Textes philosophiques

Elisée Reclus  villes et campagnes


          On sait avec quelle rapidité s’accomplit en France ce phénomène de l’émigration des campagnards vers Paris, Lyon, Toulouse et les grands ports de mer. Tous les accroissements de la population se font au profit des centres d’attraction, et la plupart des petites villes et des villages restent stationnaires ou même déclinent quant au nombre des habitants. plus de la moitié des départements sont de moins en moins peuplés, et l’on peut en citer un, celui des Basses-Alpes, qui depuis le Moyen-Age a certainement perdu un bon tiers de ses habitants. Si l’on tenait compte des voyages et des émigrations temporaires, qui ont pour résultat d’accroître nécessairement la population flottante des grandes villes, les résultats seraient bien plus frappants encore. Dans les Pyrénées de l’Ariège, il est certains villages que tous les habitants, hommes et femmes, abandonnent complètement pendant l’hiver pour descendre dans les cités de la plaine. Enfin la plupart des Français qui s’occupent d’opérations commerciales ou qui vivent de leurs revenus, sans compter des multitudes de paysans et d’ouvriers, ne manquent pas de visiter Paris et les principales cités de la France, et le temps est bien loin où, dans les provinces reculées, on désignait un ouvrier voyageur par le nom de la grande ville qu’il avait habitée. En Angleterre et en Allemagne s’accomplissent les mêmes phénomènes sociaux. Bien que dans ces deux contrées l’excédant des naissances sur les morts soit beaucoup plus considérable qu’en France, cependant là aussi des pays agricoles, tels que le duché de Hesse-Cassel et le comté de Cambridge, se dépeuplent au profit des grandes cités. Même dans l’Amérique du Nord, où la population s’accroît avec une si étonnante rapidité, un grand nombre de districts agricoles de la Nouvelle-Angleterre ont perdu une forte proportion de leurs habitants par suite d’une double émigration, d’un côté vers les régions du Far-West, de l’autre vers les villes commerciales de la côte, Portland, Boston, New York.

     Et cependant c’est un fait bien connu que l’air des cités est chargé des principes de mort. Quoique les statistiques officielles n’offrent pas toujours à cet égard la sincérité désirable, il n’en est pas moins certain que dans tous les pays d’Europe et d’Amérique la vie moyenne des campagnards dépasse de plusieurs années celle des citadins, et les immigrants, en quittant le champ natal pour la rue étroite et nauséabonde d’une grande ville, pourraient calculer d’avance d’une manière approximative de combien de temps ils abrègent leur vie suivant les règles de probabilité. Non seulement le nouveau venu souffre dans sa propre personne et s’expose à une mort anticipée, mais il condamne également sa descendance. On n’ignore pas que dans les grandes cités, comme Londres ou Paris, la force vitale s’épuise rapidement, et que nulle famille bourgeoise ne s’y continue au-delà de la troisième ou tout au plus de la quatrième génération. Si l’individu peut résister à l’influence mortelle du milieu qui l’entoure, la famille du moins finit par succomber, et sans de continuelles immigrations de provinciaux et d’étrangers qui marchent gaîment à la mort, les capitales ne pourraient recruter leur énorme population. Les traits du citadin s’affinent, mais le corps faiblit et les sources de la vie tarissent. De même, au point de vue intellectuel, toutes les facultés brillante que développe la vie sociale sont d’abord surexcitées, mais la pensée perd graduellement de sa force ; elle se lasse, puis enfin s’affaisse avec le temps. Certes le gamin de Paris, comparé au jeune rustre des campagnes, est un être plein de vivacité et d’entrain ; mais n’est-il pas le frère de ce "pâle voyou" que l’on peut comparer au physique et au moral à ces plantes maladives végétant dans les caves au milieu des ténèbres ? Enfin c’est dans les villes, surtout dans celles qui sont les plus célèbres par leur opulence et leur civilisation, que se trouvent certainement les plus dégradés de tous les hommes, pauvres êtres sans espérance que la saleté, la faim, l’ignorance brutale, le mépris de tous, ont mis bien au-dessous de l’heureux sauvage parcourant en liberté les forêts et les montagnes. C’est à côté de la plus grande splendeur qu’il faut chercher l’abjection la plus infime ; non loin de ces musées où se montre dans toute sa gloire la beauté du corps humain, des enfants rachitiques se réchauffent à l’atmosphère impure exhalée de la bouche des égouts.

