?
Krishnamurti : La conscience de ce que la voie suivie jusqu'ici par le
cerveau ne peut être que la voie du conflit.
David Bohm : A mon avis, cela soulève la question d'une éventuelle
résistance du cerveau à une telle prise de conscience.
Krishnamurti : Bien entendu. Parce que cela fait des siècles qu'il suit la
même voie ! Comment l'amener à se rendre à l'évidence ? Si on y parvient, le
conflit s'évanouit alors.
Voyez-vous, les gens ont tout essayé : le jeûne, l'austérité, la pauvreté,
la chasteté — dans le vrai sens du terme —, la pureté, la rigueur de
l'esprit; ils ont essayé les voies solitaires; ils ont essayé pra tiquement
tout l'éventail des tentatives humaines, mais aucun de ces moyens ne s'est
avéré efficace.
David Bohm : Que dire alors ? Et vous, qu'en dites-vous ? De toute évidence,
ceux qui poursuivent ces buts extérieurs restent encore dans une démarche de
devenir.
Krishnamurti : C'est vrai, mais sans se rendre compte que ce sont des buts
extérieurs. Donc, vis-à-vis de tout cela, un rejet catégorique s'impose.
David Bohm : Disons — pour avancer un peu — qu'il faut nier la notion même
du temps vu comme une anticipation de l'avenir, et nier aussi tout le passé.
Krishnamurti : C'est tout à fait cela.
David Bohm : Et donc, nier le temps dans sa globalité.
Krishnamurti : Le temps, voilà l'ennemi. Il faut lui faire face, et le
dépasser.
David Bohm : Nier qu'il possède une existence autonome. Je crois,
voyez-vous, que nous avons le sentiment d'un temps qui existe indépendamment
de nous. Nous sommes dans le cours du temps, donc il paraî trait absurde de
le nier, car telle est notre condition de fait.
Krishnamurti : Exact, tout à fait exact. Il faut donc s'éloi gner vraiment
(les mots sont bien dérisoires) de tous les moyens élaborés par l'homme pour
accéder à ce qui est hors du temps.
David Bohm : Peut-on dire qu'aucune des méthodes « extérieures » utilisées
par l'homme ne délivreront son esprit du temps ?
Krishnamurti : Absolument.
David Bohm : Car toutes ces méthodes impliquent le temps.
Krishnamurti : Bien sûr. C'est tellement évident.
David Bohm : Dès le départ, nous élaborons toute la structure du temps;
c'est déjà toute la notion de temps qui est présupposée d'emblée.
Krishnamurti : Effectivement. Mais comment faire passer cela? Comment vous,
ou tel autre, allez-vous y sensibi liser un homme qui est prisonnier du
temps, et qui va résister, se défendre, parce qu'il n'y a pas d'autre issue
à ses yeux ? Comment lui faire comprendre ?
David Bohm : Je pense qu'on peut seulement toucher ceux qui ont déjà
approfondi la question; aucune chance de toucher tant soit peu un homme
qu'on aurait accosté dans la rue !
Krishnamurti : Que faire, alors ? Si les mots sont impuissants, que faire ?
Pourrait-on avancer l'idée que, lorsqu'un problème surgit, il faut le
prendre à bras le corps immédiatement, sinon on risque de se convaincre à
bon compte de l'avoir résolu ? Admettons que j'aie un problème psychologique
quelconque; l'esprit peut-il le cerner, le résoudre instantanément ? Sans
être dupe, sans y opposer de résistance — vous me suivez ? Mais l'affronter,
et en finir avec lui ?
David Bohm : Dans le cas d'un problème psychologique, c'est la seule
solution. Sinon, nous restons empêtrés dans les racines mêmes du problème.
Krishnamurti : C'est évident. Cet acte seul suffirait-il donc à abolir le
temps — ce temps psychologique qui nous occupe ici ?
David Bohm : Oui, à condition qu'une démarche immédiate s'applique au
problème, c'est-à-dire à l'ego.
Krishnamurti : Supposons que l'on soit envieux, ou avide, par exemple. En
mettant fin immédiatement à cette envie, à cet attachement, n'est-on pas en
passe d'abolir le temps ?
David Bohm : Si, car une action qui n'est pas immédiate est déjà porteuse de
temps.
Krishnamurti : Oui, oui, je sais.
David Bohm : Donc le temps est immédiatement aboli —c'est bien cela ?
Krishnamurti : Immédiatement, c'est certain. Serions-nous donc ici devant ce
carrefour où l'humanité a fait fausse route ?
