Textes philosophiques

Jean Marc Mantel    l'émotion saveur de l'unité


     L'émotion peut être considérée comme une réaction, impliquant le corps, le mental, la personnalité, et la conscience d'arrière-plan. Il convient donc d'en étudier ses différents aspects, si l'on veut en clarifier sa compréhension. Une réaction ne peut se faire qu'entre deux objets différents. Si vous versez de l'eau dans de l'eau, rien ne se passe. L'eau reste de l'eau. Si vous mettez en contact de l'eau et du feu, l'eau va se réchauffer, bouillir, se transformer en gaz et s'évaporer. Le feu, s'il n'est pas suffisamment alimenté, va s'éteindre. L'eau et le feu en fusionnant se transforment mutuellement.

        Pour transposer un tel constat au fonctionnement de notre intériorité, nous pouvons observer que les émotions, quelles qu'en soient leur nature, impliquent un sentiment de séparation. Nous n'avons peur de quelque chose que si nous nous en sentons séparés. Nous ne nous mettons en colère contre quelqu'un ou quelque chose, que si nous nous en sentons séparés. Les émotions dites "négatives" sont celles qui accentuent ce sentiment de séparation. Les émotions dites "positives" sont celles qui l'atténuent. Sont nommées "négatives" toutes les réactions qui amènent une fermeture, une condensation, une contraction, en d'autres termes une souffrance. Sont nommées "positives" toutes les réactions qui amènent une ouverture, une dilatation, une expansion, en d'autres termes une joie. La souffrance est ainsi une expérience de condensation, et la joie une expérience d'expansion. Prenons l'exemple de la peur. La peur est tout d'abord une expérience sensorielle, corporelle. Le corps se contracte, le souffle s'étrique, l'intestin se noue, la gorge se resserre. Les circonstances qui déclenchent une pareille réaction sont celles qui mettent en danger les systèmes de défense construits par le moi, attaché à son individualité. Par exemple, nous avons peur d'une maladie, car elle met en danger le corps et les attachements multiples propres à la personnalité. Nous sommes identifiés à ce corps et à son devenir. Tout ce qui met en cause ce fragile équilibre déclenche une sensation de peur. Si, par contre, vous n'êtes plus attaché à ce corps et à ses possessions, il n'y a plus de peur. Le devenir du corps vous laisse alors indifférent.

     Lorsque la peur est d'origine purement mentale, elle est liée aux projections que le mental construit, et qui sont prises pour la réalité. Par exemple, nous imaginons qu'il puisse nous arriver quelque chose dans un avenir proche. Une sensation de peur nous étreint. Un sentiment de danger se révèle. Danger pour qui ? Bien sûr, danger pour "moi". Nous ne ressentons pas la même expérience si un incendie ravage la maison du voisin que si les flammes lèchent notre corps ou celui de nos proches. Il en est de même pour le compte en banque. Les difficultés de fin de mois du voisin ne nous concernent pas de la même manière que les nôtres. L'idée d'un moi, différent et séparé de l'autre, est donc indissociable de l'expérience de la peur. Examinons aussi la question de la colère. Nous nous mettons généralement en colère parce que nous ne sommes pas d'accord avec quelqu'un ou quelque chose. Pas d' "accord", pas en "accord". Nous ne "résonnons" pas à la même fréquence que ce quelqu'un ou quelque chose. Il y a donc dissonance entre deux objets qui se ressentent séparés. Notre enfant ne fait pas ce qu'on lui dit. La colère monte. Le ton se hausse. Une énergie puissante se mobilise pour parvenir à un but, celui d'affirmer sa loi ou de briser les résistances du désaccord de l'autre. Briser les résistances, n'est-ce pas transformer le deux en un ? La digue sépare l'eau de l'amont de l'eau de l'aval. Lorsque la digue se fissure, l'eau de l'amont et l'eau de l'aval fusionnent. Un violent mouvement se manifeste, qui ne s'apaise que lorsque la fusion est accomplie. De la même manière, la colère disparaît lorsque le moi en colère et cela qui a suscité la colère fusionnent en une unité cohérente.

