Textes philosophiquesPopper la critique de l'induction"Selon une vue largement répandue, combattue d'ailleurs dans ce livre, on peut caractériser les sciences empiriques par le fait qu'elles utilisent des "méthodes" dites "inductives". Conformément à cette conception, la logique de la découverte scientifique serait identique à la logique inductive, c'est-à-dire à l'analyse logique de ces méthodes inductives. Il est courant d'appeler "inductive" une inférence si elle passe d'énoncés singuliers (parfois appelés aussi énoncés particuliers), tels des comptes rendus d'observations ou d'expériences, à des énoncés universels, telles des hypothèses ou des théories. Or il est loin d'être évident, d'un point de vue logique, que nous soyons justifiés d'inférer des énoncés universels à partir d'énoncés singuliers aussi nombreux soient ils ; toute conclusion tirée de cette manière peut toujours, en effet, se trouver fausse; peu importe le grand nombre de cygnes blancs que nous puissions avoir observé, il ne justifie pas la conclusion que tous les cygnes sont blancs. La question de savoir si les inférences inductives sont justifiées ou à quelles conditions elles le sont, est connue comme constituant le problème de l'induction. On peut encore rendre explicite le problème de l'induction en disant qu'il correspond à la question de savoir comment établir la vérité d'énoncés universels fondés sur l'expérience, tels les hypothèses et systèmes théoriques des sciences empiriques. En effet, beaucoup croient que la vérité de ces énoncés universels est "connue par expérience"; il est clair cependant que l'exposé d'une expérience - d'une observation ou de résultats d'une expérimentation n'est d'abord qu'un énoncé singulier, et non universel. Sans doute, ceux qui disent d'un énoncé universel que nous connaissons sa vérité par expérience, veulent-ils habituellement dire que l'on peut, d'une certaine façon, ramener la vérité de cet énoncé universel à celle d'énoncés singuliers et que nous connaissons par expérience la vérité de ces derniers, ce qui revient à dire que l'énoncé universel est fondé sur l'inférence inductive. Il apparaît ainsi que la question de savoir s'il y a des lois naturelles connues comme vraies n'est qu'une autre version de celle de savoir si les inférences inductives sont logiquement justifiées. Pourtant, si nous désirons trouver un moyen de justifier les inférences inductives, nous devons, avant toute autre chose, essayer d'établir un principe d'induction. Ce dernier serait un énoncé à l'aide duquel nous pourrions faire des inférences inductives, dans une forme logique acceptable. Aux yeux des défenseurs de la logique inductive, un principe de ce genre est d'une extrême importance pour la méthode scientifique : "Ce principe, dit Reichenbach, détermine la vérité des théories scientifiques. L'éliminer de la science ne signifierait rien moins que de priver celle-ci de son pouvoir de décider de la vérité ou de la fausseté de ses théories. Il est clair que sans lui la science ne garderait plus longtemps le droit de distinguer ses théories des créations fantasques et arbitraires de l'esprit du poète." Or ce principe d'induction ne peut être une vérité purement logique comme l'est une tautologie ou un énoncé analytique. En effet, s'il y avait quelque chose comme un principe d'induction purement logique, il n'y aurait pas de problème lié à l'induction car, dans ce cas, toutes les inférences inductives devraient être considérées comme des transformations purement logiques ou tautologiques, tout comme les inférences pratiquées dans la logique déductive. Le principe d'induction doit donc être un énoncé synthétique, c'est-à-dire un énoncé dont la négation n'est pas contradictoire mais bien logiquement possible. Aussi la question se pose-t-elle de savoir pourquoi, en définitive, devoir accepter un tel principe et comment justifier son acceptation sur des bases rationnelles. Parmi ceux qui croient à la logique inductive, certains sont soucieux de signaler, avec Reichenbach, que "le corps scientifique tout entier accepte sans réserves le principe d'induction et que, dans la vie quotidienne également, personne ne met ce principe sérieusement en doute". À supposer même que ce fût le cas - car après tout "le corps scientifique tout entier" pourrait se tromper je prétendrais encore qu'un principe d'induction est superflu et doit mener à des incohérences logiques. L'œuvre de Hume devrait avoir montré clairement que le principe d'induction peut aisément engendrer des incohérences qu'on ne peut éviter - Si cela est possible - que difficilement. Car le principe d'induction doit être lui-même un énoncé universel. Si nous tentons de considérer sa vérité comme connue par expérience, nous verrons resurgir des problèmes exactement semblables à ceux pour la solution desquels ce principe a été introduit. Pour le justifier, nous devrions pratiquer des inférences inductives et pour justifier ces dernières nous devrions assumer un principe inductif d'ordre supérieur et ainsi de suite. La tentative visant à fonder le principe d'induction sur l'expérience échoue donc puisque celle-ci doit conduire à une régression à l'infini. Pour sortir de cette difficulté, Kant a tenté de se frayer un chemin en considérant le principe d'induction (qu'il a formulé comme le "principe de causalité universelle") comme "valide a priori". Mais je ne pense pas que son ingénieux essai en vue de fournir une justification a priori des énoncés synthétiques fut concluant. Personnellement, je considère que les diverses difficultés attachées à la logique inductive, esquissées ici, sont insurmontables." La Logique de la découverte scientifique, Payot, 1935-1973, pp. 23 Sq.
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