David Bohm : Oui, si l'homme a l'impression que quelque chose ne va pas
psychologiquement, il fait interve nir la notion de temps et l'idée de
devenir, et cela crée une infinité de problèmes.
Krishnamurti : Cela ne débouche-t-il pas sur l'évidence que cette notion de
temps ne se situe pas sur un plan intérieur ? Et par conséquent, que la
pensée n'existe que dans le plan extérieur ?
David Bohm : Cela revient à dire, en fait, que la pensée est un processus
indissociable du temps.
Krishnamurti : Ne peut-on affirmer, alors, que la pensée est le processus du
temps ? Parce qu'elle se fonde sur l'expérience, le savoir, la mémoire, et
le réflexe —qui représentent le temps dans son intégralité.
David Bohm : Disons, pour plus de clarté, que la pensée, telle qu'elle nous
apparaît généralement, est dans le plan du temps.
Krishnamurti : La pensée telle que nous la connaissons fait partie du temps.
David Bohm : En gros, je suis d'accord.
Krishnamurti : Au sens large, donc, la pensée est le temps.
David Bohm : Elle est basée sur la notion de temps.
Krishnamurti : Bon, si vous voulez. Mais pour moi, la pensée en elle-même
est le temps.
David Bohm : La pensée en elle-même crée le temps; d'accord.
Krishnamurti : Cela indique-t-il que s'il n'y a pas de temps il n'y a pas de
pensée ?
David Bohm : En tout cas, pas de pensée de ce type-là.
Krishnamurti : Non, je veux dire : il n'y a pas de pensée. (Là, j'avance
tout doucement.)
David Bohm : Pourrait-on admettre qu'il existe une pensée, dans laquelle
nous vivons, et qui est depuis tou jours dominée par le temps ?
Krishnamurti : Oui, mais nous n'en sommes plus là, c'est ter miné.
David Bohm : Mais il existe peut-être un autre type de pensée, que le temps
ne domine pas... Vous disiez, n'est-ce pas, qu'on peut toujours se servir de
la pensée pour faire certaines choses.
Krishnamurti : Bien sûr, extérieurement, c'est ce qui se passe.
David Bohm : Attention, nous allons finir par dire que la pensée est
obligatoirement dominée par le temps; non.
Krishnamurti : En effet. Si je dois me rendre d'un point à un autre, rentrer
chez moi, cela demande du temps, mais ce n'est pas de ce temps-là que je
parle.
David Bohm : Alors précisons que vous parlez d'une pen sée qui vise l'esprit
— dont le contenu est de l'ordre de l'esprit.
Krishnamurti : C'est cela. Admettriez-vous que le savoir soit le temps ?
David Bohm : Voyons..., oui...
Krishnamurti : Tout savoir est temps.
David Bohm : Oui, en ce sens qu'il est acquis dans le passé et peut se
projeter dans l'avenir, et ainsi de suite...
Krishnamurti : Le passé, l'avenir..., évidemment. Le savoir, quel qu'il soit
— science, mathématiques —, s'acquiert grâce au temps et à travers lui.
J'étudie la philosophie, ou quoi que ce soit d'autre, et tout le mouvement
du savoir implique le temps. Vous voyez ce que je veux dire !
David Bohm : D'après vous, me semble-t-il, l'homme a fait fausse route et
s'est retrouvé piégé dans ce type de savoir, qui est dominé par le temps,
parce qu'il est devenu un savoir psychologique.
Krishnamurti : Oui, donc l'homme vit dans le temps.
David Bohm : Il vit dans le temps parce qu'il s'est efforcé d'élaborer un
savoir de la nature de l'esprit. Affir meriez-vous qu'il n'y a pas de savoir
réel de l'esprit ? Est-ce bien là votre pensée ?
Krishnamurti : Dès lors qu'on emploie le terme « savoir », cela implique le
temps. Quand on abolit le temps — dans l'acception que nous donnons à ce
terme —, le savoir ne procède plus de l'expérience.
David Bohm : Il faudrait définir le terme « expérience ».
Krishnamurti : L'expérience ? — la mémoire.
David Bohm : Les gens disent : « c'est par l'expérience, grâce à elle, que
j'acquiers, que j'apprends quelque chose ».
Krishnamurti : ... ce qui est une démarche de devenir !
David Bohm : Bon, tâchons d'être clair. Disons qu'il existe un type
d'expérience — par exemple profes sionnelle — qui devient une compétence, et
une aptitude à percevoir.