     Moi et l'autre ne sommes alors plus séparés. La colère n'est pas. Voyons l'émotion de tristesse, le chagrin. Ne ressentons-nous pas du chagrin par nostalgie d'une expérience heureuse oubliée. On peut situer cette expérience sur un plan horizontal, dans notre passé, ou sur un plan vertical, dans le souvenir d'un état qui était joyeux, serein, sans manque. Tant que "je" ne fait pas un avec le vécu désiré, une tristesse est présente. Lorsque nous disons, "tu me chagrines", nous attribuons à l'autre la cause du chagrin que nous expérimentons, sans nous rappeler que nous avons déjà connu cette expérience de chagrin dans des circonstances bien différentes, qui n'ont rien à voir avec les circonstances présentes. Attribuer donc une cause en dehors de nous-mêmes à cette émotion de chagrin n'est qu'une projection mentale. Qu'en est-il de la joie et des expériences qui lui sont associées ? Nous nous sentons joyeux lorsque nous obtenons ce que nous désirons. S'il s'agit d'un objet, à l'instant où lui et nous sommes un, le désir nous quitte et la joie est là. S'il s'agit d'un être, à l'instant où lui et nous sommes un, le désir nous quitte aussi, et la joie est là. S'il s'agit de l'unité de l'être, à l'instant où elle et nous sommes un, le désir nous quitte, et la joie est là. Le désir de joie peut donc être vu comme une quête d'unité. Plus l'unité de l'être est proche, plus nous nous sentons paisibles, à la maison, tranquilles, dilatés, ouverts. Plus l'unité de l'être est loin, plus nous nous sentons agités, inquiets, contractés, fermés. Une piste est donc ouverte : celle qui mène de la division à l'indivision, de la multiplicité à l'unité. Les émotions, quelles qu'en soient leur nature, ont la particularité de se résorber dès lors qu'elles sont accueillies. De la même manière que le morceau de sucre se résorbe lorsqu'il est plongé dans de l'eau, un fragment se résorbe dès lors qu'il est placé dans un espace plus vaste qui lui permet de perdre sa densité. L'accueil de l'émotion est ainsi une attitude optimale, qui va permettre sa révélation, puis sa résorption.

     Que signifie accueillir l'émotion ? Tout d'abord, la contempler, l'observer comme si elle était posée sur la table. C'est assez facile dès lors que l'on considère l'émotion dans sa manifestation corporelle. Les sensations corporelles qui accompagnent l'émotion sont alors observées, écoutées. Les tensions, sous le pouvoir de l'écoute, se détendent, les contractions se relâchent. L'expansion propre aux expériences de joie s'approfondit, jusqu'à ce que disparaisse le sentiment d'individualité. Gérer l'émotion signifie donc l'accepter, comme nous acceptons un être aimé. Nous lui disons "bienvenue". Il se sent alors à son aise, et nous aussi. Et dans cette aisance partagée, la séparation disparaît. L'unité règne. Cette juste gestion des mouvements d'énergie qui traversent l'intériorité implique donc un "savoir écouter", qui n'est rien d'autre qu'un "savoir aimer". L'écoute, l'amour et l'acceptation sont tous le reflet d'une seule et même conscience qui contient et englobe. Cette conscience est ce vers quoi le doigt pointe, lorsque nous disons "nous". Le "nous" ne désigne pas le corps ou le mental, mais bien la conscience qui nous habite, ou plus exactement en qui nous habitons. Le moi est en effet contenu par la conscience. Il est conscience. L'émotion est ainsi la friction exprimée par le moi, lorsque ses limites se dissolvent dans l'unité de la conscience. Lorsque le fil de l'émotion est suivi jusqu'à sa source, il amène à la conscience pure, qui est lorsque "je" n'est pas. Savourons donc l'extase de l'émotion jusqu'à en boire sa lie et goûter le nectar d'unité qu'elle contient en son sein.

Indications de lecture:

 

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