Textes philosophiquesSartre imaginaire et liberté"Poser une image c'est constituer un objet en marge de la totalité du réel, c'est donc tenir le réel à distance, s'en affranchir en un mot le nier. Ou, si l'on préfère, nier d'un objet qu'il appartienne au réel, c'est nier le réel en tant qu'on pose líobjet ; les deux négations sont complémentaires et celle-ci est condition de celle-là. Nous savons, par ailleurs, que la totalité du réel, en tant qu'elle est saisie par la conscience comme une situation synthétique pour cette conscience, c'est le monde. La condition pour qu'une conscience puisse imaginer est donc double : il faut à la fois qu'elle puisse poser le monde dans sa totalité synthétique et, à la fois, qu'elle puisse poser l'objet imaginé comme hors d'atteinte par rapport à cet ensemble synthétique, c'est-à-dire poser le monde comme un néant par rapport à l'image. Il suit de là clairement que toute création d'imaginaire serait totalement impossible à une conscience dont la nature serait précisément d'être «au-milieu-du-monde». Si nous supposons en effet une conscience placée au sein du monde comme un existant parmi d'autres, nous devons la concevoir, par hypothèse, comme soumise sans recours à l'action des diverses réalités - sans qu'elle puisse par ailleurs dépasser le détail de ces réalités par une intuition qui embrasserait leur totalité. Cette conscience ne pourrait donc contenir que des modifications réelles provoquées par des actions réelles et toute imagination lui serait interdite, précisément dans la mesure où elle serait enlisée dans le réel. Cette conception d'une conscience embourbée dans le monde ne nous est pas inconnue car cíest précisément celle du déterminisme psychologique. Nous pouvons affirmer sans crainte que, si la conscience est une succession de faits psychiques déterminés, il est totalement impossible qu'elle produise jamais autre chose que du réel. Pour qu'une conscience puisse imaginer il faut qu'elle échappe au monde par sa nature même, il faut qu'elle puisse tirer d'elle-même une position de recul par rapport au monde. En un mot il faut qu'elle soit libre. Ainsi la thèse d'irréalité nous a livré la possibilité de négation comme sa condition, or, celle-ci n'est possible que par la «néantisation>> du monde comme totalité et cette néantisation s'est révélée à nous comme étant l'envers de la liberté même de la conscience". L'imaginaire, Paris, Gallimard, 1940, pp. 352-353. Indications de lecture: Cf. De la Nature de l'Esprit, ch. II.
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