Textes philosophiques

Louis Lavelle    l'expérience du temps


    "Le passé est le champ d'exercice de la liberté. C'est un univers que je porte en moi et dont je dispose. La mémoire est une puissance que j'exerce sans que j'aie besoin d'un ébranlement extérieur. C'est un monde que je porte tout entier en moi et que j'évoque quand je veux. Il est la fin du temps et laisse subsister pourtant en moi ce temps même où je l'évoque. Il est le point où le temps et l'éternité se rejoignent, où le temps sans s'abolir se dénoue pourtant dans l'éternité. Mais je suis libre encore à l'égard du contenu même du passé, car ce passé je le transfigure, je lui donne une signification toujours nouvelle et qu'il ne portait pas en lui-même (pas plus que l'objet que j'ai devant moi et qui est indifférent aussi longtemps que le regard de l'artiste ne l'a pas pénétré et illuminé). Et je puis m'assujettir au souvenir comme tel, mais c'est une idolâtrie que l'on justifie par le mot vérité, bien que le mot vérité ait un autre sens et traduise l'acte par lequel je reconnais non pas ce que les choses sont, mais la signification des choses. Mais alors le passé, au lieu de m'asservir me délivre ... Il est la transformation du spectacle qui m'était donné en une puissance dont je dispose et dont l'exercice ne connaît plus d'empêchement ni d'obstacle ... C'est une erreur bien grave de penser que le propre du passé, c'est de sauvegarder sous une forme décolorée un vestige d'un présent aboli. Si le passé n'avait de sens que pour suppléer illusoirement un présent qui n'est plus, c'est la mémoire qu'il faudrait abolir. L'objet de la mémoire n'est pas de nous témoigner seulement qu'il y a des choses qui sont retombées à jamais au néant. C'est de leur donner la vie même pour laquelle elles sont faites, une vie spirituelle qui ne commence que lorsqu'elles ne sont plus. Aussi n'a-t-on pas tort de penser comme on le fait quelquefois que l'esprit n'est rien, car il n'est rien si l'on veut que l'être soit une chose qui nous soit donnée, mais il est tout si cette chose elle-même n'est rien qu'une apparence qu'il nous faut traverser et abandonner pour que nous puissions posséder intérieurement et retrouver sans cesse par un acte l'essence même de la chose dépouillée de cette écorce qui jusque-là la dissimulait. Ainsi, il est bien vrai que le passé est un accomplissement, mais quand une chose est accomplie, loin de dire qu'elle n'est plus rien, il faut dire qu'elle cesse d'apparaître, mais qu'elle commence à être. Ce qui introduit une singulière lumière dans le problème même de la mort. Les hommes croient presque toujours qu'ils ne cessent de perdre ce qui leur était donné quand l'usage leur en est retiré. Mais il est vrai aussi que toute perte est un gain, du moins si cette perte est nécessaire pour que chaque chose fasse partie désormais de notre être spirituel. Chacun sait bien que les horreurs de la guerre reçoivent maintenant dans le souvenir si intense que nous en avons gardé à la fois leur signification et leur réalité. La mémoire nous fait assister à l'entrée du temps dans l'éternité. Mais serait singulièrement déçu [celui] qui s'attendrait à trouver dans l'éternité une éternité de choses, c'est l'éternité d'une liberté capable de tout se donner à la condition précisément qu'elle s'exerce comme il faut".

Inédits

A, B, C, D, E, F, G, H, I, J, K, L, M, N, O, P, Q, R, S, T, U, V, W, X, Y, Z


Bienvenue| Cours de philosophie| Suivi des classes| Textes philosophiques| Liens sur la philosophie| Nos travaux| Informations
 
philosophie.spiritualite@gmail.com