Krishnamurti : Bien sûr, mais c'est tout à fait différent.
David Bohm : Mais ce que nous sommes en train de dire, c'est qu'il ne sert à
rien d'acquérir une expérience de l'esprit, une expérience psychologique.
Krishnamurti : C'est cela, en un sens. L'expérience psycholo gique est dans
le plan du temps.
David Bohm : Et elle est sans intérêt, parce qu'on ne peut pas dire : « J'ai
acquis une compétence dans ma profession, je vais donc acquérir de la même
façon une compétence de l'esprit, ou une compétence fon damentale. »
Krishnamurti : Exactement. Où cela nous mène-t-il ? A com prendre que le
savoir est le temps; le cerveau le comprend, il constate que le temps a de
l'impor tance dans une certaine dimension, mais qu'il existe une autre
dimension dans laquelle le temps n'a plus cours, ce qui n'est pas
contradictoire.
David Bohm : Je dirais que la valeur du temps est cir conscrite à un certain
domaine, à une certaine zone, et qu'au-delà, il perd toute valeur.
Krishnamurti : Voilà. Demandons-nous donc ce qu'est l'esprit ou le cerveau
sans le savoir, en dehors de lui. Vous comprenez ?
David Bohm : Sans le savoir psychologique?
Krishnamurti : Oui, je me place d'un point de vue psychologi que.
David Bohm : Ce n'est pas tant que le cerveau soit prison nier du temps;
c'est surtout que, pour s'organiser, il se trouve privé de savoir
psychologique.
Krishnamurti : C'est cela.
David Bohm : Donc, selon vous, le domaine du cerveau doit se structurer en
ayant une complète connais sance de lui-même.
Krishnamurti : Le cerveau, l'esprit seraient donc le désor dre ?
Certainement pas.
David Bohm : Bon, mais à mon avis, les gens face à cette question risquent
de croire qu'il y a désordre.
Krishnamurti : Oui, sans doute.
David Bohm : Vous affirmez, semble-t-il, que l'idée de se contrôler
psychologiquement n'a pas de sens.
Krishnamurti : Donc le savoir du « moi » — le savoir psycho logique — est le
temps.
David Bohm : Oui, j'admets que, globalement, le savoir soit le « moi », soit
le temps.
Krishnamurti : Et que devient alors l'existence, privée de cela ? S'il n'y a
plus de temps, plus de savoir au sens psychologique du terme, plus de
sentiment du « moi », alors qu'y a-t-il ? Arrivés à ce point, la plu part
des gens vont s'écrier : « Quelle horreur! ».
David Bohm : Oui, parce qu'on a l'impression qu'il n'y a plus rien.
Krishnamurti : Rien. Mais, arrivés à ce point, qu'y a-t-il ? Pour rait-on
dire que, parce qu'il n'y a rien, il y a tout ?
David Bohm : Oui, je suis prêt à accepter cela. C'est quel que chose que je
sais. C'est la vérité, et cela inclut tout.
Krishnamurti : Pas de méditation, pas la moindre chose.
David Bohm : Pas la moindre chose.
Krishnamurti : C'est cela même.
David Bohm : Toute chose est par essence limitée, et là nous ne sommes pas
en présence d'une « chose » parce que cette chose-là n'a pas de limites. Ou,
tout du moins, elle contient tout en puissance.
Krishnamurti : Attendez ! Si « cela » n'est rien, et donc tout, alors tout
est énergie.
David Bohm : Oui, le fondement de tout est l'énergie.
Krishnamurti : C'est évident. Tout est énergie. Et quelle est la source de
cette « chose » ? Ou bien n'existe-t-il pas du tout de source à l'énergie ?
Rien que l'énergie ?
David Bohm : L'énergie est, c'est tout. L'énergie est « ce qui est ». Il n'y
a pas besoin de source... Voilà peut-être une approche possible ?
Krishnamurti : Non. S'il n'y a rien, et par conséquent tout, et que tout
soit énergie... Il faut faire très attention ici : les Hindous aussi ont
cette notion — l'idée que Brahman est tout. Vous voyez ? Mais c'est devenu
une idée, un principe, et une fois de plus c'est dans le cerveau que tout se
passe. Mais c'est un fait qu'il n'y a rien, et par conséquent tout, et que
c'est l'énergie cosmique. Alors, qu'est-ce qui a suscité cette énergie à
l'origine ?
Le Temps aboli,
éditions du Rocher.
Indications de lecture:
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