DocumentsKarl Marx l'histoire et la répétition du passéLes hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de toutes pièces, dans des circonstances qu'ils auraient eux-mêmes choisies, mais dans des circonstances qu'ils trouvent immédiatement préétablies, données et héritées. La tradition de toutes les générations disparues pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants. Et, au moment précis où ils semblent le plus occupés à se bouleverser eux-mêmes et à bouleverser les choses, à créer quelque chose qui ne s'est jamais vu, c'est justement là, dans de pareilles époques de crise révolutionnaire qu'ils incarnent anxieusement les esprits du passé, les appelant à la rescousse, leur empruntant leurs noms, leurs mots d'ordre et leurs costumes, pour jouer, sous ce déguisement vénérable et dans cette langue d'emprunt, les nouvelles scènes de l'histoire universelle. Ainsi, Luther prenait le masque de l'apôtre Paul, la révolution de 1789-1814 se drapait tour à tour en République romaine ou en Empire romain, et la révolution de 1848 ne su rien faire de mieux que de parodier tantôt 1789, tantôt la tradition révolutionnaire de 1793-1795. De même le débutant qui vient juste d'apprendre une nouvelle langue commence toujours par la retraduire dans sa langue maternelle, et il ne s'approprie véritablement l'esprit de la nouvelle langue, devenant capable de produire librement en elle, qu'à partir du moment où il peut s'y mouvoir sans réminiscences et une fois qu'il a oublié en elle sa langue native. Lorsqu'on examine ces incantations des morts dans l'histoire universelle, une différence saute tout de suite aux yeux. Camille Desmoulins, Danton, Robespierre, Saint Just, Napoléon, les héros, comme les partis et les masses de l'ancienne Révolution française, accomplirent en costume romain et avec des phrases romaines les tâches de leur temps : libérer de ses chaînes et instaurer la société bourgeoise moderne. Les uns taillèrent en pièces le sol féodal et fauchèrent les têtes féodales qui y avaient poussé. L'autre créa, à l'intérieur de la France, les conditions nécessaires au développement de la libre concurrence, à l'exploitation de la propriété foncière parcellaire, à l'utilisation de la force productive industrielle de la nation libérée de ses chaînes, et, par-delà les frontières françaises, il balaya partout les formations féodales autant qu'il était nécessaire pour créer sur le continent européen un environnement approprié à la société bourgeoise en France, en accord avec son temps. Une fois établie la nouvelle formation sociale, les colosses antédiluviens disparurent, et avec eux la romanité ressuscitée - les Brutus, les Gracchus, les Publicola, les Tribuns les Sénateurs et César lui-même. Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, GF p. 50-52
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