     Si la vapeur apporte dans les villes des foules incessamment grandissantes, d’un autre côté elle remporte dans les campagnes un nombre de plus en plus considérable de citadins qui vont pour un temps respirer la libre atmosphère et se rafraîchir la pensée à la vue des fleurs et de la verdure. Les riches, maîtres de se créer des loisirs à leur gré, peuvent échapper aux occupations ou aux fatigants plaisirs de la ville pendant des mois entiers. Il en est même qui résident à la campagne, et ne font dans leurs maisons des grandes cités que des apparitions fugitives. Quant aux travailleurs de toute espèce qui ne peuvent s’éloigner pour longtemps à cause des exigences de la vie journalière, la plupart d’entre eux n’en arrachent pas moins à leurs occupations le répit nécessaire pour aller visiter les champs. Les plus favorisés se donnent des semaines de congé qu’ils vont passer loin de la capitale, dans les montagnes ou sur le bord de la mer. Ceux qui sont le plus asservis par leur travail se bornent à fuir de temps en temps pendant quelques heures l’étroit horizon des rues accoutumées, et l’on sait qu’ils profitent avec bonheur de leurs jours de fête quand la température est douce et que le ciel est pur : alors chaque arbre des bois voisins des grandes villes abrite une famille joyeuse. Une proportion considérable des négociants et des employés, surtout en Angleterre et en Amérique, installent bravement femmes et enfants à la campagne et se condamnent eux-mêmes à faire deux fois par jour le trajet qui sépare le comptoir du foyer domestique. Grâce à la rapidité des communications des millions d’hommes peuvent cumuler ainsi les deux qualités de citadin et de campagnard, et chaque année le nombre de personnes qui font ainsi deux moitiés de leur vie ne cesse de s’accroître. Autour de Londres, c’est par centaines de mille que l’on doit compter ceux qui plongent tous les matins dans le tourbillon d’affaires de la grande ville et qui retournent tous les soirs dans leur paisible home de la banlieue verdoyante. La Cité, le vrai centre du monde commercial, se dépeuple de résidents ; le jour, c’est la ruche humaine la plus active ; la nuit, c’est un désert.

     Malheureusement, ce reflux des villes vers l’extérieur ne s’opère pas sans enlaidir les campagnes : non seulement les détritus de toute espèce encombrent l’espace intermédiaire compris entre les cités et les champs ; mais chose plus grave encore, la spéculation s’empare de tous les sites charmants du voisinage, elle les divise en lots rectangulaires, les enclôt de murailles uniformes, puis y construit par centaines et par milliers des maisonnettes prétentieuses. Pour les promeneurs errant par les chemins boueux dans ces prétendues campagnes, la nature n’est représentée que par les arbustes taillés et les massifs de fleurs qu’on entrevoit à travers les grilles. Sur le bord de la mer, les falaises les plus pittoresques, les plages les plus charmantes sont aussi en maints endroits accaparées soit par des propriétaires jaloux, soit par des spéculateurs qui apprécient les beautés de la nature à la manière des changeurs évaluant un lingot d’or. Dans les régions de montagnes fréquemment visitées, la même rage d’appropriation s’empare des habitants : les paysages sont découpés en carrés et vendu au plus fort enchérisseur ; chaque curiosité naturelle, le rocher, la grotte, la cascade, la fente d’un glacier, tout, jusqu’au bruit de l’écho, peut devenir propriété particulière. Des entrepreneurs afferment les cataractes, les entourent de barrières en planches pour empêcher les voyageurs non-payants de contempler le tumulte des eaux, puis, à force de réclames, transforment en beaux écus sonnants la lumière qui se joue dans les gouttelettes brisées et le souffle du vent qui déploie dans l’espace des écharpes de vapeurs.

    Puisque la nature est profanée par tant de spéculateurs précisément à cause de sa beauté, il n’est pas étonnant que dans leurs travaux d’exploitation les agriculteurs et les industriels négligent de sa demander s’ils ne contribuent pas à l’enlaidissement de la terre. Il est certain que le "dur laboureur" se soucie fort peu du charme des campagnes et de l’harmonie des paysages, pourvu que le sol produise des récoltes abondantes ; promenant sa cognée au hasard dans les bosquets, il abat les arbres qui le gênent, mutile indignement les autres et leur donne l’aspect de pieux ou de balais. De vastes contrées qui jadis étaient belles à voir et qu’on aimait à parcourir sont entièrement déshonorées, et l’on éprouve un sentiment de véritable répugnance à les regarder. D’ailleurs il arrive souvent que l’agriculteur, pauvre en science comme en amour de la nature, se trompe dans ses calculs et cause sa propre ruine par les modifications qu’il introduit sans le savoir dans les climats. De même il importe peu à l’industriel, exploitant sa mine ou sa manufacture en pleine campagne, de noircir l’atmosphère des fumées de la houille et de la vicier par des vapeurs pestilentielles. Sans parler de l’Angleterre, il existe dans l’Europe occidentale un grand nombre de vallées manufacturières dont l’air épais est presque irrespirable pour les étrangers ; les maisons y sont enfumées, les feuilles mêmes des arbres y sont revêtues de suie, et quand on regarde le soleil, c’est à travers une brume épaisse que se montre presque toujours sa face jaunie. Quant à l’ingénieur, ses ponts et ses viaducs sont toujours les mêmes, dans la plaine la plus unie ou dans les gorges des montagnes les plus abruptes ; il se préoccupe, non de mettre ses constructions en harmonie avec le paysage, mais uniquement d’équilibrer la poussée et la résistance des matériaux.

Elisée Reclus Du sentiment de la Nature dans les sociétés modernes, trad. Mare Dugard, 1911.

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