Textes philosophiques

Elisée Reclus  brutalité du progrès, contact avec la Nature


          Certainement il faut que l’homme s’empare de la surface de la terre et sache en utiliser les forces ; cependant on ne peut s’empêcher de regretter la brutalité avec laquelle s’accomplit cette prise de possession. Aussi, quand le géologue Marcou nous apprend que la chute américaine du Niagara a sensiblement décru en abondance et perdu de sa beauté depuis que l’on l’a saignée pour mettre en mouvement les usines de ses bords, nous pensons avec tristesse à l’époque, encore bien rapprochée de nous, où le "tonnerre des eaux", inconnu de l’homme civilisé, s’écroulait librement du haut de ses falaises, entre deux parois de rochers toutes chargées de grands arbres. De même on se demande si les vastes prairies et les libres forêts où par les yeux de l’imagination nous voyons encore les nobles figures de Chingashook et de Bas-de-Cuir n’auraient pu être remplacées autrement que par des champs, tous d’égale contenance, tous orientés vers les quatre points cardinaux, conformément au cadastre, tous entourés régulièrement de barrières de la même hauteur. La nature sauvage est si belle : est-il donc nécessaire que l’homme, en s’en emparant, procède géométriquement à l’exploitation de chaque nouveau domaine conquis et marque sa prise de possession par des constructions vulgaires et des limites de propriétés tirées au cordeau ? S’il en était ainsi, les harmonieux contrastes qui sont une des beautés de la terre feraient bientôt place à une désolante uniformité, car la société, qui s’accroît chaque année d’au moins une dizaine de millions d’hommes, et qui dispose par la science et l’industrie d’une force croissant dans de prodigieuses proportions, marche rapidement à la conquête de toute la surface planétaire ; le jour est proche où il ne restera plus une seule région des continents qui n’ait été visitée par le pionnier civilisé, et tôt ou tard le travail humain se sera exercé sur tous les points du globe. Heureusement le beau et l’utile peuvent s’allier de la manière la plus complète, et c’est précisément dans les pays où l’industrie agricole est la plus avancée, en Angleterre, en Lombardie, dans certaines parties de la Suisse, que les exploiteurs du sol savent lui faire rendre les plus larges produits tout en respectant le charme des paysages, ou même en ajoutant avec art à leur beauté. Les marais et les bouées des Flandres transformés par le drainage en campagnes d’une exubérante fertilité, la Crau pierreuse se changeant, grâce aux canaux d’irrigation en une prairie magnifique, les flancs rocheux des Apennins et des Alpes maritimes se cachant du sommet à la base sous le feuillage des oliviers, les tourbières rougeâtres de l’Irlande remplacées par des forêts de mélèzes, de cèdres, de sapins argentés, ne sont-ce pas là d’admirables exemples de ce pouvoir qu’a l’agriculteur d’exploiter la terre à son profit tout en la rendant plus belle ?

     La question de savoir ce qui dans l’œuvre de l’homme sert à embellir ou bien contribue à dégrader la nature extérieure peut sembler futile à des esprits soi-disant positifs : elle n’en a pas moins une importance de premier ordre. Les développements de l’humanité se lient de la manière la plus intime avec la nature environnante. Une harmonie secrète s’établit entre la terre et les peuples qu’elle nourrit, et quand les sociétés imprudentes se permettent de porter la main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent toujours par s’en repentir. Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort. Parmi les causes qui dans l’histoire de l’humanité ont déjà fait disparaître tant de civilisations successives, il faudrait compter en première ligne la brutale violence avec laquelle la plupart des nations traitaient la terre nourricière. Ils abattaient les forêts, laissaient tarir les sources et déborder les fleuves, détérioraient les climats, entouraient les cités de zones marécageuses et pestilentielles ; puis, quand la nature, profanée par eux, leur était devenue hostile, ils la prenaient en haine, et, ne pouvant se retremper comme le sauvage dans la vie des forêts, ils se laissaient de plus en plus abrutir par le despotisme des prêtres et des rois. "Les grands domaines ont perdu l’Italie", a dit Pline ; mais il faut ajouter que ces grands domaines, cultivés par des mains esclaves, avaient enlaidi le sol comme une lèpre. Les historiens, frappés de l’éclatante décadence de l’Espagne depuis Charles-Quint, ont cherché à l’expliquer de diverses manières. D’après les uns, la cause principale de cette ruine de la nation fut la découverte de l’or d’Amérique ; suivant d’autres, ce fut la terreur religieuse organisée par la "sainte fraternité" de l’inquisition, l’expulsion des Juifs et des Maures, les sanglants auto-da-fé des hérétiques. On a également accusé de la chute de l’Espagne l’inique impôt de l’alcabala et la centralisation despotique à la française ; mais l’espèce de fureur avec laquelle les Espagnols ont abattu les arbres de peur des oiseaux, "por miedo de los pajaritos", n’est-elle donc pour rien dans cette terrible décadence ? La terre, jaune, pierreuse et nue, a pris un aspect repoussant et formidable, le sol s’est appauvri, la population, diminuant pendant deux siècles, est retombée partiellement dans la barbarie. Les petits oiseaux se sont vengés.

    C’est donc avec joie qu’il nous faut saluer maintenant cette passion généreuse qui porte tant d’hommes, et, dirons-nous, les meilleurs, à parcourir les forêts vierges, les plages marines, les gorges des montagnes, à visiter la nature dans toutes les régions du globe où elle a gardé sa beauté première. On sent que, sous peine d’amoindrissement intellectuel et moral, il faut contre-balancer à tout prix par la vue des grandes scènes de la terre la vulgarité de tant de choses laides et médiocres où les esprits étroits voient le témoignage de la civilisation moderne. Il faut que l’étude directe de la nature et la contemplation de ses phénomènes deviennent pour tout homme complet un des éléments primordiaux de l’éducation ; il faut aussi développer dans chaque individu l’adresse et la force musculaires, afin qu’il escalade les cimes avec joie, regarde sans crainte les abîmes, et garde dans tout son être physique cet équilibre naturel des forces sans lequel on n’aperçoit jamais les plus beaux sites qu’à travers un voile de tristesse et de mélancolie. L’homme moderne doit unir en sa personne toutes les vertus de ceux qui l’ont précédé sur la terre : sans rien abdiquer des immenses privilèges que lui a conférés la civilisation, il ne doit rien perdre non plus de sa force antique, et ne se laisser dépasser par aucun sauvage en vigueur, en adresse ou en connaissance des phénomènes de la nature. Dans les beaux temps des républiques grecques, les Hellènes ne se proposaient rien moins que de faire de leurs enfants des héros par la grâce, la force et le courage : c’est également en éveillant dans les jeunes générations toutes les qualités viriles, c’est en les ramenant vers la nature et en les mettant aux prises avec elle que les sociétés modernes peuvent s’assurer contre toute décadence par la régénération de la race elle-même.

Du sentiment de la Nature dans les sociétés modernes.

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